dimanche 18 novembre 2012

La faillite de l' Euro du sud : un copié collé de la crise russe des années 90



source : RussEurope
La démonétarisation de l’économie russe, dans la période 1993-1998, a constitué le phénomène le plus spectaculaire de la première phase de la transition. Pour la première fois on assistait à un développement du troc et des monnaies parallèles alors que l’inflation baissait et que les cadres d’une économie normalisée se mettaient en place. Au fur et à mesure que l’inflation s’est ralentie, les entreprises ont cessé progressivement d’utiliser le rouble pour leurs transactions. Ce phénomène a probablement été le plus corrosif du point de vue des bases théoriques de la macroéconomie standard[1].

On rappelle que, dans cette période, qui correspond en fait à la première phase de la transition, la politique du gouvernement russe avait été de combattre à tout prix l’inflation, identifiée comme essentiellement d’origine monétaire[2], et de chercher à rétablir le plus rapidement possible un équilibre budgétaire. Les mesures utilisées, coupes dans les dépenses, hausses des taux d’intérêts, ancrage nominal du Rouble sur le dollar, non-paiement par l’État de sommes contractuelles, plongèrent le pays dans le chaos économique et aboutirent à l’effet opposé à ce qui était souhaité. Si l’inflation baissa, la chute du PIB fut spectaculaire, et le déficit se reproduisit d’années en années car l’effondrement du PIB entraîna avec lui celui des recettes fiscales[3]. L’endettement du pays devint bientôt insupportable, et ce alors que la production avait baissée de près de 50%. En 1998, la Russie n’eut pas d’autres solution que de faire défaut sur sa dette en dévaluant massivement[4]. Une partie des événements de cette époque rappelle étrangement ce qui se passe aujourd’hui en Grèce, et d’une certaine manière en Espagne aussi. La Russie a connu à cette époque une phase de désintégration régionale, largement produite par les effets désastreux de l’austérité[5], que l’Espagne connaît aujourd’hui avec le développement des régionalisme au pays Basque et en Catalogne. Des économistes s’étaient élevés contres ces politiques[6], mais leurs voix avaient été couvertes par la fanfare des tenants de l’économies « standards »[7].

Ce phénomène fut doublement spectaculaire. Tout d’abord par son point de départ et son ampleur ; en effet, l’usage du troc n’était pas inconnu, bien au contraire, dans l’économie soviétique. On a estimé le commerce illégal d’entreprise à entreprise usant de ce moyen à près de 50 % du commerce officiel dans les dernières années du régime[8]. La libération des prix de 1992 avait, entre autres, pour but de casser ce système et de permettre une monétarisation de l’économie. Elle semble bien y être initialement parvenue car la part du troc dans les échanges apparaît faible et pour tout dire résiduelle en janvier 1993. Dès lors, la montée ultérieure, qui se précise dès la fin de 1993, n’en est que plus surprenante. La constance et la rapidité du phénomène entre la fin du printemps 1995 et le début de 1997 constituent la deuxième surprise (Graphique 1). C’est au moment où l’inflation baisse de manière décisive que le troc s’enracine et se répand dans les pratiques des agents économiques.

Graphique 1
 
Une analyse par branche du développement du troc révèle par ailleurs des tendances intéressantes. Tout d’abord, et contrairement aux idées reçues, le phénomène n’a pas trouvé son origine dans l’ancien bastion de l’industrie soviétique, la branche des constructions mécaniques. On rappelle ici que l’explosion des dettes inter-entreprises en 1992 avait été provoquée pour l’essentiel par les secteurs des industries de consommation et non, comme il avait été affirmé, par le “complexe militaro-industriel”. Un second point, sur lequel on reviendra, est la corrélation relative entre le pourcentage des transactions réalisées d’une part en troc et d’autre part en veksels, autrement dit en titres de paiements faisant eux aussi l’objet d’un troc, à l’exception notable et intéressante de la branche des carburants. On constate d’ailleurs des phénomènes identiques en Grèce aujourd’hui où le troc se développe mais en symbiose avec des systèmes alternatifs locaux de paiements, qui ne sont autres – en réalité – que des embryons de nouvelles monnaies.

Le développement du troc implique nécessairement la constitution d’un réseau pour que l’écoulement des produits puisse se faire sans que soient mobilisés des moyens de paiement en monnaie. Il est clair que cette forme de règlement comporte des coûts de transaction élevés et que l’inscription de l’entreprise dans un réseau stabilisé de correspondants peut aboutir à les faire baisser significativement. Les données disponibles confirment immédiatement cette intuition.

Tableau I
Part du troc et évolution de 1993 à 1997, par branche (en %)
Part du troc en 1993
Part du troc en 1997
Augmentation
Part des veksels en 1997
Chimie
21%
52%
31%
14
Métallurgie
14%
46%
32%
8 / 5
Constructions mécaniques
12%
41%
29%
10
Bois et dérivés
12%
46%
34%
8
Matériaux de construction
11%
59%
48%
13
Carburants
10%
33%
23%
26
Textile et habillement
8%
42%
34%
9
Industrie alimentaire
6%
25%
19%
5
Production d’électricité
4%
46%
42%
n.d.

Source : Rozanova I. M. (1998), Al’ternativnye formy finansovykh rascetov mezdu predprijatijami (Les formes alternatives de règlements financiers entre les entreprises), Problemy Prognozirovanija, n° 6, pp. 96-103, p. 98. Pour la part des veksels, le premier chiffre dans la ligne métallurgie donne le pourcentage pour la métallurgie ferreuse et le second pour celles des métaux non ferreux.

Tableau II
Part du troc dans les transactions de l’entreprise (en %)
Ancienneté de ses correspondants mesurée par la part en 1997 de ceux d’entre eux avec lesquels l’entreprise était déjà en contact avant 1992 (en %)
Moins de 10
11
10 à 40
30
40 à 70
45
Plus de 70
63

Source : Rozanova, 1998, p. 99.
Le développement du troc n’a pas été une simple survivance du système soviétique. Les données de 1993 sont en effet bien plus faibles que celles de 1997. Mais il est clair qu’il a pu s’appuyer sur des structures héritées de la période précédente, comme les accords informels entre directeurs d’usines au sein d’une même chaîne de sous-tratance.

Mais, la question de la démonétarisation de l’économie russe ne se réduit pas à ce simple phénomène. On peut estimer le degré d’usage de la monnaie dans les premières années de la transition, à partir des données en roubles fournies par le système statistique national russe. On considère comme un indice d’une démonétarisation régionale l’existence d’un écart entre la propension moyenne à épargner (PME) au niveau régional et le niveau de revenu. La présence de valeurs fortes pour la PME (calculée comme Recettes-Dépenses/Recettes) dans des régions où le revenu est faible indique qu’une part importante de la consommation des ménages ne passe plus par des paiements en roubles. Dans la mesure où, pour les ménages, les paiements en dollars sont réduits à quelques villes (Moscou, Saint-Pétersbourg), la robustesse de cet indicateur est suffisante pour que l’on considère qu’il repère bien les phénomènes de régionalisation de la démonétarisation. La détection peut se faire de plusieurs manières. Graphiquement, la présence de régions sur une tendance verticale dans un graphique PME/Revenu moyen est un indicateur assez sûr.
Un second indicateur consiste à estimer la relation PME/Revenu moyen à partir des régions bien monétarisées, de recalculer la PME escomptée pour toutes les régions sur la base de la relation ainsi obtenue, puis de comparer les relations réelles et prédites. Les régions où la valeur réelle est largement supérieure à la valeur prédite sont considérées comme démonétarisées.

Graphique 2
 
Quelle que soit la méthode utilisée, le phénomène se repère de manière parfaitement exemplaire. Alors que quelques régions seulement relevaient d’une logique de démonétarisation en décembre 1992[9], désormais c’est une majorité de la population du pays qui était concernée en 1997. La combinaison des deux méthodes permettait alors de dégager, pour octobre 1997, un groupe de 25 régions dont la monétarisation apparaît comme bonne (valeur de l’écart strictement inférieure à 25 %). Par opposition, ceci permet aussi de dégager un groupe de régions mal monétarisées, où l’écart est supérieur à 40 %. Plus de 40 régions se trouvent dans ce groupe tandis que 13 régions sont considérées comme intermédiaires. L’application du troisième indicateur, toujours pour octobre 1997, indiquait que 19 régions seulement étaient bien monétarisées, 12 étant considérées comme à monétarisation médiocre et 48 étant démonétarisées. La comparaison entre les résultats d’octobre et ceux des mois antérieurs permettait de confirmer les ordres de grandeur. Le nuage de points au-delà des courbes des valeurs prédites est significatif de la démonétarisation. On ne peut cependant exclure que certaines des régions qui paraissent démonétarisées soient en réalité des régions où des monnaies de substitution sont employées de préférence au rouble. Le phénomène des monnaies locales se traduisant en effet par une sous-utilisation des encaisses roubles dans la mesure où le passage d’une monnaie à l’autre est difficile. La présence de formes multiples de paiement est d’ailleurs importante même dans les régions où la monétarisation semble normale. Il est donc évident que l’on était en présence d’une dynamique monétaire particulière, dont tout laisse à penser qu’elle avait été induite par des politiques ayant par trop réduit le niveau de liquidité de l’économie[10].

Le discours économique standard a donc été mis en face de ses contradictions par le déploiement de la démonétarisation en Russie de 1993 à 1998. En premier lieu, le durcissement de la monnaie, auquel correspond la baisse de l’inflation, n’a pas entraîné une plus grande utilisation de cet instrument. Ceci met directement en cause une vision purement transactionnelle de la monnaie. Ensuite, l’accroissement de la démonétarisation dans les régions traduit une tendance à la fragmentation du cadre monétaire engendrée par les mesures d’austérité budgétaires. Cela implique que la liberté de fixer les prix, qui était en 1997 globalement observée, et le “durcissement de la contrainte de budget” ne sont pas suffisants pour que la monnaie fonctionne comme espace unifié.

ENCART
 
Ce résultat invalide bien entendu les conceptions instrumentales de la monnaie et conduit à sérieusement relativiser tout le discours sur la “nécessaire” dureté de la contrainte de budget. Dans une vision purement transactionnelle, on ne comprend pas pourquoi les agents fragmentent un cadre qui leur est théoriquement favorable. Il faut aussi renoncer à la vision du prix monétaire comme facteur de rareté et adopter celle du prix comme élément d’un rapport de forces pour comprendre ce qui se passe. La démonétarisation est en réalité un refus d’adopter un système de prix considéré comme trop pénalisant par certains ; elle signale leur capacité à imposer un autre système de prix à travers cette évasion hors de la monnaie en période de baisse de l’inflation. C’est aussi la traduction que les prix ne sont plus supportables pour certains acteurs économiques dans la monnaie « officielle », et c’est ce qui explique que cette démonétarisation s’accompagne d’un phénomène de fragmentation rapide de l’espace monétaire.

Le phénomène qui se développe actuellement en Grèce n’est donc pas unique, ni « particulier » à ce pays. Ce que l’on observe désormais c’est bien un processus de fragmentation de l’espace monétaire, comme si une partie de la population et des entreprises grecques étaient déjà sorties de l’Euro. La logique de cette situation est connue. La Grèce fera défaut, probablement au printemps 2013, et elle sera amenée à sortir de l’Euro pour pouvoir ré-unifier son espace monétaire. Ce fut le point de départ, d’un nouveau départ, pour la Russie en 1998. Ce sera le début du renouveau pour la Grèce.


[1] Sapir J., “A l’épreuve des faits…Bilan des politiques macroéconomiques mises en oeuvre en Russie”, in Revue d’études comparatives est-ouest, vol.30, n°2-3, 1999, pp 153-213.
[2] Aglietta M. & Sapir J. (1995), “La nature de l’inflation dans la transition en Russie et les politiques pour y faire face”, Bulletin de la Banque de France – Supplément études, 2ème trimestre, pp. 227-264. Pitiot H. & Scialom L. (1993), “Système bancaire et dérapage monétaire”, Économie Internationale, n° 54, 2ème trimestre, pp. 137-156.
[3] Rosati D. K. (1994), “Endogeneous budget deficits during transition: The mechanism and policy response”, in H. Herr, S. Tober and A. Westphal (Eds.), Macroeconomic Problems of Transformation , Aldershot : Edward Elgar.
[4] Sapir J., Le Krach russe, La Découverte, Paris, 1998. Traduction en russe avec une postface originale,Rossijskij Krah, Interdialekt, Moscou, novembre 1999.
[5] Sapir J. (1995b), “Transition, Stabilization and Disintegration in Russia: The Political Economy of Country Unmaking”, Emergo , Vol. 2  n° 4, pp. 94-118
[6] Bhaduri A., Laski K. & Levcik F. (1993), Transition from the Command to the Market System: What Went Wrong and What to Do Now , Vienna : Vienna Institute for Comparative Studies, March, mimeo. Taylor L. (1994), “The market met its match: Lessons for the future from the transition’s initial years”, Journal of Comparative Economics, Vol. 19, n° 1, August,  pp. 64-87.
[7] Åslund A. (1994), “Lessons of the first four years of systemic change in Eastern Europe”, Journal of Comparative Economics, Vol. 19, n° 1, August . Blanchard O., Froot  K., Krugman P., Layard R. & Summers L. (1991), Reform in Eastern Europe, Cambridge, Mass. : MIT Press.  Dornbush R. (1991), “Priorities of economic reform in Eastern Europe and the Soviet Union”, Occasional paper  n° 5, CEPR, London. Fisher S. (1994), “Prospects for Russian stabilization in the Summer of 1993”, in A. Åslund (Ed.), Economic Transformation in Russia, New York : St. Martin’s Press, pp. 8-25.
[8] Freinkman L. (1992), “Shaping a market environment and analysis of the enterprise interaction mechanism”,Studies on Soviet Economic Development, Vol. 3, n° 2, Avril, pp. 101-107
[9] Sapir J. (1993a), “Formes et natures de l’inflation : pourquoi les thérapies classiques sont vouées à l’échec”,Économie Internationale, n° 54, 2ème trimestre, pp. 25-65, graph. 6, p. 37.
[10] Rodionov P. I., Grjaznov L. E. & Terent’ev B. G. (1998), Spektr plateznykh sredstv pri deneznom deficite (Le spectre des moyens de paiement dans une situation de déficit monétaire), Problemy Prognozirovanija, n° 6, pp. 82-89

1 commentaire:

Unknown a dit…

Pourquoi est-ce qu'il me semble qu'il y a tant de pays qui font faillite? Est-ce que c'est un processus comme la faillite personnelle?