vendredi 12 août 2016

Europe : quand Joseph Stiglitz sert les populistes, par Eric Le Boucher

Europe : quand Joseph Stiglitz sert les populistes, par Eric Le Boucher

Quand tu es progressiste, et que tu te fais quasiment traiter de “réactionnaire” par le chien de garde de l’Opinion…

Source : L’Opinion, Eric Le Boucher, 07/08/2016

« Désolant qu'un idéaliste de gauche comme le professeur Stiglitz en arrive [dans son dernier livre] à livrer des justifications inespérées pour des forces nationalistes les plus étroitement réactionnaires »

le_boucher_pays

Au centre de la cible populiste, il y a toujours l'Europe. L'Europe, c'est-à-dire l'idée que les peuples puissent s'entendre avec des peuples très différents, qu'ils puissent faire route ensemble malgré les guerres passées, les origines, les cultures et les religions dissemblables. L'Europe surpassement des nationalismes est la construction qu'il faut démolir. Si l'Europe marche, fini le populisme ! Si le populisme l'emporte, finie de l'Europe ! La bataille est une lutte à mort.

C'est dire combien il est désolant de voir les Américains attaquer l'Europe. Et en particulier de lire un Joseph Stiglitz faire de l'euro le responsable de tous nos malheurs (*). Le Prix Nobel d'économie est radical : l'euro qui devait rapprocher les Européens aboutit, après dix-sept ans d'existence, « à relancer les conflits, à nourrir de nouvelles crises, à provoquer des colères et des haines ».

Le neuf n'est pas dans l'argumentation déjà entendu mille fois. L'euro est une « tragique erreur » parce qu'on ne fait pas une monnaie commune sans union politique. Les Etats-Unis avaient servi de modèle : l'économie à grande échelle avec une monnaie unique, imitons-les, disaient les concepteurs européens. Mais ils n'ont pas mis en place les conditions politiques pour que l'euro marche. Et à cette construction bancale, s'est ajoutée une « fausse » politique économique, l'austérité, imposée par l'Allemagne. Du coup, l'euro qui devait, au départ, provoquer une convergence des pays membres, conduit à son contraire, la divergence, sur laquelle poussent les nouveaux reproches.

Pour Joseph Stiglitz, l'Europe n'est pas une belle idée d'entente mais une méchante colonisation du Sud par le Nord, des pays débiteurs par les pays créditeurs

Intérêts allemands. Ce qui est neuf chez Joseph Stiglitz en revanche, c'est de le voir rejoindre les thèses complotistes des populistes. Si l'Allemagne impose l'austérité, ce n'est pas par fausse conception intellectuelle, c'est par pur intérêt. Et de nous narrer l'exemple les normes sur le lait de brebis imposées par la Commission européenne aux éleveurs grecs, à savoir que le label « lait frais » devait ne pas dater de plus de quatre jours. Ces normes « étaient dictées par les producteurs laitiers allemands et danois » qui voulaient s'emparer du consommateur grec. La loi de Bruxelles n'a pour objet en vérité que d'ouvrir les marchés aux industriels nord-européens.

De même, le refinancement d'Athènes n'aurait pas été accordé pour que le pays puisse survivre et rester dans l'euro mais principalement pour éviter des pertes vertigineuses aux banques germaniques et françaises. Autrement dit, l'Europe n'est pas une belle idée d'entente mais une méchante colonisation du Sud par le Nord, des pays débiteurs par les pays créditeurs. L'Europe n'est pas un projet humaniste, c'est une nouvelle version de la politique de la canonnière.

Le désolant est de voir un économiste de gauche, très influent, rejoindre les populistes dans leur déni que les europhiles puissent agir par belle âme. La belle âme n'existe pas, l'humanisme n'est que le paravent d'intérêts très bas, affirment les populistes. La critique radicale de l'Europe ne doit plus se sentir retenue par une sorte de mauvaise conscience d'être « in-humaniste ». Non l'Europe n'est qu'une construction au service des gros industriels allemands. La descente en flamme est permise.

Désolant qu'un idéaliste de gauche comme le professeur Stiglitz en arrive à livrer des justifications inespérées pour les forces nationalistes les plus étroitement réactionnaires. Pourquoi cette accusation radicale de l'euro qui aboutit à un tel changement de rive ? Le livre de Stiglitz est révélateur de l'impasse intellectuelle de l'extrême gauche. Car le professeur ne pousse pas sa logique, il ne va pas jusqu'à l'abandon de l'euro. Il conserve l'euro et admet donc que, contrairement à ce qu'il laisse comprendre, la monnaie n'est pas la cause fondamentale de la faiblesse économique européenne. Joseph Stiglitz dit, comme les europhiles, que le coupable n'est pas l'euro mais son incomplétude.

Compromis politique. Et il les rejoint entièrement par la suite. Pour que l'euro marche, le professeur d'économie ne demande rien d'économiquement révolutionnaire : une union bancaire, une politique monétaire accommodante qui cesse de s'obnubiler de l'inflation, la fin de l'austérité et une politique fiscale de lutte contre les inégalités. Liste dont l'essentiel est déjà en cours et le reste, comme la fiscalité, relève plus de la situation américaine qu'européenne. Alors que manque-t-il ? Le compromis politique justement. L'idéalisme économiste a butté il y a dix-sept ans sur le manque politique, il y butte toujours. La cible de l'attaque stiglitzienne ne devrait pas être l'enfant euro mal engendré mais ses parents inconséquents.

Il revient au Prix Nobel de trouver le bon compromis ricardo-keynésien d'aujourd'hui, un entre-deux franco-allemand qui réunirait les deux pays et leur permette enfin d'avancer

Le professeur serait d'un bien plus grand secours pour l'Europe s'il portait là ses influentes flèches. Oui l'euro est menacé de démantèlement mais pas à cause de son objet, à cause des gouvernements incapables d'avancer vers ce qui est nécessaire et connu depuis le départ. Comme le dit Jean-Louis Bourlanges (l'Opinion du 29 décembre 2015), qui a été député européen pendant dix-huit ans, « ceux qui dirigent l'Union depuis 1995 sont des eurotièdes, aussi incapables de faire marche arrière que d'aller de l'avant, de dire oui que de dire non à la Turquie, de sortir de l'euro que de bâtir une politique économique commune, de donner les moyens nécessaires à l'Europe de Schengen que de rétablir les contrôles aux frontières nationales ».

Déclin européen. Joseph Stiglitz rend l'Allemagne responsable du déclin européen par égoïsme de ses seuls intérêts. On aurait préféré que le professeur réponde à la question posée par les Allemands : Comment se fait-il que la politique monétaire laxiste au niveau mondial et le maintien de déficits budgétaires considérables dans beaucoup de pays n'ont toujours pas permis une sortie de crise complète ? L'argent facile n'est-il pas devenu trop facile et pervers ? Il revient au Prix Nobel de trouver le bon compromis ricardo-keynésien d'aujourd'hui, un entre-deux franco-allemand qui réunirait les deux pays et leur permette enfin d'avancer. Hélas, comme poursuit Jean-Louis Bourlanges : « L'Allemagne s'enferme, sous la houlette de sa Cour constitutionnelle, dans un souverainisme tranquille qui la condamne au statu quo. Quant à la France, elle s'est disqualifiée en profondeur en refusant de faire de vraies réformes et en ne tenant aucun de ses engagements. »

Le bon livre sur l'euro serait celui qui donne le chemin de sortie économico-politique plutôt que de renforcer les critiques populistes.

OB : Comme a dit Todd : Vous avez soutenu l’euro comme de sagouins depuis 20 ans, maintenant ne nous demandez pas comment le faire marcher (c’est impossible…), démerdez-vous !

The euro : How a Common Currency Threatens the Future of Europe, par Joseph Stiglitz. Editions W.W.Norton &Cie

Source : L’Opinion, Eric Le Boucher, 07/08/2016

opinion

Aucun commentaire: