vendredi 11 décembre 2020

« Renverser ciel et terre » Une plongée saisissante dans la tragédie de la révolution culturelle.

Le livre de Yang Jisheng sur la révolution culturelle, paru en 2016 aux éditions Cosmos à Hong Kong, est traduit par Louis Vincenolles, qui avait également traduit « Mu Bei 墓碑 » du même auteur, sous le titre « Stèles ». Disponible aux éditions du Seuil depuis le début novembre, la traduction rend compte du travail exceptionnel effectué par Yang Jisheng, pour clarifier un des épisodes les plus obscurs et les plus calamiteux de la Chine moderne. En chinois - 天地翻覆 - 中国文化大革命史 –, le livre s'écarte d'abord de la présentation officielle par la Chine, ayant, pour solde de tout compte, détourné l'analyse des responsabilités de la révolution culturelle vers les « deux cliques contre-révolutionnaires de Lin Biao et Jiang Qing » ; il corrige aussi la vision des observateurs extérieurs ayant réduit la période à une lutte de pouvoir fomentée par Mao après la catastrophe du Grand Bond. Longuement préparé de 2008 à 2016 par un minutieux travail d'analyse appuyé sur un somme considérable de documents amassés à l'époque où Yang travaillait à Xinhua, la synthèse jette une lumière crue sur les racines idéologique du mouvement et l'utopie maoïste d'une société idéale. Au fil de l'histoire, écrite par un homme qui fut à la fois acteur de 1966 à 1967 et observateur au sein de Xinhua, ayant accès à une somme incomparable de documents, on perçoit que l'utopie révolutionnaire dérive progressivement vers l'idée funeste de « changer l'homme chinois par la terreur ». L'autre point clé de ce travail qui à ce jour n'a aucun équivalent, montre que la stratégie du chaos trouva ses limites quand Mao dut faire appel à la bureaucratie, cible des gardes-rouges, pour reprendre le contrôle du mouvement qui lui avait échappé. Le tragique est que c'est précisément ces reprises en main qui firent le plus de victimes. * Les éditions du Seuil viennent de publier « Renverser ciel et terre – La tragédie de la révolution culturelle – Chine, 1966 – 1976 ». La somme de 912 pages est la traduction par Louis Vincenolles d'un deuxième livre de Yang Jisheng - 杨继绳, - 天地翻覆 - 中国文化大革命史 – paru en 2016 à Hong Kong hors de portée directe des censeurs. L'ouvrage de 1151 pages est, dit l'auteur, qui cite Georges Orwell, destiné à dévoiler les mensonges et rétablir la vérité. En Chine en tous cas, l'entreprise est acrobatique. Publiés discrètement à Hong Kong par Comos Book, les livres de Yang sont introuvables sur le Continent. Depuis 2012, le Parti augmente ses pressions pour qu'il rentre dans le rang et cesse de fouiller la face sombre de l'histoire de la Chine. Mais sa situation politique reste ambigüe, signe que le sujet est à la fois tabou et difficile à gérer par une élite qui fut elle-même ou par le truchement des familles, directement impliquée dans le mouvement. Yang Jisheng n'a pas été exclu du Parti et vit encore dans les logements pour retraités de Xinhua à Pékin. Il reste que, l'homme étant têtu, le régime semble avoir dû, « pour le calmer », s'adresser selon ses méthodes éprouvées à sa femme et laisser planer des menaces voilées sur l'avenir de son fils et de son petit-fils (qui a tout de même été autorisé à s'inscrire à l'Université). L'ayant d'abord forcé à abandonner la présidence de la rédaction de Yanhuang Chunqiu (Annales chinoises), devenu un mensuel numérique dont la force d'investigation critique s'est évaporée, le Parti lui a, au printemps 2016, interdit de se rendre aux États-Unis pour recevoir à Harvard le prix Louis-M. Lyons de la Fondation Nieman, récompensant l'intégrité et la conscience journalistiques. Après le premier tabou à la sensibilité politique explosive paru en 2008 sur le désastre du « Grand bond en avant », également traduit par Louis Vincenolles aux Éditions du Seuil, sous le titre « Stèles » (lire : 墓碑 mu bei de Yang Jisheng, est paru en Français), cette deuxième plongée de Yang Jisheng dans le machiavélisme maoïste éruptif que fut le chaos de la révolution culturelle, est une méticuleuse exploration documentée avec la précision d'un journal de bord dont il n'existe à ce jour aucun équivalent. Quand « Stèles » était la description d'un famine aux dimensions épiques, provoquée par une frénésie collectiviste sans limites, « Renverser ciel et terre » en est la suite. Présente dans l'inconscient chinois, mais jamais évoquée, ni dans les écoles et les livres d'histoire, rarement dans les conversations, la « Grande Révolution Culturelle Prolétarienne 无产阶级文化大革命, » fut un long et meurtrier spasme politique et social qui dura dix années. Explosion impitoyable d'une rage de pouvoir à la suite de l'échec du Grand Bond et de ses 36 millions de morts ayant entamé l'autorité de Mao, la Révolution culturelle fut surtout une fuite en avant chaotique et un essai de révolution permanente lancée par le démiurge pour réparer son égo ébréché et tenir à distance toute résurgence capitaliste des forces de droite [1]. Sa virulence sans cesse entretenue et attisée par Mao lui-même fut la preuve que sa mise sur la touche n'était que formelle. Nourrie par le souvenir entretenu de l'épopée, son emprise sur le peuple et notamment la jeunesse était intacte et lui permettaient de contourner l'appareil. Dès la p.19, de son long avant-propos de 90 pages, Yang le rappelle, « s'il avait réellement perdu le pouvoir, aurait-il pu, envers et contre tous, déclencher la révolution culturelle ? » L'intérêt historique de cette somme est qu'elle embrasse grâce à une formidable accumulation de faits précis, les dix années de tumulte à partir du double point de vue de l'acteur impliqué et de l'analyste qui tente de comprendre une période confuse et sanglante. Devenu garde rouge, Yang, fut, comme l'écrit Louis Vincenolles, « happé » par les bataillons de choc de Qinghua, de 1966 à 1967. Il avait 26 ans. Il le dit lui-même en introduction, durant cette année où le mouvement a explosé, il s'est rendu dans plus de dix villes, dans le cadre de l'expérience chuanlian (串连), l'offensive initiale des gardes-rouges qui, dit-il, lui a permis de saisir l'atmosphère de la révolution culturelle 感受了文革中的社会气氛. Le but de ces coups de boutoir tous azimuts était, grâce à l'action de vagues d'étudiants électrisés par Mao, et selon les termes officiels de l'époque, de « créer une puissante onde de choc 造成的强大冲击波destinée à briser 打破 les dirigeants locaux du parti et du gouvernement 各地党政机关领导人 qui tenteraient de résister à la révolution culturelle et de la contrôler 对文革抵触, 控制的态度 ». Un an plus tard, en 1968, Yang entrait à Xinhua, d'où il prit de la hauteur. De ce poste d'observation et d'enquête exceptionnel – point d'arrivée d'un incessant flot d'informations – il eut une vision d'ensemble de l'événement. Inlassablement, il s'est appliqué à en décrypter le sens tout en rapportant fidèlement le déroulement local des calamités. En même temps, il analysait les rivalités à la tête, entre Mao, Zhou Enlai, Liu Shaoqi, Lin Biao, Chen Boda et Deng Xiaoping. Bien sûr, les luttes internes du Parti à l'époque – et encore maintenant – échappaient au commun des mortels, et même aux personnes informées comme les membres de l'Agence Chine nouvelle. Après avoir terminé Stèles, Yang Jisheng a entrepris une vaste recherche dans les archives existantes, les témoignages publiés ou non des participants (dont beaucoup ont paru dans Annales chinoises au fil des ans) afin de les mettre en perspective. C'est aussi cette vision méticuleuse et stéréoscopique, découpée en séquences qui fait l'intérêt exceptionnel et unique de l'ouvrage de Yang Jisheng. ++++ Les longues racines idéologiques de la crise. Yang Jisheng à Pékin. En surimpression à sa gauche son livre paru en 2016 à Hong Kong. 天地翻覆 - 中国文化大革命史 –. Le très riche travail d'analyse historique auquel il s'est livré est une entreprise risquée dans la Chine d'aujourd'hui où la Directive secrète n°9, rendue publique en 2013 à la suite d'une fuite, énonçait explicitement les sept sujets “七个不要讲“ dont le commentaire ou même la mention sont interdits en Chine. Parmi eux figuraient « les erreurs historiques du Parti communiste chinois -中国共产党的历史错误 ». Alors que le livre vient d'être publié en France, et le sera dès janvier en Anglais, en Chine il est introuvable. Beaucoup estiment que le Parti est d'abord vigilant à priver le public chinois de l'accès au livre. Sa diffusion hors de Chine serait, pour lui, moins sensible. C'est ce qui expliquerait que Yang aujourd'hui âgé de 80 ans, sous pression de l'appareil, est cependant toujours en liberté, occupant même à Pékin un des logements attribués aux journalistes de Xinhua. * Ce n'est pas tout. « Le livre présente une histoire chinoise de la révolution culturelle qui n'est pas l'histoire officielle. Il la restitue dans son contexte en donnant à comprendre les tenants – les facteurs historiques qui en sont à l'origine ; et ses aboutissants, la victoire finale des réformateurs - ». (Extrait de l'avertissement du traducteur). La genèse du mouvement ne fut en effet pas seulement une lutte de pouvoir. Elle exprimait surtout, dès l'origine, l'utopie révolutionnaire maoïste d'installer une société égalitariste débarrassée de toutes les incitations réactionnaires. Mao était par exemple « persuadé que l'application du principe “à chacun selon son travail“ ou le développement de la petite production, faisaient le lit du capitalisme et que l'économie marchande avait un fort pouvoir de corrosion » (…) « Il pensait que si on laissait le champ libre à la recherche de profits matériels, si on abandonnait l'esprit révolutionnaire des années de guerre, le parti deviendrait révisionniste ». (…). Pour Mao, l'erreur du Parti Communiste de l'Union Soviétique aura été d'introduire dans le système « des incitations matérielles ». Le 14 juillet 1964, le Quotidien du Peuple publiait la 9e des « Neuf critiques du PCUS » par Mao. Sa première phrase qui ciblait directement la bureaucratie eut un important écho en Chine où, historiquement, l'administration inspire une grande défiance populaire. « La classe privilégie de l'Union Soviétique contrôle le Parti et l'administration, ainsi que d'autres départements importants. Elle transforme l'autorité destinée à servir le peuple, en autorité qui l'opprime ; elle se sert de son pouvoir de répartition des biens de production et de consommation pour les intérêts particuliers du petit groupe qu'elle forme ». (Extraits de l'introduction de l'auteur, qui cite Milovan Djilas « La nouvelle classe dirigeante » 1957 ). Tel est le prisme à longue portée par lequel Yang Jisheng examine les racines du mouvement. Il diffère radicalement de l'histoire officielle et de l'analyse qui en est faite en Occident, dont la clé principale est la lutte pour le pouvoir. Dans cette vision opposant l'utopie d'une société idéale protégée des tentations capitalistes aux pragmatiques ou aux réalistes que Mao voyaient comme des traitres révisionnistes, la marche vers le surgissement radical de 1966 commence dès la campagne de rectification des “droitiers“ en 1957 ; elle se poursuivit par l'élimination en 1959 au Plenum du parti à Lushan 庐山会议 [2] de Peng Dehuai, ministre de la défense qui critiquait le Grand Bond en Avant, puis de Liu Shaoqi, président de la République, après la conférence des 7000 cadres au début de 1962. Lui aussi fustigeait le Grand Bond en avant dont, disait-il dans son rapport au Parti, l'échec était à 70% dû aux erreurs humaines, ce qui désignait directement Mao qui eut du mal à contenir sa rage. Yang le dit « La voie politique choisie par Mao avait un arrière-plan idéologique précis qui a encouragé le fanatisme, la folie d'un peuple entier, d'une cruauté sans précédent, contre toute opposition, en reniant la morale traditionnelle ». Ainsi dit-il, « la Révolution culturelle, ne fut pas un mouvement de masse, mais « des masses en mouvement ». Elles furent mises en branle avec une férocité sans précédent non seulement grâce à « la prodigieuse autorité de Mao », mais également « au moyen de l'idéologie inculquée à chacun, année après année, jour après jour, dans les manuels scolaires, par la presse, au cours de réunions » (…) « Le système était étanche à toute idée venue de l'extérieur. Ceux qui pensaient différemment étaient critiqués sans relâche. » Mais de 1962 à 1965, le mouvement d'éducation socialiste, destiné à relancer l'esprit révolutionnaire, devenu une brutale répression qui fit plus de 70 000 morts et persécuta plus de cinq millions de personnes, cristallisa l'opposition de Liu Shaoqi et de la bureaucratie. Aussitôt, dit Yang, « le fer de lance de la révolution culturelle fut pointé sur les cadres dirigeants. » Là se situait la contradiction qui portait en elle l'échec du mouvement. Ayant entre 1966 et 1967 lui-même observé les premières salves contre l'administration, Yang note aussi que Mao fut contraint de s'appuyer sur elle quand le mouvement lui échappait. « Le processus de la Révolution culturelle est un processus de lutte à répétition entre l'anarchie et l'autorité de l'administration, qui s'est terminé par la victoire de la seconde ». (…) « Les factions rebelles utilisées par Mao pour créer le chaos et abattre la vielle société ont finalement été broyées par la grande roue de la bureaucratie ». A partir de 1968, alors que Liu Shaoqi et Deng Xiaoping sont écartés et que Zhou Enlai s'est aligné sur Mao, ce dernier fit appel à Lin Biao, « sa main droite » qu'il désignera comme son successeur l'année suivante, avant de l'éliminer en 1971. La remise en ordre fut brutale. Les cinq millions de gardes-rouges disparurent, envoyés à la campagne avec les étudiants (entre 1968 et jusqu'en 1980, près de 17 millions de jeunes citadins furent déportés « en stage » dans l'arrière-pays.) * Le bilan tiré par Yang de ce qu'il appelle « une immense cataclysme » est sans appel. S'appuyant sur le rapport au 1er Plenum du 12e Congrès (1982) du Maréchal Ye Jianying, chef de l'État et président de l'ANP de 1978 à 1983, il compte plus de 1,5 millions de morts, dont la grande majorité en zone rurale, 113 millions de personnes persécutées, dont 557 000 ont disparu, 2,5 millions de cadres soumis aux séances de rectification, 302 700 mis en détention illégale et 115 000 décédés. Politiquement, la secousse a détruit le mythe de l'infaillibilité incontestable du Parti et la confiance du peuple dans la lutte des classes et dans l'idéologie utopique construite depuis 1949. En même temps, ayant favorisé une certaine libération de la pensée, elle a ouvert la voie aux réformes, tandis que la méfiance envers la bureaucratie, à la fois victime et bourreau, a attisé les réflexions sur la nécessaire prévalence du droit. Avec cependant un regret qui renvoie à l'état actuel des rapports de forces dans le pays : « Le malheur c'est que les ultimes vainqueurs de la révolution culturelle étaient encore les bureaucrates. Ce sont eux qui avaient le pouvoir d'enquêter sur les responsabilités, celui de diriger la réforme et l'ouverture et d'en répartir les fruits ». Enfin, signalons, le dernier paragraphe de l'Avertissement de Louis Vincenolles, magistral traducteur de cette somme. Il mérite attention : « Comme c'était le cas pour “Stèles“, cet ouvrage n'est pas dirigé contre la Chine. Son objectif est de livrer une analyse et une synthèse qui en permettent la compréhension. »(…) « Quant au lecteur occidental, il doit garder présent à l'esprit qu'aujourd'hui encore, les dirigeants de ce grand pays sont des hommes et des femmes qui ont traversé les épreuves de ces dix années terribles, ou dont les parents en ont vécu et subi les affres. » [1] Dans son « Avertissement » Louis Vincenolles cite Simon Leys (Les Habits neufs du président Mao, Champ Libre, 1971). « Le pouvoir étant de « Gauche » par définition, l'opposition doit être désignée par le terme de « Droite ». Quand le pouvoir vire à « Droite », il reste quand même de « Gauche ». Les plus extrémistes des opposants aux retours du conservatisme ordonné, n'étaient plus désignés « de gauche », mais comme des « rebelles ». Mao les a sans cesse utilisés comme « sa main gauche » en les réprimant par sa « main droite ». [2] Les proches de Mao, à la fois alignés sur ses utopies et courtisans de son pouvoir, allèrent jusqu'à détruire le rapport accablant de Peng Dehuai sur les catastrophes du Grand Bond, objets de « Stèles », le premier livre de Yang Jisheng. Parmi eux se trouvaient Bo Yibo, le père de Bo Xilai qui fut au cœur d'un scandale à Chongqing en 2012 (lire : La sulfureuse saga de la famille Bo).
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