État(s) de guerre en Europe
Épargnée par les conflits majeurs depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, l’Europe est-elle pourtant réellement à l’abri de conflits futurs? La crise actuelle n’est pas le prélude à des bouleversements plus ou moins radicaux à terme?
L’Union Européenne est-elle le ciment ou un incubateur de troubles conflictuels ? Quel rôle entend jouer l’Allemagne dans un futur proche Telles sont les pistes de réflexion et d’analyse par notre invité.
Michel Ruch est diplômé de Sciences Politiques Strasbourg et de l’Institut des Hautes Études Européennes. Il a publié L’Empire Attaque : Essai sur Le systeme de domination Américain aux éditions Amalthée. Et réside partiellement au Portugal.
L’Europe est en paix depuis 1945, à l’exception des guerres qui ont fait éclater la fédération yougoslave. Elle est considérée en paix à la condition restrictive d’admettre que la définition de la guerre se limite à l’expression violente, militaire et armée des conflits entre nations, Etats, ou autres entités.
Vouloir traiter d’état(s) de guerre en Europe est donc un exercice d’autant plus hasardeux que le processus de son union est qualifié par principe de projet de paix, dont le discours officiel loue indéfiniment les vertus et visées d’unité, d’amitié, de stabilité, et d’intégration qui lui sont attribuées. Or, s’il existe un seul avantage aux crises financières répétitives qui secouent l’Europe depuis une demi décennie, (2007-2012) c’est de démasquer une réalité de conflits que le système de son union ne parvient plus à contenir, ni son discours à occulter.
L’Union Européenne est un système constructiviste dépourvu de pragmatisme et de ce qu’on peut appeler un empirisme organisateur capable de prendre en compte l’extrême diversité historique, économique et culturelle des nations d’Europe. La répétition des crises financières qui s’y déroulent traduit une crise de système, et non des états de conjoncture accidentels appelés soit à se dissiper dans une logique de « laisser faire », soit susceptibles d’être surmontés par des actes de renforcement de ce système.
Tout système produit naturellement un esprit de système qui engendre un langage de système dont une des principales caractéristiques est le déni de réalité. Le discours officiel de l’Union Européenne peut ainsi être qualifié de langue de bois. La fonction d’une langue de bois est certes de travestir la réalité, mais aussi de masquer l’incapacité, voire l’incompétence des responsables à gérer des situations dont le contrôle leur échappe.
La succession accélérée des « sommets de crise » de l’Euro/Europe depuis 2010 illustre cette incapacité, sans pour autant aboutir à un constat public d’impasse ou à une reconnaissance d’échec. Un premier niveau de conflit intra européen, d’ordre mental ou idéologique, est donc formé par la contradiction entre la perception de la réalité par les dirigeants européens, et un changement de système qu’exigerait objectivement le traitement de cette réalité en vue d’une sortie de crise.
Dans son discours automatisé en langue de bois, l’Union Européenne prend soin d’évacuer toute controverse officielle et publique relative aux causes originelles et structurelles des crises financières. Les dirigeants européens ne mettent en cause ni la conception, ni le fonctionnement du modèle financier qui régit l’Europe puisqu’ils découlent des traités européens à la fois réputés parfaits et reconnus comme tels par les pays membres les ayant signés. Le seul lien de causalité formelle que l’Union Européenne établit entre les crises et son système, est de les attribuer à l’insuffisance de son intégration, ce qui revient à justifier une situation par le défaut du préalable qui l’aurait évitée.
Un tel procédé de raisonnement, de type jésuitique, est politiquement habile puisqu’il a l’avantage non seulement d’exonérer le système européen de toute responsabilité dans les difficultés aggravées de l’Europe, mais aussi d’exercer une pression itérative vers un objectif affiché d’intégration renforcée.
Le discours dérape cependant hors du cadre rationnel lorsqu’il invoque en parallèle « LA CRISE » comme un phénomène distinct des crises financières pour expliquer l’état de dégradation économique et sociale qui affecte un nombre croissant de pays d’Europe. La langue de bois glisse alors vers une forme de pensée magique attribuant LA CRISE à une fatalité malheureuse sans indication d’origine. Dans ce cadre, l’habileté des dirigeants européens consiste à instrumentaliser les crises financières pour imposer dans l’urgence des politiques récessives et d’austérité proclamées comme indispensables à l’amalgame des genres dénommé « sortie de crise ».
L’objectif en la matière est d’éviter que les populations n’interprètent la récession et le chômage qu’elles subissent comme la conséquence de crises financières elles-mêmes produites par la nature du système financier européen, clé de voûte de son système global.
Le principe et le projet d’instaurer une paix définitive en Europe étaient légitimes après les deux guerres du 20ème siècle. La question centrale n’est donc pas celle de l’objectif, mais celle des instruments et de la méthode pour l’atteindre. S’il est évident d’autre part que le système actuel de l’Union Européenne a évacué le risque de conflits armés, il n’a nullement éliminé en son sein les mêmes formes de conflits qui jadis pouvaient s’exacerber jusqu’à la guerre. La deuxième question centrale est donc de savoir si ce système est apte à les surmonter, ou si au contraire sa nature conduit à les développer.
La réponse à cette double question passe par la mise en examen préalable des fondements idéologiques qui ont formaté la structure juridique et politique de l’Union Européenne définie par ses traités successifs.
L’Union Européenne repose sur le postulat idéologique de l’ultra libéralisme affirmé comme intangible, insurpassable et sans alternative. C’est le modèle TINA (There Is No Alternative) d’origine anglo-saxonne aujourd’hui imposé aux 500 millions d’habitants de l’Europe. Ce modèle prétend instaurer une paix universelle par les vertus illimitées du libre échangisme, de la dérégulation, de la force auto régulatrice du marché, et des dynamiques impulsées par la finance délivrée de tout encadrement et contrôle.
« La paix par le commerce » est un slogan ancien dans la rhétorique de l’affairisme, mais sa transposition en concept basique de l’idéologie dite libérale n’a jamais eu de sens et de valeur que dans des contingents limités de temps et d’espace. Or cette idéologie revêt dans l’Union Européenne un caractère absolutiste apparemment devenu incapable de donner au libéralisme la place relative et proportionnée que lui imposerait la complexité croissante des sociétés occidentales. A ce niveau, a resurgi indiscutablement en Europe un nouvel échelon de conflictualité idéologique postérieur à l’effondrement des systèmes fasciste, national-socialiste et communiste, et cette conflictualité procède directement de l’esprit de système qui régit l’Union Européenne.
En substitution aux guerres honnies et bannies en Europe, sont proclamés le principe et la vertu de « la compétition pacifique » au sein de l’Union Européenne, et au-delà, avec le monde entier. Sur la base d’un postulat réductionniste, et pour évacuer à la fois la guerre et les conflits entre nations, cette compétition ouverte se limiterait par nature au champ économique et commercial. Plus restrictivement encore, elle n’impliquerait plus les nations entre elles, mais seulement, grâce au marché unique, les entreprises les unes avec les autres sans indicatif de nationalité. Cette pensée irrigue depuis plus de trois décennies aussi bien le discours européen figé en langue de bois, que la production torrentielle des textes des traités, lois et directives du droit européen.
Il faut constater qu’un tel décret idéologique reste sans équivalent ni précédent dans le reste du monde. Il illustre l’abaissement du niveau intellectuel des élites dirigeantes en Europe par une chute de la raison critique consécutive à cinq siècles d’histoire européenne fertilisée par l’art de la mise en question, la pratique du doute, la recherche d’idées nouvelles, l’exercice de la dialectique, et la quête obstinée du progrès de la société par l’exigence du dépassement.
La stérilisation de la pensée européenne et ce qu’on peut appeler sa dérive psychotique consistent donc à postuler aujourd’hui, par exemple, qu’il n’est de guerre que militaire.
Cette idée est clairement régressive après qu’au 20ème siècle, l’Europe, de Clausewitz aux études de polémologie, avait su de façon magistrale élargir le cadre et perfectionner le concept de guerre globale (politico-militaire, civile, économique, psychologique, cybernétique). Or l’Europe post-communiste et plongée dans la mondialisation se retrouve à l’évidence en différents états de guerre à la fois segmentés et globalisés.
la suite : FRONT IDEOLOGIQUE sur http://alliancegeostrategique.org/2012/09/11/etats-de-guerre-en-europe/
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