mardi 27 septembre 2016

[2014] Noam Chomsky : Pourquoi les Américains en savent-ils autant sur le sport et si peu sur les affaires internationales ?

[2014] Noam Chomsky : Pourquoi les Américains en savent-ils autant sur le sport et si peu sur les affaires internationales ?

Source : Alternet, le 15/09/2014

De la façon dont le système est construit, il n’y a pratiquement aucun moyen pour les gens d’influencer le monde réel.

Par Noam Chomsky, le 15 septembre 2014

Le texte suivant est extrait d’un grand classique, The Chomsky Reader, qui offre un point de vue unique sur la grande question : “Comment pouvons-nous, en tant que population, avoir autant de connaissances sur les subtilités de diverses équipes de sport, tout en restant immensément ignorants sur nos engagements à l’étranger ?

Vous avez écrit sur la façon dont les idéologues professionnels et les mandarins cachaient la réalité. Et vous avez parlé — parfois vous le nommiez le “bon sens cartésien” — du bon sens dont le peuple est capable. En effet, vous mettez clairement en avant ce “bon sens” quand vous révélez les aspects idéologiques des débats, en particulier dans les sciences humaines contemporaines. Que voulez-vous dire par “bon sens” ? Qu’est-ce que cela signifie pour notre société ? Par exemple, vous avez écrit que dans une société concurrentielle et fragmentée, il est très difficile pour les gens d’être conscients de leurs intérêts. Si vous ne pouvez pas participer au système politique de façon concrète, si vous êtes réduit au rôle de spectateur passif, quel est alors le niveau de votre savoir ? Comment le bon sens peut-il émerger dans un tel contexte ?

CHOMSKY : Laissez-moi vous donner un exemple. Quand je conduis, j’allume parfois la radio et je remarque régulièrement que je tombe sur des débats sportifs. Ce sont des conversations téléphoniques. Des gens appellent et ont une discussion longue et complexe, et il est clair qu’il y a là un degré assez élevé de réflexion et d’analyse. Les gens savent tellement de choses. Ils connaissent tout un tas de détails compliqués et se lancent dans des discussions élaborées pour savoir si le coach a pris la bonne décision la veille, etc. Ce sont des gens ordinaires, pas des professionnels, qui appliquent toute leur intelligence et leurs compétences analytiques dans ces domaines, tout en accumulant pas mal de connaissances et, autant que je sache, de compréhension. D’un autre côté, quand j’entends les gens parler, par exemple, de questions internationales ou de problèmes intérieurs, on atteint un niveau de superficialité incroyable.

Cette réaction est peut être due en partie à mes propres domaines d’intérêts, mais, au fond, je pense que c’est exact. Et je crois que cette concentration sur des sujets comme le sport a un certain sens. De la façon dont le système est construit, il n’y a pratiquement aucun moyen pour les gens, sans un certain niveau d’organisation qui irait bien au-delà de ce qui existe actuellement, d’influencer le monde réel. Ils pourraient tout aussi bien vivre dans un monde imaginaire, et c’est d’ailleurs ce qu’ils font. Je suis certain qu’ils utilisent leur bon sens et leurs compétences intellectuelles, mais dans un domaine n’ayant aucune signification, et qui prospère justement parce qu’il n’a aucune signification, et qu’il est une diversion par rapport aux problèmes plus sérieux sur lesquels on n’a aucune influence ni effet puisqu’il se trouve que le pouvoir réside ailleurs.

Maintenant, je pense que les mêmes compétences intellectuelles, les mêmes capacités de compréhension, d’accumulation de preuves, d’obtention d’informations, de réflexions profondes sur des problèmes pourraient être utilisées — et seraient utilisées — dans un système de gouvernance différent qui impliquerait la participation populaire dans les prises de décisions importantes et dans des domaines qui importent vraiment pour la vie humaine.

Certaines questions sont complexes. Il y a des domaines qui nécessitent des connaissances spécifiques. Je ne propose pas une certaine forme d’anti-intellectualisme. Mais mon point de vue est que de nombreuses choses peuvent être comprises sans avoir des connaissances spécifiques ou d’une grande portée. En fait, même une connaissance spécialisée dans ces domaines n’est pas hors de portée des gens qui ont envie de s’y intéresser. […]

Pensez-vous que les gens se sentent inhibés par leur manque de compétences ?

CHOMSKY : Il existe également des experts en football, mais ces gens ne se réfèrent pas à eux. Les gens qui appellent parlent avec une totale assurance. Ils ne se préoccupent pas d’être en désaccord avec l’entraîneur ou un quelconque expert local. Ils ont leur propre avis et ils arrivent à avoir un débat intelligent. Je pense que c’est un phénomène intéressant. Maintenant, je ne pense pas que les problèmes internationaux et locaux soient plus compliqués. Et ce qui passe pour un discours sérieux et intellectuel sur ces sujets ne reflète pas un niveau de compréhension ou de connaissances plus important.

On retrouve des cas semblables dans certaines cultures dites primitives. On remarque très souvent que certains systèmes intellectuels ont été construits avec une considérable complexité, avec des spécialistes qui connaissent tout du sujet et d’autres qui ne comprennent pas tout, etc. Par exemple, les systèmes fondés sur le droit du sang sont élaborés avec une énorme complexité. De nombreux anthropologues ont essayé de montrer que ceci peut avoir une fonction utile dans cette société. Mais cette fonction peut très bien être simplement intellectuelle. Un peu comme les mathématiques. Ce sont des domaines où l’on peut utiliser notre intelligence pour créer des systèmes complexes et alambiqués, et élaborer leurs propriétés de la même façon que l’on fait des mathématiques. Ils n’ont pas les mathématiques et les technologies ; ils ont d’autres systèmes fondés sur une culture riche et complexe. Je ne veux pas pousser l’analogie plus loin, mais il se peut que quelque chose de semblable se produise ici.

Le pompiste qui veut faire marcher sa tête ne va pas perdre son temps sur des problèmes internationaux, puisque cela ne sert à rien ; il ne peut rien y faire de toute façon, il pourrait apprendre des choses désagréables, et même avoir des problèmes. Donc mieux vaut qu’il le fasse avec quelque chose d’amusant, et d’inoffensif — le football, le basketball, des choses comme ça. Mais des compétences sont utilisées ici, ainsi que de la réflexion, et de l’intelligence. Une des fonctions que remplit le sport, dans notre société et ailleurs, est d’offrir quelque chose qui détourne l’attention des gens des choses importantes, afin que les gens au pouvoir puissent les faire sans intervention extérieure.

Je demandais tout à l’heure pourquoi les gens sont-ils intimidés par l’aura des experts. Peut-on changer cela ? Est-ce que les experts et des intellectuels auraient peur que les gens appliquent leur intelligence du sport à leurs propres domaines de compétence dans les affaires étrangères, les sciences sociales et ainsi de suite ?

CHOMSKY : Je pense que c’est plutôt banal. Ces domaines d’interrogations qui concernent les problèmes humains immédiats ne sont pas particulièrement profonds ou inaccessibles à quiconque prend la peine de se pencher sur la question, même sans formation spéciale. Les commentaires sur les affaires publiques dans la presse grand public sont souvent peu profonds et mal informés. Tous ceux qui écrivent sur ces sujets et les commentent savent très bien comment s’en tirer dans la mesure où l’on ne s’éloigne pas de la doctrine acquise. Je suis certain que quasi tout le monde exploite cet avantage. Je suis conscient que je le fais moi-même. Quand je parle des crimes nazis ou des atrocités soviétiques, par exemple, je sais que je ne serai pas appelé à en apporter la preuve, par contre une caution scientifique détaillée est nécessaire si je m’aventure à critiquer les pratiques d’un des saints-États : les États-Unis eux-mêmes, ou Israël, depuis qu’il a été consacré par l’intelligentsia après sa victoire de 1967. Cette liberté par rapport à la nécessité de preuves ou même d’une rationalité est très commode, tel que le découvrira rapidement n’importe quel lecteur informé des journaux d’opinion, ou même de la plupart des publications scientifiques. Cela rend la vie facile, et permet d’émettre une grosse quantité de non-sens ou de biais ignorants sans conséquence, et même de purement et simplement diffamer. Les preuves ne sont pas nécessaires, les arguments à côté de la plaque. L’accusation classique contre les dissidents américains ou mêmes les libéraux [de gauche, NdT] — j’ai cité plusieurs cas imprimés par le passé et en ai ramassé beaucoup d’autres — est qu’ils prétendent que les États-Unis sont la source du mal dans le monde ou d’autres idioties du même ordre ; Il y a donc une convention que ces accusations sont complètement légitimes lorsque la personne visée est quelqu’un qui ne marche pas dans le rang comme les autres, et donc ces accusations sont émises sans même un soupçon de preuve. L’adhésion aux lignes du parti confère le droit d’agir de manières qui seraient considérées comme scandaleuses de la part de n’importe quel détracteur des dogmes établis. Une trop grande prise de conscience du public pourrait le mener à réclamer de meilleures normes de rigueur intellectuelle, ce qui sauverait certainement beaucoup de forêts de la destruction, et ferait dégringoler de nombreuses réputations.

Le droit de mentir au service du pouvoir est maintenu avec une vigueur considérable et passionnée. Cela devient évident dès lors que quiconque prend la peine de démontrer que les accusations contre un ennemi officiel sont inexactes ou, parfois, de pures inventions. La réaction immédiate des serviteurs du pouvoir est que la personne fait l’apologie des vrais crimes des ennemis officiels. Le cas du Cambodge est un exemple frappant. Que les Khmers Rouges aient été coupables d’épouvantables atrocités n’était remis en question par personne, mis à part quelques sectes Maoïstes marginales. Il est aussi vrai, et facilement prouvable, que la propagande occidentale s’est servie de ces crimes avec délectation, les exploitant pour produire une justification rétrospective des atrocités de l’Occident, et puisque les normes de rigueur intellectuelle sont inexistantes pour une cause aussi noble, ils ont aussi produit un dossier de fausses preuves et de tromperies qui sont remarquables. La démonstration de ce fait, et c’est un fait, provoqua un énorme tollé, suivi d’encore plus de nouveaux et fascinants mensonges, tel que Edward Herman et moi, parmi tant d’autres, avons documentés. L’idée maîtresse ici est que contester le droit de mentir au service de l’État est un crime innommable. Similairement, n’importe quelle personne qui met en exergue que certaines des accusations contre Cuba, le Nicaragua, le Vietnam ou un autre ennemi officiel sont douteuses ou fausses sera immédiatement dépeinte comme faisant l’apologie de vrais ou présumés crimes, une technique très utile pour s’assurer que les normes intellectuelles ne soient pas applicables aux serviteurs du pouvoir et qu’il n’y aura pas d’entrave à leurs loyaux service rendus au pouvoir. Le détracteur a généralement peu d’accès au média, et les conséquences personnelles pour le détracteur sont suffisamment dérangeantes pour en dissuader beaucoup de suivre son chemin, particulièrement parce que certains journaux, le New Republic, par exemple, se vautrent au niveau le plus bas de la malhonnêteté et de la couardise, en refusant régulièrement de permettre ne serait-ce qu’un droit de réponse aux diffamations qu’il publie. Donc le droit sacré de mentir n’est pas prêt d’être remis en cause puisqu’il n’y a pas de menaces sérieuses à l’horizon. Mais les choses pourraient changer si des secteurs incertains et instables du public étaient admis dans l’arène du débat et de la discussion.

L’aura de présumée expertise fournit aussi une façon pour le système d’endoctrinement de proposer ses services au pouvoir tout en maintenant une image d’indifférence et d’objectivité. Les médias, par exemple, peuvent se tourner vers les universitaires et les experts pour fournir la perspective qui est requise par les cercles du pouvoir, et le système universitaire est suffisamment obéissant au pouvoir externe de façon à ce que les experts soient généralement disponibles pour prêter le prestige que confère leur carrière à l’étroit éventail d’opinions permises. Mais lorsque cette méthode dérape — tel qu’en ce moment sur le cas de l’Amérique latine, par exemple, ou dans la discipline émergente de la terrorologie — une nouvelle catégorie de soi-disant experts peut être établie, apportant les opinions ratifiées que les médias ne peuvent pas exprimer directement sans perdre leurs prétentions d’objectivité qui légitiment leur fonction d’émetteur de propagande. J’ai relevé de nombreux exemples, tout comme l’ont fait d’autres.

La structure semblable à une guilde des professions qui œuvrent dans le champ des affaires publiques aide aussi à préserver la pureté de la doctrine. En fait, elle est gardée avec beaucoup de soin. Mon expérience personnelle est peut-être pertinente. Tel que je l’ai mentionné plus tôt, je n’ai généralement pas de légitimité académique dans aucun domaine, et mon propre travail a été plutôt éparpillé. Il y a plusieurs années, j’ai œuvré dans le domaine des linguistiques mathématiques et la théorie des automates, et occasionnellement j’ai donné des conférences dans des colloques de mathématique ou d’ingénierie. Personne n’aurait rêvé de mettre en doute ma légitimité de parler de ces sujets, qui était nulle, comme tout le monde le savait ; cela aurait été risible. Les participants étaient plus préoccupés par ce que j’avais à dire, et non pas de mon droit d’en parler. Mais lorsque je parle, disons, de relations internationales, il est souvent demandé que je présente mes références, de prouver ma légitimité qui m’autorise à rentrer dans cette auguste arène, aux États-Unis du moins, ailleurs ce n’est pas le cas. C’est une généralisation raisonnable, je crois, que plus une discipline a du contenu intellectuel, moins elle doit se protéger du fait d’être examinée, par le moyen d’une structure de corporation. Les conséquences en lien avec votre question sont assez évidentes.

Vous avez dit que la plupart des intellectuels finissent par embrouiller la réalité. Comprennent-ils la réalité qu’ils obscurcissent ? Comprennent-ils le processus social qu’ils mystifient ?

CHOMSKY : La plupart des gens ne sont pas des menteurs. Ils ne peuvent tolérer trop de dissonance cognitive. Je ne veux pas non plus nier qu’il y ait des menteurs effrontés, simplement des propagandistes éhontés. Vous pouvez les trouver dans le journalisme tout comme dans les professions académiques. Mais je ne crois pas que ce soit la norme. La norme est l’obéissance, l’adoption d’une attitude dépourvue de sens critique, menant sur le chemin facile de l’aveuglement volontaire. Je pense qu’il y a aussi un processus sélectif dans les professions académiques et dans le journalisme. C’est à dire que les gens qui sont indépendants d’esprit et à qui on ne peut demander d’obéir, ne font généralement pas carrière. Ils sont souvent éjectés en cours de route. […]

Tiré de The Chomsky Reader, tel que publié sur le site de Noam Chomsky. (Serpents Tail Publishing, 1988)

Source : Alternet, le 15/09/2014

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

U.S. linguist and philosopher Noam Chomsky pauses while addressing the audience at the National Autonomous University's Educational Investigation Institute (UNAM) in Mexico City September 21, 2009. REUTERS/Jorge Dan (MEXICO POLITICS) - RTR284R6

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