jeudi 12 juillet 2012

Salariés d'Aulnay : On va être le pire cauchemar de PSA et du gouvernement Ayrault





Chez PSA-Citroën, il y a des mots tabous. La direction ne dit jamais« licenciements » ou « fermetures », mais « mobilité externe » et« décroissance progressive des activités ». Les 3 000 salariés et les 300 intérimaires de l'usine d'Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) maîtrisent ce jargon. Et ils ont donc parfaitement compris ce qui a été annoncé jeudi matin lors d'un comité d'entreprise extraordinaire. Le site d'Aulnay sera fermé en 2014. La direction de Peugeot Citroën a annoncé un plan de suppression de 8 000 emplois en France. En plus de la fermeture d'Aulnay, PSA veut supprimer 3 600 emplois de structure – administration, recherche et développement et commerce – par départs volontaires, et 1 400 emplois dans son usine de Rennes (Ille-et-Vilaine).


Voilà un an que les ouvriers d'Aulnay se préparaient à perdre leur emploi. Depuis la révélation d'une note interne par la CGT dessinant le scénario d'une fermeture du site en 2014, confirmé par d'autres documents révélés par Mediapart, ils attendent que la bombe sociale explose. Car si leur usine ferme, c'est l'ensemble du « 9-3 », département parmi les plus pauvres et les plus jeunes de France, qui en souffrira. La plupart d'entre eux vivent dans les immeubles de la cité des 3000, à seulement quelques kilomètres de là.




                                                L'entrée du site de PSA à Aulnay


Les syndicats, qui n'étaient pas apparus aussi unis depuis des mois, sont« prêts à la bagarre ». Ils appellent à la grève générale ce jeudi et à un rassemblement des salariés, ouvriers, techniciens, cadres, en début d'après-midi, sur l'immense parking devant la porte 3, où se trouve l'entrée du personnel. « On va être le cauchemar de PSA et du gouvernement. Les Continental à côté, c'est rien », prévient Ahmed Berrazzel, gosse des cités devenu l'une des figures de la CGT, syndicat majoritaire chez les ouvriers.


« Cette fois-ci, on y est. Le jour J est arrivé », surenchérit Jean-Pierre Mercier, quinze ans de maison. Le leader des « rouges », délégué central CGT au comité de groupe et ex-porte-parole de Nathalie Arthaud durant la campagne présidentielle, se réjouit de faire front commun avec les autres syndicats dont le très droitier SIA, le syndicat maison proche de la direction, dirigé par une femme, Tanja Sussest.






Principal employeur des environs, l'usine PSA-Aulnay qui a ouvert en 1973 raconte les lendemains qui chantent et déchantent de la France : l'euphorie économique des Trente Glorieuses, l'embauche massive des premières générations d'immigrés d'Afrique du Nord pour produire à la chaîne des millions de véhicules, puis de leurs enfants nés en France, et aujourd'hui, le déclin de l'automobile française, la crise sans fin. Sa sociologie beur-black-blanc-asiatique, qui saute aux yeux à la sortie de l'usine, dit aussi l'histoire de ces villes de banlieue.






Mediapart est allé à la rencontre des salariés de cette usine qui fabrique des voitures « mais aussi des handicapés », rappellent les syndicalistes. Ceux qui acceptent de témoigner à visage découvert sont souvent syndiqués CGT ou SUD, originaires du Maghreb, le plus gros des troupes. Ceux qui ne sont pas encartés ou qui sont SIA, les « blancs »qui viennent parfois de très loin, de Picardie, mais aussi les derniers immigrés embauchés, les Africains, les Indiens, les Pakistanais, les Chinois, fuient les interviews, passent le plus souvent leur chemin en baissant la tête.


Tous broient du noir, oscillant entre fatalisme et combativité, fatigués par des mois de tension en interne, d’incertitude quant à leur avenir professionnel. « On ne pense qu'à ça tous les jours, toutes les nuits. Il y a beaucoup de cas de dépressions », confie Najim, 32 ans, deux enfants, des crédits sur le dos et « la trouille du chômage ». Il vient de l'un des plus gros quartiers de l'Oise « où il n'y a pas de boulot ». « Cette usine, c'est notre vie. On l'aime », réplique M'Barek Harfaoui, un vieil immigré marocain, embauché en 1975, l'une des dernières mémoires ouvrières de l'usine où la moyenne d'âge tourne aujourd'hui autour de 30-35 ans.


Rencontres devant les tourniquets métalliques de la porte 3 quand les équipes du soir « embauchent » à 14h37 et que le ballet des bus bat son plein pour ramener les équipes du matin.




 « Tu passes 38 ans dans la maison et tu pars comme ça. C'est le couloir de la mort. » M'Barek Harfaoui se tourne pour essuyer la larme qui perle dans le creux de ses rides. Il croyait tenir l'entretien, debout, planté au milieu du parking désert, stoïque dans son costume dépareillé. Mais il craque au moment de reprendre sa voiture. Dérouler ses quatre décennies derrière les murs de PSA-Aulnay, c'est rouvrir des blessures. C'est revenir au lendemain de la décolonisation de l'Afrique du Nord, quand la France avait besoin de bras, que les usines, aidés par l'Etat, dépêchaient, de Tunis à Casablanca, des médecins pour recruter à la pelle une main-d'œuvre pas chère.


« Harfaoui », « le rouge de Goulimine », le nomade du désert marocain, est l'un des derniers témoins de cette époque, un des milliers de visages de la première génération d'immigrés maghrébins, le bataillon d'Aulnay de 1973 aux années 2000. « On n'est plus qu'une dizaine dans l'usine. Ils sont tous partis », compte-t-il sur les doigts de sa main, le regard barré par ses lunettes de myope.


Il avait 23 ans lorsqu'il a quitté sa mère et la province de Guelmim pour la région parisienne. C'était en 1975. Il venait d'être déclaré par un médecin français apte à reconstruire la France. Il raconte « le test » dans un français impeccable acquis au fil des années, marqué par l'accent« chibani ».


« Les gouverneurs des différentes provinces lançaient des appels aux volontaires pour aider la France. Vu la misère, nous étions des milliers à descendre de nos montagnes. Il fallait avoir entre 18 et 25 ans. Nous étions comme du bétail, nus, à la queue-leu-leu. Un médecin passait dans la file, s'attardait sur les plus musclés, regardait surtout les mains et les jambes puis il te mettait un tampon comme un taureau s'il te sélectionnait. Ceux qui avaient quarante ou quinze ans essayaient de passer. Certains ont réussi mais une fois de l'autre côté, ils ont cassé leur santé ».


M'Barek « rêvait de France ». Il traversait Gibraltar « pour avoir la liberté ». Il ignorait qu'il mettait les pieds « en prison » chez Peugeot. Il était aussi à mille lieues de s'imaginer un destin syndicaliste, pourfendeur de « la bourgeoisie mondiale » et des actionnaires. Les premières années, il baisse la tête, essuie les blagues racistes, endure les cadences comme tous « les frères » : « La pression était énorme. L'usine tournait à plein régime. On n'avait même pas le droit de parler entre nous. Si tu bronchais, le chef menaçait de te renvoyer chez Hassan II. En général, les RU et les RG (responsables d'unité ou de groupes) étaient des anciens colons. La direction les avait recrutés exprès car ils parlaient arabe et savaient mater les bougnoules. C'est comme ça qu'ils nous appelaient, jamais “Monsieur”. »


En 1979, avec une quinzaine de camarades, il se syndique clandestinement à l'union locale CGT du 93. Les prémisses du grand mouvement de grève initié par les ouvriers immigrés au printemps 1982, révoltés par leur « statut d'esclave ». A Aulnay, M'Barek est l'un des leaders de la fronde. « On n'avait pas d'expérience. On ne savait pas ce que voulait dire “grève” mais on était déterminés à retrouver notre dignité. » Ils revendiquent la liberté syndicale, une augmentation salariale de 500 francs et « la fin du Ricard », cette humiliation que M'Barek ne parvient pas à pardonner.


« Pour obtenir une journée de congé ou obtenir un poste moins pénible car tu n'arrivais plus à tenir debout, explique-t-il, il fallait offrir une bouteille de Ricard aux chefs. Ils savaient qu'on était musulman et que la religion nous interdisait de toucher une bouteille d'alcool. »


Ce n'est que la première lutte. D'autres suivront « dans le métissage »avec Mouloud, Jacky, Robert, les Yougoslaves, les Portugais... Une à une, M'Barek les récite : du premier plan social de sa carrière – 800 licenciements en 1984 – qui décapitera la section CGT au profit de la CSL (ex-SIA) à la tempête sociale qui s'annonce demain si PSA sacrifie l'usine d'Aulnay. « Depuis 2002 et l'arrivée de Philippe (Julien), et Jean-Pierre (Mercier), la CGT a mené de belles luttes sur le terrain des discriminations. Ils ont poussé PSA à embaucher des jeunes du quartier », applaudit-il.


A la fin du mois, il devait partir en vacances. « Vu le chantier à l'usine », il a annulé le voyage annuel dans son Sahara natal. Là-bas où« tout le monde rêve d'un visa pour la France même si tu leur expliques qu'ils se trompent », il ne dit « rien ». Sa famille ne sait pas ce sentiment d'avoir été « toujours inférieur aux autres, les vrais Français ». Elle ignore sa fin de carrière, opérateur au montage, payé 1 650 euros net après 38 ans de labeur.


A 60 ans, il pourrait se reposer si « Sarkozy n'était pas parti avec sa retraite » mais le « robot usé » doit encore tenir deux ans. Diabétique, rongé par des troubles musculo-squelettiques, il « résiste au boulot et dans la vie de plus en plus dure, de plus en plus chère ». Il n'habite plus « Chicago », « la cité des 4000 » à la Courneuve mais une HLM à Carrières-sur-Seine dans les Yvelines, « une résidence tranquille de trois étages » avec sa femme qu'il l'a rejoint en 1984.


Leurs six enfants, nés entre le Maroc et la France, sont devenus grands. M'Barek aurait voulu que les cinq garçons « prennent le chemin des études supérieures mais ils ont pris la mentalité de la cité », tousse-t-il en baissant les bras. Avant de se reprendre : « Ce n'est pas de leur faute. C'est la France qui a fait des ghettos. Ce n'est pas nous. » Il souffre de voir, malgré les combats menés, les immigrés encore stigmatisés, victimes d'un racisme « plus sournois, plus ordinaire ».


« Aujourd'hui, PSA exploite les nouvelles vagues d'immigrés, les Zaïrois, les Congolais, les Hindous, les Chinois. Les faibles ont changé de nationalité. Avant, c'était nous les Arabes et avant nous, les Italiens », constate-t-il, écœuré. Durant le quinquennat précédent, il n'achetait plus le journal car « on met tout sur notre dos ». Déçu par la gauche plurielle sous Mitterrand, par les politiques en général, il ne croit pas que les élections, présidentielles, législatives, améliorent la vie des travailleurs : « Il n'y a que la rue qui le peut. »




Samir avait 19 ans lorsqu’il a foulé pour la première fois le goudron du parking de l’usine d’Aulnay. « À l’époque, on était quelques-uns à débarquer du Nord-Pas-de-Calais, raconte-t-il, douze ans plus tard, sur ce même parking. Là-bas, y avait pas de boulot, ils avaient fermé les mines, du coup, on est venu travailler à Paris. Et maintenant, ils nous disent qu’il n'y a plus de travail à Paris. Mais sérieusement on va aller où ? On a des amis dans le coin, ils sont tous au chômage. »


Entré chez PSA en intérim, « comme presque tout le monde », le jeune homme n’a jamais quitté la chaîne de montage dont il parle de façon presque mécanique : « Je suis opérateur, c’est le mot pour dire que je monte des pièces à une cadence infernale sur des carcasses de voitures. J’ai bossé trois ans avant d’avoir un CDI. Au début, c’était un peu la galère… »


Un canapé chez des amis, une petite chambre en foyer, un studio... Samir a erré un peu partout avant de se marier et de dénicher un F2 à louer« sur Argenteuil ». Avec 1 400 euros net sur sa fiche de paye « qui ne bouge pas », il reconnaît avoir du mal à joindre les deux bouts : « Avec ma femme, on est toujours à découvert. La vie est chère, c'est pas simple de s'en sortir. » Mais quand il pense à certains de ses collègues, il s'estime plutôt bien loti : « Y en a plein qui trouvent pas d’appartement et qui dorment dans leur voiture, sur le parking de l’usine. »


Syndiqué à la CGT, le jeune homme brandit fièrement sa carte de membre, le sésame « des gens qui sont déterminés et qui se bagarreront jusqu’à la dernière goutte de sang », précise-t-il en gonflant le torse. Le signe de reconnaissance, aussi, de ceux que « les chefs veulent abattre » : « La direction nous attaque par tous les moyens. Avec d'autres collègues, on vient de recevoir une convocation, comme quoi, soi-disant, on aurait dégradé des biens publics pendant la manifestation de 2010, à la Grande Armée (des centaines de salariés avaient manifesté en avril 2010 devant le siège du groupe automobile à Paris contre la fermeture du site de Melun-Sénart, en Seine-et-Marne – ndlr). Comme par hasard, ils nous sortent les anciens dossiers, juste maintenant. »


Samir cherche d'autres exemples d'« intimidations ». Il se souvient notamment d’une dispute avec un RG (responsable de groupe – ndlr), il y a quatre ans. « Il m’avait traité de bougnoule, je l’ai dénoncé, mais c’était sa parole contre la mienne. C’est forcément lui qui a eu gain de cause. Maintenant, le racisme a changé. Il s'est dirigé vers les syndicats. »


Le rapport de force qui s'est installé entre les syndiqués et la direction lui donne des forces pour « mener le combat jusqu’au bout ». Il veut lutter « coûte que coûte ». Pour lui, pour ses collègues, mais aussi pour son fils de 5 ans. « On a tous construit une vie ici, un cocon. Ils nous ont fait travailler, ils nous ont bousillé sur leurs chaînes et maintenant, ils veulent nous dégager ? Certainement pas. » Atteint d’une tendinite, « un mal qui ne guérira pas », il fait partie des nombreuses victimes de la chaîne de montage. « Ils ont chargé les postes, c’est devenu très dur à l’intérieur. Et pourtant, on continue tous à travailler à 100 %. »


Persuadé qu’aucune usine n’acceptera de reprendre « tous ces trentenaires que PSA a rendu handicapés à vie », le jeune homme a bien du mal à se projeter : « J’ai quitté l’école à 9 ans parce que moi, dans la tête, l’école ça rentre pas. Mes frères et sœurs, ils ont tous fait des études et moi je suis le… le pratique de la famille. Je suis pas théorique, j’ai toujours bossé sur la chaîne. Alors, je pense que je finirai salarié, bagarreur, en lutte. »


Détermination. Bagarre. Combat. Lutte. Ces mots ponctuent chacune des phrases de Samir. « Mon objectif, c’est une révolution. Je vois au-delà d’ici. Doux, Continental… Ça ferme dans tous les sens. Les patrons se sont enrichis en France et maintenant ils veulent s’enrichir ailleurs. Ça ne se passera pas comme ça. »


Najim et Farid, 32 et 35 ans : « On nous considère comme des esclaves. »


Najim et Farid s'étaient jurés de ne pas reproduire le schéma familial. Fils d'ouvriers dans l'automobile et dans le BTP, ils ont cherché par tous les moyens à échapper à l'usine, au travail à la chaîne, « ce boulot qui ne devrait plus exister en 2012 tant il esquinte les individus ». En vain. Le seul CDI qu'ils ont trouvé : opérateur ferrage chez PSA-Aulnay à plus d'une heure de car de leur cité HLM : le Clos-des-Roses et les Victoires, deux des principaux quartiers populaires de Compiègne dans l'Oise sinistrés par le chômage.


Faute de mieux, ils ont signé en promettant de « venger » leurs grands-pères, leurs pères, leurs cousins. Ces « chibanis » comme on les appelle(NDLR: "cheveux blancs" en arabe dialectal) débarqués des montagnes de l'Atlas marocain dans les années soixante-dix, sans un mot de français, qui ont courbé l'échine, enduré les blagues racistes des petits chefs et, rarement, réussi à grimper les échelons dans les ateliers. Farid a été embauché en 1999, Najim en 2001 quand les copains tenaient les murs de la cité. Ils avaient vingt ans, « pétaient la forme ».


Dix ans plus tard, l'amertume est grande, les illusions derrière eux et la santé déjà déclinante, « le dos surtout ». Farid et Najim, devenus trentenaires et pères de famille, gagnent toujours 1460 euros nets par mois et continuent d'assembler mécaniquement les portes de voiture, condamnés à rester opérateurs. « Rien n'a changé depuis l'époque des parents. La discrimination est toujours d'actualité. On ne fait pas plus confiance à la deuxième génération, encore moins à la troisième. On nous considère encore comme des esclaves », soupire Farid, en doudoune et baskets de marque, encartée CGT comme « pas mal de frères ».


Chaque année, les deux amis voient des collègues « blancs », embauchés bien après eux, leur griller la priorité alors qu'ils n'ont ni leur ancienneté, ni leur expérience, ni même un diplôme qui pourrait justifier leur ascension éclair. « Le pire, c'est ce que nous les avons formé et, du jour au lendemain, ils nous donnent des ordres », s'écrie Najim, qui refuse de se syndiquer. Quand ils osent « ouvrir leur gueule », on les rabroue sèchement : « Estimez-vous heureux ! Vos parents étaient à 1500 francs ».


Farid y a pourtant cru. Quand le cycle de nuit existait encore, il avait demandé à l'intégrer. Six nuits sur sept, il enchaînait les gestes répétitifs et espérait au bout de ce cycle infernal « une carotte ». « Ca ne m'a rien apporté à part une carte à la Cotorep ! Pas une petite prime, pas une petite évolution », rage-t-il aujourd'hui. Il ne pardonne pas à la direction d'avoir longtemps préféré recruter de la main d'oeuvre jusqu'en Picardie plutôt que dans les banlieues difficiles du 93.


« On a fait venir des blancs à des centaines de kilomètres alors qu'il suffisait de traverser le trottoir pour recruter au pied de la cité des 3000 », s'indigne-t-il. La CGT, très combative sur ces questions de discrimination, qui reviennent dans la bouche de la majorité des salariés d'origine maghrébine, s'est battue avec Sud pour inverser la tendance.« Les choses ont un peu bougé. Ils ont compris que les enfants de la diversité ne se laisseraient pas faire comme leurs aînés mais les clichés demeurent », renchérit Najim en pointant au portique.


Il est 14h32. Dans cinq minutes, il attaque son service avec Farid. 7h56 de labeur jusqu'à 22h28 entrecoupés d'une pause d'une demi-heure pour manger et de deux autres de sept minutes pour aller aux toilettes ou fumer une cigarette. Quand ils pousseront la porte de leur HLM, les enfants seront couchés. Il sera minuit.






Posté devant la porte 3, Dominique discute avec un collègue en vérifiant du coin de l’œil que son bus pour Aubervilliers ne parte pas sans lui. Salarié chez PSA depuis 22 ans, il a été moniteur de ligne pendant plusieurs années, avant de travailler sur les projets de la Citroën C2, puis de la C3. « En ce moment, c’est assez drôle, enfin dans un sens, parce que je travaille sur les évolutions de la nouvelle C3 qui sortira l’année prochaine, indique-t-il. En gros, je bosse sur un modèle qui a plus d’avenir que moi… »




Dominique s’estime heureux. Avec 1 800 euros net par mois, le salaire« correct » de sa femme, « pas d'enfant et pas de crédit », il s’en sort« plutôt bien ». « Mon travail, en gros, c’est d’amener les pièces et de vérifier que les opérateurs puissent les monter sans aucun problème. Ça me plait. Je suis à la rencontre des opérateurs, des techniciens, des chefs, je me promène un peu partout dans l’usine, c’est très enrichissant ».


Pour le reste, il reconnaît être « dans l'incertitude, comme les autres » :« Les gens viennent travailler la boule au ventre parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils vont devenir. Il y a une déprime sourde à l’intérieur. Certains y croient encore. Tant qu’on ne leur aura pas dit clairement que le site ferme, ils s’accrochent. Et comme les choses trainent… »


Mais davantage que la lenteur des prises de décision, l'homme en veut surtout à sa direction de les avoir menés en bateau. « On nous a présenté la fermeture du montage 1 et le compactage du montage 2, comme quoi Aulnay allait devenir une usine pilote et que ça allait améliorer la productivité du site, explique-t-il. On nous a demandé d’améliorer la qualité, de diminuer les accidents de travail, ce qu’on a fait. Et malgré tout ça, on a osé nous dire dans un quart d’heure communication que c’était pas en travaillant bien que ça garantissait l’avenir. »


Il y a quatre ans, Dominique a pris sa carte au syndicat maison, le SIA, dont nombreux dans l'usine regrettent qu'il se soit mobilisé sur le tard.« Vous avez des syndicats contestataires comme la CGT qui pensent que dès qu’on est pas contre le patron, c’est qu’on est forcément pour », se défend-il en haussant les épaules. Il voudrait en dire un peu plus, parler de tous ceux qui ont « pris leur courage à deux mains »pour mettre chacun face à ses responsabilités, mais l’alarme qui marque le départ des bus couvre déjà ses mots. L'homme s'élance vers le véhicule qui démarre dans la foulée. Une minute plus tard, le parking est de nouveau désert.




Les bus bondés de salariés ont déjà quitté le parking de l’usine depuis dix minutes quand Ferhat franchit l’un des tourniquets de la porte 3. La tête dans les épaules, le regard dans le vide, il se dirige vers sa voiture un mégot éteint à la main. Il est déjà un peu en retard, doit aller chercher sa femme qui « travaille dans la restauration à Roissy » et de toute façon, n’a pas « très envie de parler à des journalistes ».






« Ça sert à rien tout ça. Dans tous les cas, ils vont fermer, ils n’ont pas le choix », dit-il, la voix étouffée par le bruit des avions qui décollent de l'aéroport voisin. Né à quelques kilomètres d’Ankara, en Turquie, Ferhat est arrivé en France à l’âge de 14 ans. Deux ans plus tard, il travaillait déjà. Après quelques années de petits boulots, son père, qui« a bossé 36 ou 37 ans à la peinture chez PSA » le fait entrer sur le site d’Aulnay. C’était il y a 23 ans.


« J’ai travaillé partout au montage et ensuite, j’ai fait des formations, des évaluations, tout ça. Aujourd’hui, je suis moniteur, j’ai 11 personnes avec moi », explique l’homme qui a toujours refusé d’entrer dans un quelconque syndicat. « J’ai plein d’amis dans les syndicats, mais moi je suis abonné dans aucun. Vous, vous pouvez pas voir ce qu’il se passe à l’intérieur, les gens, ils sortent, ils parlent, mais dedans, c’est différent. Y en a pas mal qui roupillent et pourtant, ils gagnent le même salaire que moi. »


Ferhat le répète : il ne s’appelle pas « M. Citroën », ne défend pas« particulièrement » son entreprise et se trouve « dans le même bateau » que ses collègues. Et pourtant, il en a « marre ». Marre des opérateurs qui refusent de travailler et bloquent toute la ligne. Marre des gens qui sont en restriction médicale et qui « font parfois semblant ». Marre des délégués syndicaux qui « partent soi-disant en délégation pour nous défendre, mais moi je les vois jamais me défendre ».






La matinée de travail, entamée à 6h46, à été particulièrement difficile. Et le fait que certains collègues – « intérimaires compris » – « refusent de s'y mettre », n'arrange guère les choses. « On a eu une panne de serrage aux roues. Du coup, faut tout faire à la main. J’ai été obligé de contrôler toutes les vis des roues, avec une puissance de 110 kilos sur chacune… » Mais Ferhat ne veut pas se plaindre, il a« l’habitude ». Ni le rythme de la chaîne – « une voiture toutes les 56 secondes » –, ni le bruit du convoyeur de sièges qui passe au-dessus de sa tête – « ça fait clac clac clac toute la journée » – ni même l’avenir plus qu'incertain de son usine, ne le feront s’arrêter de travailler. « En 23 ans ici, j’ai fait une semaine d’arrêt maladie et j’ai débrayé une seule fois », assure-t-il, fièrement.


Depuis que les premières rumeurs de fermeture ont bruissé, ce père de famille cherche à quitter le site d’Aulnay, encouragé par sa femme qui« n'arrête pas de lui dire de partir le plus vite possible ». « J’ai fait une demande de mutation à Poissy ou à Saint-Ouen il y a deux mois, mais pour l’instant pas de réponse. Il y a des places pour des opérateurs, mais pas pour des moniteurs. Ça ne m’intéresse pas, je veux pas descendre, je veux grimper. » Dans tous les cas, Ferhat en est persuadé : PSA finira par lui trouver un poste. « Le capitaine quitte toujours le bateau en dernier. Les moniteurs vont rester jusqu’à la fermeture, ensuite, ils nous mettront bien quelque part... »


source : désir d'avenir-esterel.fr

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