samedi 27 août 2016

L’unification européenne divise les Européens : Comment séparer les peuples en les forçant à s’unir, par Diana Johnstone

L'unification européenne divise les Européens : Comment séparer les peuples en les forçant à s'unir, par Diana Johnstone

27Source : CounterPunch, le 29/06/2016

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Paris.

L’unification de l’Europe a engendré de nouvelles et profondes divisions à l’intérieur de ce bloc. La plus notable de ces fractures, c’est celle qui a eu lieu entre le peuple et ses dirigeants politiques.

Le 23 juin, le vote majoritaire des Britanniques en faveur de la sortie de l’UE a révélé la profondeur de la division entre la nouvelle classe dominante qui prospère dans ce monde globalisé sans frontière, et tous les autres qui doivent subir des politiques qui détruisent les emplois, réduisent les prestations sociales, diminuent les salaires et rejettent les coutumes nationales surannées – au premier rang desquelles les choix démocratiques – tout cela pour que les premiers puissent investir leurs capitaux partout dans le monde sans courir aucun risque.

En fait, les clivages ne sont pas aussi nets. Les choix politiques ne correspondent jamais entièrement aux intérêts économiques et l’idéologie intervient pour estomper les divisions entre les classes. La mondialisation n’est pas simplement un processus d’intégration économique réglementé par les afflux de capitaux qui, dans les pays occidentaux, accroît l’opposition entre les riches et les pauvres. C’est aussi une idéologie puissante, qui fonde ses certitudes morales sur des leçons simplistes tirées des guerres mondiales du XXème siècle : elle est sous-tendue par l’idée qu’à l’origine des guerres se trouve essentiellement une attitude mentale appelée « racisme » qui s’exprime dans le nationalisme des États nations. Cette idéologie recueille une adhésion semi-religieuse grâce à sa référence à l’Holocauste qui, considère-t-on, a prouvé la validité du raisonnement. Par conséquent, pour le bénéfice de l’humanité, on se doit d’effacer les frontières nationales en acceptant une immigration sans limite, afin de fonder, partout dans le monde, une société multiculturelle où les différences à la fois coexistent et cessent d’avoir de l’importance.

C’est là une idée utopiste aussi peu corroborée par les faits que le rêve soviétique de créer un « nouvel homme » qui travaillerait volontairement, d’une façon désintéressée, pour le bénéfice de tous. De la même façon, selon cette théorie, des dispositions économiques et institutionnelles peuvent changer en bien la psychologie de l’être humain. Et surtout le brassage multiculturel, conséquence de l’immigration encouragée par cette idéologie, est censé provoquer l’amour universel. Il y a même des lois nationales qui punissent les expressions présumées de « haine ». On juge que l’UE est l’expérience la plus avancée de cette Utopie mondiale. Ceux qui la soutiennent, comme le gourou politique français Jacques Attali, la voient comme une avancée irréversible de civilisation. Pour ses chantres fanatiques, la pensée même de supprimer l’UE équivaudrait à un retour à l’Âge de pierre.

Un chœur d’européistes pousse de grands cris, la fin du monde est imminente, et la responsable c’est la classe ouvrière britannique trop stupide et trop raciste pour apprécier à sa juste valeur le merveilleux monde globalisé que l’élite européenne lui prépare. L’un des plus rapides à prendre la plume a été le propagandiste hystérique Bernard-Henri Lévy qui a craché son venin dans les pages du Monde et d’autres journaux bien-pensants. BHL a débité sans réfléchir toute sa gamme d’insultes pour fustiger le vote LEAVE qu’il considère comme la victoire de la démagogie, de la xénophobie, de l’extrême droite et de l’extrême gauche, de la haine des immigrants, du nationalisme stupide, de la violence de la haine, du déchaînement de la foule, de la stupidité des gens de gauche, de ces ivrognes d’hooligans, des forces des ténèbres contre la civilisation et même des nains de jardin contre Michel-Ange. Beaucoup d’autres ont dit la même chose, sans autant de verbiage.

On s’est beaucoup lamenté et on a beaucoup grincé des dents, en alléguant surtout que c’était seulement le racisme qui avait motivé le vote LEAVE, le racisme étant la seule raison possible pour laquelle on pourrait s’opposer à une immigration massive et non réglementée. Mais il y a, en fait, d’autres raisons.

En réalité, la majorité des électeurs de la classe ouvrière peuvent être opposés à l’immigration illimitée pour une question d’intérêt économique. Depuis qu’avec l’extension de l’UE aux pays de l’Est il a été mis fin aux contrôles d’immigration pour les ressortissants des anciens pays communistes, des centaines de milliers de travailleurs originaires de Pologne, de Lituanie et d’autres pays d’Europe de l’Est sont arrivés massivement en Grande-Bretagne et ont rejoint une importante population immigrée issue des pays du Commonwealth établie depuis longtemps. C’est un fait pur et simple que l’immigration de masse fait baisser le niveau des salaires d’un pays. Une étude de l’Université de Glasgow montre, statistiques à l’appui, qu’à mesure que l’immigration augmente, le niveau des salaires baisse par rapport aux bénéfices, sans oublier l’augmentation du chômage.

Ceux qui trouvent agréable de voyager à travers l’Europe sans avoir à s’arrêter aux frontières ni changer leur argent et qui aiment la grande diversité culturelle peinent à comprendre l’angoisse de ceux qui n’ont ni diplômes supérieurs, ni relations familiales ni aptitude pour les langues étrangères et qui se sentent marginalisés dans leur propre pays. Bien sûr, certains de ces derniers aiment probablement les nains de jardin. Cependant, on ne peut pas convaincre des millions de gens d’avoir comme seule perspective dans la vie de se sacrifier pour la gloire du Marché Mondialisé.

En outre, quel que soit leur statut social, beaucoup en Grande-Bretagne ne supportent pas l’idée de renoncer à leur démocratie parlementaire traditionnelle, afin d’obéir à des Directives et des Régulations rédigées à Bruxelles sans aucune discussion publique.

Les Britanniques

La grande surprise et l’indignation des européistes en voyant les Britanniques choisir la sortie est étrange si l’on considère que les Britanniques n’ont jamais vraiment eu l’impression d’être entrés dans l’Europe. Quand je travaillais comme attaché de presse au Parlement européen, j’ai constaté que les seuls journalistes vraiment présents et intéressés par le sujet étaient les Britanniques, toujours avidement à l’affût du dernier en date des règlements ou des dispositions absurdes que la bureaucratie de Bruxelles refilait en douce à ses États membres. Les médias britanniques s’intéressaient à l’UE parce qu’ils la détestaient. C’était si drôle de la ridiculiser. Les autres médias européens ne s’intéressaient généralement pas à ces réglementations, c’était ennuyeux et tout le monde s’en moquait. Seule exception : quelques Allemands sérieux qui faisaient leur métier.

Dans les années 80, Margaret Thatcher a forcé l’UE à revoir ses dispositions en exigeant « je veux qu’on me rende mon argent ». Le Royaume-Uni n’a pas appliqué le traité de Schengen sur la libre circulation des personnes. Il a refusé l’euro et gardé la livre sterling. Plus profondément, les Anglais, insulaires, ont toujours eu le sentiment très fort de ne pas appartenir au « continent » et ils se sont aussi montrés particulièrement sensibles au tristement célèbre « déficit démocratique » de l’Union européenne, qui abandonne à la bureaucratie de Bruxelles le pouvoir de légiférer.

La Grande-Bretagne étant insulaire, par nature, avec un état d’esprit éloigné de ceux des Européens du continent, il est trop tôt pour s’attendre à ce que d’autres États membres de l’UE suivent l’exemple britannique. En effet, certaines des populations maintenant les plus eurosceptiques étaient, dans le passé, les plus enthousiastes, particulièrement la France et l’Italie, et il est délicat de faire un virage à 180 degrés. Pour les membres fondateurs comme la France, l’Italie, le Benelux et l’Allemagne, la rupture serait beaucoup plus dramatique. Néanmoins, même dans ces principaux pays de l’Euro-zone, le désenchantement vis-à-vis de l’Union européenne s’accroît rapidement. Le Brexit est perçu comme un signal d’alerte. Ainsi la classe dominante occidentale va se hâter d’essayer de consolider la forteresse OTAN-EU. Le Washington Post s’est vite prononcé pour un « renforcement de l’OTAN ». Voilà qui annonce probablement des dénonciations plus véhémentes encore, si tant est que ce soit possible, de Poutine et de la « menace russe ». Rien de tel, dit-on, qu’une menace extérieure pour rapprocher les peuples.

Et après ?

Malheureusement, ce référendum n’a pas marqué une rupture nette et l’on se trouve en présence de deux menaces. D’abord, le statut de l’UE exige, pour qu’un pays se retire, que s’enclenche un processus long et compliqué, une question d’années ; ensuite, il n’existe pas de force politique capable de guider la Grande-Bretagne durant ce processus. En conséquence, la classe politique se trouve encore plus éloignée du peuple qu’elle devrait représenter.

Le paysage politique britannique est un champ de ruines. Le Premier ministre conservateur, David Cameron, a appelé au référendum pour des raisons de politique intérieure. Il ne s’était pas rendu compte que, si on leur en donnait l’occasion, les Britanniques voteraient pour quitter le navire. Son nom est maintenant conspué à travers toute l’Europe et il est condamné pour sa décision stupide d’avoir laissé voter le peuple sur l’UE. Cameron a annoncé sa démission, mais son gouvernement traîne les pieds pour s’engager dans le processus de retrait. Certains exigent même qu’on ignore les résultats du référendum ou qu’on en organise un autre jusqu’à ce que le peuple vote comme il le doit, procédure utilisée à la suite de précédents référendums dont les résultats étaient en défaveur de l’UE. Pendant ce temps, les dirigeants de l’UE exigent que Londres se dépêche de sortir, afin qu’ils puissent travailler à consolider l’édifice.

Le Parti pour l’indépendance du Royaume Uni de Nigel Farage, qui a fait campagne pour la sortie de l’UE, ne s’occupe que de cette question, n’a pas de programme et n’aspire pas à gouverner. L’ancien maire de Londres, Boris Johnson, s’est positionné pour prendre la direction du parti en prônant le Brexit, mais la plupart des membres de son propre parti ne le prennent pas au sérieux et lui aussi ralentit la procédure de sortie.

La situation du Parti travailliste est critique. Jeremy Corbyn a été élu à la tête du parti grâce à la rébellion des militants de base qui exprimaient ainsi un vif désir du peuple de voir le parti plus à gauche, tendance similaire à celle du mouvement de Bernie Sanders dans les primaires du parti démocrate. Il a toujours rencontré l’opposition des Blairistes qui dominent encore l’appareil du parti et la représentation parlementaire. Dans cette situation inconfortable, Corbyn, un homme courtois, a essayé d’exercer ce qui se veut une forme de leadership pluriel et écoute toutes les opinions. Cette souplesse l’a déjà conduit à échouer à défendre vigoureusement les membres du parti faussement accusés d’« antisémitisme » par des fanatiques pro-israéliens. Maintenant les Blairistes blâment Corbyn pour ce qu’ils considèrent comme la catastrophe du Brexit. Tout est censé être la faute de Corbyn qui n’aurait pas soutenu assez énergiquement le REMAIN.

Effectivement, Corbyn n’a pas soutenu le REMAIN avec beaucoup de vigueur, certains disent d’ailleurs qu’il était effectivement en faveur du LEAVE, mais qu’il se pliait à la majorité des cadres du parti. Cette concession, si c’en était une, n’a pas empêché les Blairistes d’exiger la démission de Corbyn de son poste de chef du parti. Des pétitions circulent aussi bien pour que contre lui.

On n’a pas, et c’est le problème, contrebalancé la caricature standard des électeurs du Brexit présentés comme des racistes à l’esprit borné, voire des protofascistes, par l’explication du profond rejet de l’UE. Cette organisation constitue, en effet, un déni de démocratie et elle est sous la coupe autoritaire d’une élite pro mondialisation contente d’elle, qui affiche un mépris total pour ce que peut réellement vouloir le peuple.

Il n’existe pas, en Grande-Bretagne, de parti politique qui soit, un tant soit peu, préparé à se détourner de la mondialisation, de plus en plus discréditée et désavouée, afin de conduire à une vraie alternative démocratique.

Source : CounterPunch, le 29/06/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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