L'étrange cas d'un nazi devenu tueur à gages israélien… [Haaretz]
Source : Haaretz, le 27/03/2016 Otto Skorzeny, l’une des meilleures recrues du Mossad, était un ancien lieutenant des Waffen-SS et l’un des SS préférés d’Hitler. Le 11 septembre 1962, un savant allemand disparut. Les faits étaient simples : Heinz Krug s’était rendu à son travail mais il n’était jamais rentré chez lui. La police de Munich disposait d’un seul élément important : les fréquents allers-retours de Krug au Caire. C’était l’un de ces dizaines d’experts nazis en fusées aux services desquels l’Égypte avait recours pour développer un armement sophistiqué. HaBoker, journal israélien maintenant disparu, prétendit, de façon surprenante, avoir l’explication : les Égyptiens avaient kidnappé Krug pour l’empêcher de faire affaire avec Israël. Par cette révélation un peu maladroite, cependant, Israël essayait de dissuader les enquêteurs de fouiller trop profondément pour élucider cette disparition, même si ceux-ci n’auraient jamais pu retrouver le savant de 49 ans. Nous pouvons maintenant le révéler, en nous fondant sur des interviews avec d’anciens officiers du Mossad et avec des Israéliens qui ont accès aux archives secrètes de ce service depuis un demi-siècle, Krug a été assassiné pour intimider les chercheurs allemands qui travaillaient pour l’Égypte, et ce meurtre faisait partie d’un complot des services de renseignement israéliens. En outre, la révélation la plus abasourdissante, c’est celle de l’identité de l’agent du Mossad qui a tiré les coups de feu mortels : Otto Skorzeny, l’une des meilleures recrues du service d’espionnage israélien, était un ancien lieutenant-colonel au sein de la Waffen-SS et l’un des chefs préférés d’Hitler. Le Führer, en effet, l’avait décoré de la médaille militaire la plus prestigieuse, la croix de chevalier de la croix de fer, pour avoir dirigé l’opération de sauvetage qui avait soustrait son ami Mussolini à ses ravisseurs. Mais c’était avant. Dès 1962, selon nos sources — qui ne nous ont parlé que contre la promesse de ne pas voir leur identité révélée — Skorzeny avait un autre employeur. Le récit de la façon dont cela est arrivé est l’une des histoires les plus intéressantes, tenues secrètes à ce jour, des archives du Mossad, l’agence dont le nom entier, traduit de l’hébreu, signifie : « Institut pour le renseignement et les missions spéciales ». Il faut, tout d’abord, pour comprendre cette histoire, savoir que le Mossad pensait devoir, en priorité, empêcher les chercheurs allemands qui collaboraient alors au programme de fusée de l’Égypte de continuer dans cette voie. Pendant plusieurs mois avant sa mort, en effet, Krug, tout comme d’autres Allemands qui travaillaient à la construction de fusées en Égypte, avait reçu des messages menaçants. Quand ils étaient en Allemagne, on leur téléphonait au milieu de la nuit, leur enjoignant d’abandonner le programme égyptien. Quand ils se trouvaient en Égypte, ils recevaient des lettres piégées et plusieurs d’entre eux avaient été blessés par ces explosions. Krug, justement, était quasiment le premier sur la liste des cibles du Mossad. Lors de la guerre qui s’était terminée 17 ans plus tôt, Krug faisait partie de l’équipe de superstars à Peenemünde, centre de recherche de l’armée, sur la côte de la mer Baltique, où des chercheurs allemands travaillaient pour Hitler et le troisième Reich. L’équipe, dirigée par Wernher von Braun, était fière d’avoir conçu les fusées qui, lors du Blitz, avaient presque vaincu l’Angleterre. Ils avaient de plus larges ambitions, et cela incluait des missiles qui pourraient avoir une beaucoup plus grande portée, une exactitude encore plus précise et un pouvoir de destruction plus important. Selon les informations du Mossad, dix ans après la fin de la guerre, von Braun avait invité Krug et d’autres anciens collègues à le rejoindre en Amérique. Ce savant, dont le passé nazi avait été pratiquement gommé, dirigeait un programme de développement de missiles pour les États-Unis. Il était même devenu l’un des pères du programme d’exploration de l’espace de la NASA. Krug fit un autre choix, apparemment plus lucratif : il rejoignit en Égypte des chercheurs du groupe de Peenemünde, menés par le professeur allemand Wolfgang Pilz, qu’il admirait énormément. Ils allaient concevoir un programme de missiles secret pour ce pays arabe. Selon les Israéliens, Krug ne pouvait pas ignorer qu’Israël, où tant de survivants de l’holocauste avaient trouvé refuge, était la cible visée par la capacité militaire de ses nouveaux maîtres. Pour un nazi convaincu, ce serait là une occasion de continuer la sinistre mission d’extermination des juifs. Krug, cependant, était rendu fou par les coups de téléphone et les lettres de menaces. Ses collègues et lui savaient que les Israéliens en étaient à l’origine. C’était évident. En 1960, des agents israéliens avaient kidnappé, au fin fond de l’Argentine, Adolf Eichmann, l’un des principaux organisateurs de l’holocauste. Les Israéliens avaient, à la surprise générale, amené clandestinement ce nazi à Jérusalem, où il avait été jugé. Il avait été pendu le 31 mai 1962. Que Krug songe que lui aussi, peut-être, allait se faire attraper par le Mossad n’était pas déraisonnable. C’est pour cela qu’il demanda de l’aide à un héros nazi, qui passait pour le meilleur des meilleurs au temps de la splendeur d’Hitler. Le jour de sa disparition, selon de nouveaux renseignements émanant de sources dignes de foi, Krug quitta son bureau pour rencontrer Skorzeny, l’homme qui, d’après lui, serait son sauveur. Skorzeny, qui avait alors 54 ans, n’était ni plus ni moins qu’une légende. Un soldat impétueux et inventif qui avait grandi en Autriche, célèbre pour sa longue balafre sur la joue gauche, conséquence d’une joute d’escrime un peu trop fougueuse dans sa jeunesse, et qui avait fini par devenir lieutenant-colonel dans la Waffen-SS. Grâce à ses exploits comme commandant de guérilla, il avait été remarqué par Hitler qui le voyait comme un homme capable de se surpasser au-delà de ce qu’on peut imaginer et que rien n’arrêtait dans l’accomplissement de sa mission. Par ses exploits pendant la guerre, le colonel galvanisait les Allemands et inspirait aux ennemis de l’Allemagne un certain respect. Les renseignements militaires américain et britannique appelaient Skorzeny « l’homme le plus dangereux d’Europe ». Krug contacta Skorzeny en espérant que ce grand héros, qui vivait alors en Espagne, arrive à trouver le moyen d’assurer la sécurité des chercheurs. Les deux hommes se trouvaient dans la Mercedes blanche de Krug et s’éloignaient de Munich par le nord quand Skorzeny déclara qu’il avait recruté trois gardes du corps. Ils étaient juste dans la voiture derrière, dit-il, et ils allaient les accompagner dans un endroit sûr, dans la forêt, pour bavarder. C’est à ce moment et à cet endroit que Krug fut assassiné, sans avoir été mis en accusation ni condamné. L’homme qui appuya sur la détente n’était autre que le célèbre héros nazi. Les services d’espionnage israéliens avaient réussi à faire d’Otto Skorzeny un agent secret de l’État juif. Après que Krug eut été tué, les trois israéliens versèrent de l’acide sur son corps, attendirent un moment avant de l’enterrer dans un trou qu’ils avaient creusé auparavant. Ils recouvrirent alors cette tombe improvisée de chaux vive, pour que les chiens policiers et les animaux sauvages ne flairent jamais la piste de restes humains. La troïka qui avait coordonné cette exécution judiciaire était dirigée par un futur premier ministre, Yitzhak Shamir, qui était alors le chef de l’unité des opérations spéciales du Mossad. Il y avait aussi Zvi « Peter » Malkin, qui s’était attaqué à Eichmann en Argentine et qui, plus tard, allait se faire une place dans le monde de l’art en tant que peintre new-yorkais. C’est Yosef « Joe » Raanan, le responsable des services de renseignement en Allemagne, qui supervisait de loin l’opération. Tous trois avaient perdu de nombreux membres de leur famille lors de ce génocide barbare de 6 millions de juifs, étendu à tout un continent, qu’Eichmann, entre autres, avait organisé. Israël avait des motivations claires en travaillant avec un homme comme Skorzeny, il s’agissait de se rapprocher autant que possible des nazis qui aidaient l’Égypte à fomenter un nouvel holocauste. Les méthodes du Mossad pour protéger Israël et les juifs ne suivent pas de règles établies d’avance. Les espions de ce service ont fait fi des lois de beaucoup de pays, quand ils ont agi dans le but d’éliminer les ennemis d’Israël : les terroristes palestiniens, les chercheurs iraniens, et même un inventeur d’armement canadien, Gerald Bull, qui travaillait pour Saddam Hussein jusqu’à ce que quelques balles n’interrompent sa carrière, à Bruxelles, en 1990. Les agents du Mossad à Lillehammer, en Norvège, ont même tué un serveur marocain qu’on soupçonnait, à tort, d’être le cerveau derrière le massacre, en 1972, de 11 israéliens aux Jeux olympiques de Munich par le groupe terroriste Septembre noir. Ahmed Bouchikhi a été assassiné en 1973 alors qu’il sortait d’un cinéma, en compagnie de son épouse, qui était enceinte. Le gouvernement israélien a ensuite versé un dédommagement à sa veuve, sans toutefois admettre officiellement sa responsabilité. Cette mission bâclée a retardé d’autres exécutions du Mossad, mais elle n’y a pas mis fin. Pour se rendre aux endroits imprévus où accomplir ces invraisemblables missions, le Mossad s’est parfois trouvé obligé d’avoir des associés peu ragoûtants. Quand les Israéliens devaient conclure des alliances à court terme, ils étaient prêts, comme dit le proverbe, à danser avec le diable si cela semblait nécessaire. Mais pourquoi donc Skorzeny travaillait-il avec le Mossad ? Il était né à Vienne, en juin 1908, dans une famille bourgeoise, fière que certains de ses membres aient servi dans l’armée de l’empire austro-hongrois. Depuis son tout jeune âge, il s’était montré intrépide, hardi et doué d’un talent certain pour inventer des fables emberlificotées qui lui permettaient de duper les autres. C’était là des caractéristiques essentielles pour un officier de commando en temps de guerre et sûrement aussi des qualités très appréciées par le Mossad. Il avait adhéré à l’antenne autrichienne du parti nazi en 1931, alors qu’il avait 23 ans, il avait servi dans ses milices armées, les SA, et il adulait Hitler. Le Führer avait été élu chancelier en 1933 avant de s’emparer de l’Autriche en 1938. Quand il avait envahi la Pologne et que la Seconde Guerre mondiale avait éclaté, Skorzeny avait abandonné son entreprise de construction et s’était engagé non dans l’armée régulière, la Wehrmacht, mais dans la division SS Leibstandarte qui servait, en quelque sorte, de garde du corps à Hitler. Dans des mémoires rédigés après la guerre, il a raconté ses années de service en qualité de SS comme s’il n’avait fait que voyager, sans quasiment jamais verser le sang, dans la Pologne, la Hollande et la France occupées. Ses activités ne pouvaient pas avoir été aussi anodines que son livre le laissait entendre. Il avait participé à des batailles en Russie et en Pologne et les Israéliens pensaient sûrement qu’il avait très probablement été impliqué dans l’extermination des juifs. Les Waffen-SS, après tout, n’étaient pas l’armée régulière, c’était le bras armé du parti nazi et de son plan génocidaire. Sa mission la plus célèbre et la plus audacieuse, il l’avait accomplie en septembre 1943 à la tête de commandos qui volaient dans des planeurs dépourvus de moteurs pour aller porter secours, dans une station de montagne haut perchée, à l’ami et allié d’Hitler, le dictateur fasciste Mussolini, récemment déposé. Il l’avait enlevé à ses ravisseurs dans des conditions impossibles. C’est cette équipée qui valut à Skorzeny sa promotion au grade de lieutenant-colonel et à celui de contrôleur opérationnel des forces spéciales d’Hitler. Le Führer le récompensa aussi par un tête-à-tête de plusieurs heures, en plus de la médaille de chevalier si convoitée. Cependant c’est loin d’être son seul exploit. En septembre 1944, au moment où le dictateur de la Hongrie, l’amiral Miklos Horthy, un allié des nazis, allait demander la paix à la Russie alors que les puissances de l’Axe commençaient à s’effondrer, Skorzeny se rendit à Budapest, à la tête d’un contingent des Forces spéciales, pour kidnapper Horthy et remplacer son gouvernement par un régime à la ligne plus dure, celui du mouvement fasciste des croix fléchées qui, pour sa part, se mit à assassiner ou à déporter dans des camps de concentration des dizaines de milliers de juifs hongrois qui avaient jusque-là réussi à survivre. En 1944 aussi, Skorzeny choisit 150 soldats, dont certains parlaient un anglais assez bon voire excellent, pour mettre en œuvre un plan hardi qui visait à repousser les Alliés après leur débarquement en Normandie, le jour J du débarquement. Les Alliés avançant sur le territoire français, Skorzeny fit endosser à ses hommes des uniformes étasuniens pris sur des prisonniers et leur fournit des tanks américains pour qu’ils attaquent et plongent dans la confusion les troupes alliées derrière leurs propres lignes. Cette mystification, d’une grande hardiesse, à laquelle il faut ajouter le vol des biens des soldats américains, valut à Skorzeny, après la fin de la guerre, deux années d’interrogatoires, d’emprisonnement et de procès. Les juges militaires alliés finirent cependant par l’acquitter en 1947. Une fois de plus, il fut présenté dans les gros titres des journaux du monde entier comme l’homme le plus dangereux d’Europe. Il savoura sa célébrité et publia ses mémoires traduites dans de nombreuses langues et éditions, y compris celle des Greenhill Books « Skorzeny special missions: the autobiography of Hitler’s commando ace » (Les missions spéciales de Skorzeny : l’autobiographie du meilleur chef commando d’Hitler). Dans ses ouvrages, il brodait de façon hyperbolique sur la réalité des faits tout en minimisant incontestablement ses contacts avec les plus sanguinaires des dirigeants nazis. Il évoquait ses conversations avec Hitler en présentant le dictateur comme un stratège militaire bienveillant et prévenant. Il y a cependant beaucoup de choses que Skorzeny n’a pas dévoilées, y compris la façon dont il a échappé aux autorités militaires américaines qui l’avaient retenu après son acquittement. Les procureurs réfléchissaient à sa mise en accusation devant les tribunaux de Nuremberg, mais il réussit à s’enfuir lors d’un transfert, grâce à l’aide présumée de soldats SS qui auraient endossé des uniformes de la police militaire américaine. La fuite de Skorzeny aurait pu être facilitée aussi par l’organisation qui a précédé la CIA, le Bureau des services spéciaux, pour lequel il a un peu travaillé après la guerre. On peut noter qu’on lui a permis de s’installer en Espagne, un paradis pour les vétérans nazis, avec la protection du Généralissime Francisco Franco. Dans les années qui suivirent, il a collaboré, en tant que conseiller, avec le Président Peron d’Argentine et le gouvernement égyptien. C’est à cette époque qu’il s’est lié d’amitié avec les officiers égyptiens qui dirigeaient le programme des missiles et employaient des experts allemands. En Israël, une équipe du Mossad se mit au travail pour trouver le lieu où il serait le plus facile de tuer Skorzeny. Le chef de l’agence, Isser Harel, avait toutefois un plan plus hardi. Au lieu de le tuer, il voulait l’attraper dans ses filets. Les officiers du Mossad savaient depuis un certain temps que pour cibler les chercheurs allemands, ils avaient besoin d’un homme à l’intérieur du groupe ciblé. En fait, le Mossad avait besoin d’un nazi. Les Israéliens ne trouveraient jamais un nazi en qui ils pourraient avoir confiance, mais ils pensaient à un nazi sur qui ils pourraient compter, quelqu’un de sérieux et de déterminé qui aurait, dans le passé, exécuté des plans risqués, et qui saurait garder des secrets. La décision, à première vue bizarre, de recruter Skorzeny ne fut pas facile à prendre, d’un point de vue personnel, cette tâche étant dévolue à Raanan, né lui aussi à Vienne, et qui avait échappé de peu à l’holocauste. Après que les nazis eurent envahi son pays en 1938, ce juif autrichien, qui s’appelait alors Kurt Weisman, fut envoyé, à l’âge de 16 ans, en Palestine. Sa mère et son frère cadet restèrent en Europe et périrent. Comme beaucoup de juifs en Palestine, il rejoignit les rangs de l’armée britannique, dans l’espoir d’aider à renverser l’Allemagne, et il servit dans la Royal Air Force. Après la création de l’État d’Israël en 1948, il prit, comme beaucoup, un nom hébreu et, devenu Joe Raanan, il fit partie des premiers pilotes de la toute petite armée de l’air de cette nouvelle nation. Le jeune homme fut nommé rapidement commandant de base aéronautique et, plus tard, chef du renseignement de l’armée de l’air. Le CV exceptionnel de Raanan, y compris son travail dans la RAF dans le service de la guerre psychologique, suffit à attirer l’attention de Harel, qui le recruta dans le Mossad en 1957. Quelques années plus tard, il fut envoyé en Allemagne pour y diriger les opérations secrètes avec ordre de se concentrer sur les savants allemands qui travaillaient en Égypte. Ainsi, c’est Raanan qui dut concevoir et commander l’opération destinée à établir un contact avec Skorzeny, le célèbre chef des commandos nazis. L’espion israélien eut du mal à surmonter son dégoût, mais quand il lui en fut donné l’ordre, il rassembla une équipe qui partit en Espagne pour « collecter des renseignements avant d’agir. » Ses membres observèrent Skorzeny, sa villa, son bureau et ses habitudes quotidiennes. Il y avait avec eux une Allemande de 28-29 ans qui n’était pas un véritable agent à plein temps du Mossad, mais « une assistante ». On appelait ce genre de personnes en hébreu « saayani » si c’était une femme et « saayan » si c’était un homme. Cette jeune femme était, en quelque sorte, figurante dans un film pompeusement mélodramatique, jouant n’importe quel rôle demandé, une saayani faisant souvent semblant d’être la petite amie d’un combattant clandestin du Mossad. Des rapports internes du Mossad révélèrent plus tard qu’elle s’appelait Anke, qu’elle était jolie, vive et aimait beaucoup flirter. Voilà qui était parfait pour le travail dont il s’agissait, on allait jouer au couple. Un soir des premiers mois de 1962, Skorzeny, prospère, doué d’un certain charme viril en dépit de sa balafre, se trouvait dans un bar huppé de Madrid en compagnie de sa femme, nettement plus jeune que lui, Ilse von Finckenstein. Une vraie nazie à n’en pas douter, elle aussi : elle était la nièce de Hjalmar Schacht, le talentueux ministre des Finances d’Hitler. Ils savouraient des cocktails et se détendaient quand le barman les présenta à un couple germanophone qu’il venait de servir. La femme était jolie et avait dans les 28-29 ans et son compagnon, un homme élégant, avait, lui, près de 40 ans. Ils dirent être des touristes allemands et évoquèrent l’histoire pénible qui leur était arrivée : on venait de les dépouiller complètement dans la rue. Leur allemand était parfait, même si l’homme avait un léger accent autrichien, qui rappelait celui de Skorzeny. Ils donnèrent leur nom, de faux noms, il s’agissait, en fait, d’un agent du Mossad dont l’identité ne peut pas encore être révélée et son « assistante », Anke. Ils prirent quelques verres de plus, puis on commença à flirter sans retenue, et la femme de Skorzeny ne tarda pas à inviter le jeune couple, qui avait tout perdu, argent, passeports et bagages, à passer la nuit dans leur somptueuse villa. Le charme des nouveaux-venus opérait de façon irrésistible, c’était comme si les deux couples étaient liés par un désir réciproque. Après qu’ils eurent pénétré dans la maison, toutefois, au moment crucial où ce flirt espiègle avait atteint le point où le moment semblait arrivé de passer à l’étape suivante, Skorzeny, cet hôte si charmant, braqua un révolver sur le jeune couple et déclara : « Je sais qui vous êtes et je sais pourquoi vous êtes là. Vous êtes des agents du Mossad et vous êtes venus pour me tuer. » Le jeune couple ne broncha pas. L’homme déclara : « Vous avez à moitié raison. Nous sommes effectivement du Mossad mais si nous étions venus pour vous tuer, vous seriez mort depuis des semaines. » « Ou peut-être, dit Skorzeny, c’est moi qui vais juste vous tuer. » Anke intervint : « Si vous nous tuez, ceux qui nous suivent ne vont pas se donner la peine de prendre un verre avec vous. Vous ne verrez même pas leur visage avant qu’ils ne vous fassent sauter la cervelle. Nous vous demandons seulement de nous aider. » Après une longue minute qui sembla une heure, Skorzeny, le révolver toujours braqué sur le jeune couple, demanda cependant : « Quel genre d’aide ? Vous avez besoin qu’on vous aide pour quelque chose ? » L’officier du Mossad, dont maintenant encore les collègues ne dévoilent pas l’identité, dit à Skorzeny qu’Israël avait besoin de renseignements et était prête à le payer grassement. Le chef de commando préféré d’Hitler se tut quelques instants, réfléchit, et surprit l’israélien en disant : « L’argent ne m’intéresse pas, j’en ai suffisamment. » L’homme du Mossad fut encore plus étonné d’entendre Skorzeny évoquer ce qu’il voulait réellement : « J’ai besoin que Wiesenthal enlève mon nom de sa liste. » Simon Wiesenthal, le célèbre chasseur de nazis basé à Rome, l’avait mis sur sa liste de criminels de guerre, mais voilà que l’accusé soutenait n’avoir commis aucun crime. L’israélien ne croyait pas aux protestations d’innocence des officiers supérieurs nazis, mais le recrutement d’un espion exige des mensonges opportuns et des subterfuges. « O.K., dit-il, ce sera fait. On va s’en occuper. » Skorzeny finit par baisser son arme et les deux hommes se serrèrent la main, l’agent du Mossad cachant son dégoût. « Je savais que cette histoire à propos de l’attaque dont vous aviez été victime était fausse, dit Skorzeny, avec le sourire fanfaron d’un professionnel du renseignement. Je savais que c’était juste une couverture. » L’étape suivante consista à le faire venir en Israël. Son agent traitant du Mossad, Raanan, organisa un voyage secret à Tel Aviv où Skorzeny fut présenté à Harel. Le nazi fut interrogé et reçut aussi des instructions et des recommandations plus spécifiques. Pendant cette visite, on fit visiter à Skorzeny Yad Vashem, le musée de Jérusalem, dédié à la mémoire des 6 millions de juifs victimes de l’holocauste. Le nazi resta silencieux et se conduisit avec respect. Il y eut un instant étrange quand un survivant de la guerre pointa son doigt en la direction de Skorzeny et le traita de « criminel de guerre ». Raanan, excellent acteur comme se doivent d’être tous les espions, sourit à cet homme et répondit calmement : « Non, vous faites erreur. C’est un membre de ma famille, qui est lui-même un survivant des camps. » Naturellement, beaucoup dans le renseignement israélien se posèrent des questions sur la réalité et l’apparente facilité du recrutement de ce célèbre soldat dévoué à son pays. Est-ce parce qu’il se souciait tant de son image qu’il avait exigé d’être rayé de la liste des criminels de guerre ? Skorzeny indiqua que se trouver sur la liste faisait de lui une cible. En coopérant avec le Mossad, il s’achetait une assurance-vie. Le nouvel agent semblait donner des preuves de sa totale fiabilité. Comme les Israéliens le demandaient, il partit pour l’Égypte et dressa une liste détaillée des savants allemands et de leurs adresses. Il fournit aussi les noms de nombreuses sociétés écrans européennes qui vendaient et livraient des composants destinés aux projets militaires de l’Égypte, comme la firme de Heinz Krug à Munich, Intra. Raanan continua à être le responsable de l’opération contre les savants allemands, mais il réserva la tâche de rester en contact avec Skorzeny à deux de ses meilleurs agents, Rafi Eitan et Avraham Ahituv. Rafi Eitam a été l’un des personnages les plus extraordinaires du renseignement israélien. Il a gagné le surnom « M. Kidnapping » pour son rôle dans l’enlèvement d’Eichmann et d’autres hommes recherchés par les agences de sécurité israéliennes. Il a aussi aidé Israël à se procurer ce qu’il fallait pour son programme nucléaire secret. Il a été au centre d’un scandale dans les années 80 en recrutant Jonathan Pollard, ce juif américain qui s’était mis à espionner le gouvernement de son pays. Après une vie dans l’ombre, ce personnage, qui a surpris par son originalité, est devenu en 2006, à l’âge de 79 ans, député, à la tête d’un parti qui représente les personnes âgées. « Oui, j’ai rencontré Skorzeny et j’ai été son agent traitant, » nous a-t-il confirmé récemment. Comme d’autres vétérans du Mossad, il a refusé de nous donner plus de détails de façon officielle. Ahituv, né en Allemagne en 1930, s’est trouvé, lui aussi, impliqué dans de nombreuses opérations clandestines tout autour du monde. De 1974 à 1980, il a dirigé le service de sécurité intérieure, le Shin Bet, dont les archives recèlent aussi de nombreux secrets et qui a souvent mené des projets conjointement avec le Mossad. Les agents du Mossad ont effectivement essayé de persuader Wiesenthal d’enlever Skorzeny de sa liste de criminels de guerre, mais le chasseur de nazis a refusé. Alors le Mossad, avec son chutzpah (toupet) habituel, a rédigé une fausse lettre, censée avoir été écrite par Wiesenthal et adressée à Skorzeny où il est spécifié que Skorzeny est disculpé. Skorzeny a continué à surprendre les Israéliens par l’intensité de sa coopération. Pendant un voyage en Égypte, il a même envoyé par la poste des colis remplis d’explosifs, et une bombe fabriquée par des israéliens a tué cinq Égyptiens sur le site militaire consacré aux fusées, Factory 333, où travaillaient des savants allemands. La campagne d’intimidation a été couronnée de succès : la plupart des Allemands ont quitté l’Égypte. Israël n’a cessé sa violence et ses menaces, toutefois, que lorsqu’une de ses équipes a été arrêtée en Suisse, en train d’exercer des pressions verbales sur la famille d’un savant allemand. Un homme du Mossad et un savant autrichien qui travaillait pour Israël ont été jugés. Par chance, le juge suisse a compris la peur d’Israël devant le programme de fusées égyptien. Les deux hommes ont été reconnus coupables d’avoir proféré des menaces, mais ils ont été remis aussitôt en liberté. Le Premier ministre, David Ben Gourion, cependant, a conclu que toute cette publicité était désastreuse pour l’image d’Israël et surtout qu’elle pouvait nuire à un accord passé avec l’Allemagne de l’ouest pour des ventes d’armes. Harel a envoyé sa lettre de démission, qu’à son extrême surprise, Ben Gourion a acceptée. Le nouveau directeur du Mossad, le commandant du renseignement de l’armée, le Général Meir Amit, a renoncé à poursuivre les nazis ou à les intimider. Amit a « réveillé » Skorzeny au moins une fois encore. Le chef des services secrets voulait explorer la possibilité de négociations secrètes de paix et il a demandé au nazi payé par Israël d’organiser une rencontre avec un haut responsable égyptien, mais cela n’a rien donné. Skorzeny n’a jamais expliqué les raisons exactes pour lesquelles il avait aidé Israël. Dans son autobiographie, on ne trouve ni le mot « Israël » ni même le mot « juif ». Certes il a eu l’assurance-vie qu’il cherchait, le Mossad ne l’a pas assassiné. Il avait aussi un goût très prononcé pour l’aventure et l’idée de faire un travail secret avec des espions fascinants, même si c’était des juifs, devait agir comme un aimant pour l’homme à qui ses équipées risquées avaient valu la croix de fer décernée par Hitler. Skorzeny était tout à fait le genre d’homme que les tueries rajeunissaient et ragaillardissaient, du moins en avait-il l’impression. Il est possible que les regrets et le besoin de rédemption aient aussi joué un rôle. Les psychologues du Mossad n’y croyaient pas, mais peut-être a-t-il regretté ce qu’il avait fait pendant la Seconde Guerre mondiale. Sans doute a-t-il été motivé par la combinaison de tous ces facteurs et peut-être même d’autres, mais Otto Skorzeny a emporté son secret dans la tombe. Il est mort d’un cancer, à 67 ans, à Madrid, en juillet 1975. Il a eu deux enterrements : l’un dans une église de la capitale espagnole et l’autre pour enterrer ses cendres dans la concession familiale à Vienne. Des dizaines de vétérans allemands et leurs épouses, qui n’ont pas hésité à faire le salut nazi et à entonner quelques-uns des chants préférés d’Hitler, ont assisté à ces deux cérémonies. Figuraient en bonne place quatorze des médailles de Skorzeny, sur la plupart desquelles on ne pouvait manquer de remarquer des croix gammées noires. Au service de Madrid, il y avait un homme que, dans la foule, personne ne connaissait, mais qui, par habitude, essayait de cacher son visage autant qu’il le pouvait. C’était Joe Raanan qui, à cette époque, était devenu un homme d’affaires israélien prospère. Ce n’est pas le Mossad qui avait envoyé Raanan aux obsèques de Skorzeny, c’est lui qui avait décidé de s’y rendre et à ses propres frais. C’était l’hommage personnel d’un soldat né en Autriche à un autre, et d’un vieil agent traitant au meilleur, mais plus méprisable, agent qui n’ait jamais été sous ses ordres. Dan Raviv, un correspondant de CBS News à Washington, et le journaliste israélien Yossi Melman sont les co-auteurs de cinq livres qui traitent de l’espionnage israélien et des agences de sécurité. Source : Haaretz, le 27/03/2016 Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source. |
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