mercredi 23 novembre 2016

« La fille de Brest » Irène Frachon dénonce : « Servier biberonne toujours le corps médical français » depuis le Mediator

« La fille de Brest » Irène Frachon dénonce : « Servier biberonne toujours le corps médical français » depuis le Mediator

À l'occasion de la sortie au cinéma ce mercredi 23 novembre de "La fille de Brest", le film d'Emmanuelle Bercot retraçant l'histoire du scandale du Mediator, la pneumologue brestoise Irène Frachon, à l'origine des révélations, dénonce les relations toujours aussi malsaines entre les laboratoires pharmaceutiques et le corps médical français.

Le combat de la pneumologue brestoise Irène Frachon contre le Mediator est le sujet du dernier film
d'Emmanuelle Bercot, "La fille de Brest". - BALTEL/SIPA

Depuis 2007, elle dénonce sans relâche la dangerosité du Mediator, ce médicament commercialisé par les laboratoires Servier et prescrit comme coupe-faim pendant plus de trois décennies. Mais selon Irène Frachon - sujet du film "la fille de Brest", réalisé par Emmanuelle Bercot et qui sort ce mercredi 23 novembre au cinéma -, la reconnaissance du bien-fondé de son combat par les pouvoirs publics et le retrait du marché du Mediator en novembre 2009 n'ont rien changé de fondamental dans les relations incestueuses entre corps médical et industrie pharmaceutique. Pas plus que les 2.000 morts officiellement attribués au Mediator en France.

Neuf ans après votre dénonciation du scandale du Mediator, qu'est-ce qui a changé dans le milieu médical français ?
Irène Frachon :
Pas grand-chose. Le laboratoire Servier, qui produisait ce médicament, est toujours bien accueilli à peu près partout. Les liens d'intérêts financiers, amicaux, intellectuels, entre les médecins et les laboratoires ont une telle force que rien n'a changé ou presque. Servier biberonne le corps médical français depuis des décennies. Ces liens sont consubstantiels et ce genre de choses ne se délie pas comme ça. Les racines sont profondes, sociétales et historiques. Dans cette affaire, on peut dire que les journalistes ont fait leur boulot, et les politiques aussi. Ils ont entendu la souffrance des victimes, bien mieux que de nombreux médecins en charge de celle-ci.

Concrètement, comment cela se traduit-il ?
Il y a une chape de plomb qui s'abat dès que l'on parle du Mediator, drame favorisé par de lourds conflits d’intérêts existant entre les experts de l’Agence du médicament (ANSM, l'ex-Afssaps) et le laboratoire Servier. Plusieurs hauts responsables de l’agence ont été mis en examen pour trafic d’influence et prise illégale d’intérêts mais aucun procès pénal n’est encore audiencé. Témoigner de ce cas d’école, qui oblige forcément à s’interroger sur les possibles risques sanitaires inhérents à ce mode de fonctionnement, m’a valu d’être écartée du réseau professionnel dans lequel je travaillais, sur des maladies dont je suis pourtant spécialiste. Une sorte d’excommunication d'une partie de la communauté médicale, parce qu'on me reproche de m’inquiéter des dérives du complexe médico-pharmaceutique. Ainsi, des collègues avec qui j'ai travaillé étroitement ont dénoncé en 2015 "le poison du 'tous pourri'" . Or, ce journal est un puissant relais de l'industrie pharmaceutique ; il avait publié en 2010 un communiqué de Servier niant tout lien de causalité entre le Mediator et la survenue de problèmes cardiaques…

Il est impossible en France de remettre en question les liens entre la médecine et les laboratoires ?
La critique des liens entre l'industrie et la médecine est insupportable pour certains. Le corps médical serait comme une ruche qu’on risquerait de détruire en la secouant un peu. Pourtant, je ne nie absolument pas l’intérêt de travailler avec l’industrie pharmaceutique ! C’est important pour permettre de progresser en thérapeutique, sous réserve d’une grande transparence dans la réalisation des essais cliniques et d’une gestion rigoureuse des liens d’intérêts. Chacun à sa place. Sans oublier que l’on devrait favoriser aussi dans ce domaine la recherche publique.

Outre les dotations financières, quels sont les artifices utilisés par les laboratoires pour obliger les médecins ?
Prenons quelques exemples récents pour ce seul mois de novembre 2016 : l’Institut Servier, dont le conseil scientifique est constitué pour un tiers d’académiciens de médecine, organisait les 12 et 13 novembre dernier un grand colloque à la Maison de la Chimie, à Paris. La publicité de ce colloque a été assurée par la Société française de médecine interne, dont certains membres participaient comme intervenants aux débats. Autre exemple : l'association humanitaire "La chaîne de l'espoir", créée par un chirurgien cardiaque pour opérer des enfants malades dans les pays sous-développés, le 8 novembre. Ceci afin d'ouvrir un centre de cardiopédiatrie au Sénégal, pays dans lequel Servier a commercialisé son Mediator pendant plus de 30 ans ! Alors que ces mêmes chirurgiens cardiaques français ont opéré, en France, des victimes de Servier pendant des décennies, sans s’en apercevoir !

Toutes les victimes du Mediator ont-elles été indemnisées ?
Loin de là, et pour celles indemnisées, les montants sont souvent de l’ordre de l’aumône… Les procédures au civil (à l’ONIAM, office national d’indemnisation des accidents médicaux), continuent et c'est pour ces victimes que je continue de me battre. Car il faut savoir que, malgré l’évidence de la responsabilité du laboratoire, les avocats de Servier s'acharnent à contester pour chaque victime le lien de causalité comme le montant des indemnisations, pratiquant sans vergogne un négationnisme scientifique sidérant ! Et ils font tout pour faire craquer des patients déjà très fragilisés par la maladie. Des gens continuent de mourir à cause de ce médicament, qui plus est dans une grande détresse matérielle.

Le Mediator a-t-il définitivement disparu de la circulation ?
Oui, à ma connaissance, mais plus tardivement dans certains pays qu’en France. On a écoulé les stocks…. après avoir distribué du Mediator en Afrique, en Asie, en Amérique du Sud. Dans tous ces pays, aucune procédure n'existe contre Servier et ne serait même envisageable, vu la disproportion des forces en présence.

Que faudrait-il faire ?
Le monde médical, notamment hospitalier et hospitalo-universitaire, est durablement aliéné. Si pour ceux de l'ancienne génération, c'est foutu, je veux participer à l'éducation des futurs médecins. Ce sont eux qui peuvent faire évoluer les mentalités et les pratiques, en se formant à l’esprit critique dans ce domaine. Je suis sollicitée aujourd’hui par des représentants d'étudiants en médecine, notamment l’ANEMF (Association nationale de étudiants en médecine de France), qui souhaitent s’emparer de ces thématiques. Ce genre d’initiative est amené à se multiplier et à favoriser l’introduction d’un enseignement sur les liens entre l'industrie et nos métiers dans le cursus des études médicales.

La loi est-elle adaptée ?
Sur le plan législatif, à la suite du scandale du Mediator permet de savoir qui fricote avec qui mais elle a ses limites en termes de transparence : on ne connaît pas par exemple le montant des conventions (contrats de collaborations entre médecins et industrie, consultanat, conseil marketing, etc) qui transforment certains médecins en véritables VRP des laboratoires pour arrondir leurs fins de mois. À ma connaissance pour remédier à cette importante lacune.

Quel est le prochain scandale du Mediator ?
Je crains que l'utilisation de dispositifs médicaux implantés dans le corps prédispose à de nombreux problèmes. Il s’agit par exemple des prothèses orthopédiques, endovasculaires, etc. Il y a à mon sens de grosses inquiétudes à avoir de ce côté-là car donner l'alerte sur d’éventuels problèmes peut s’avérer délicat pour des médecins ou chirurgiens travaillant étroitement avec les concepteurs industriels de tels dispositifs. Là encore, une proximité labos-médecins peut être nécessaire pour certains aspects techniques et scientifiques. Mais elle doit s'accompagner d'une totale transparence des techniques de marketing pratiquées par les commerçants de ces produits.

 

Source : Atlantico.fr

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