jeudi 28 juillet 2016

Comment tarir les sources du recrutement salutiste armé, par Pierre Conesa

Comment tarir les sources du recrutement salutiste armé, par Pierre Conesa

Source : Le Monde diplomatique, Pierre Conesa, 02-2015

Le combat contre les djihadistes ne se livrera pas sur des terres lointaines. Il ne peut se résumer non plus à une affaire de police et de justice. Lutter contre les idéologies religieuses sectaires requiert une vaste politique de contre-radicalisation s'appuyant sur la mobilisation des élites et des institutions musulmanes de France.

La France accueille les trois plus grandes diasporas d'Europe : juive, arménienne et musulmane. Cette dernière, estimée à cinq millions de personnes, soit 7 % de la population, est proportionnellement supérieure à celle présente dans les autres pays de l'Union européenne ou aux Etats-Unis (1 %). La population musulmane française est très hétérogène, encore animée pour sa partie d'origine maghrébine par un sentiment victimaire hérité du passé colonial. Les facilités du communautarisme qu'ont adopté d'autres pays sont interdites, et c'est bien une politique d'ensemble de contre-radicalisation qui doit se mettre en place en France.

Ses principaux ennemis sont d'abord 
d'autres musulmans

La radicalisation, c'est-à-dire la légitimation ou le recours à la violence, altère tous les grands monothéismes (et pas seulement l'islam), mais aussi le domaine social (« black blocs »…) et évidemment la sphère politique (identitaires, séparatistes…). Le radicalisme musulman recouvre pour l'essentiel le salafisme djihadiste, largement encouragé par le wahhabisme d'Arabie saoudite pour lutter contre les Frères musulmans. Il prévoit la fin prochaine du monde, avec comme signe annonciateur la guerre en Syrie, bataille de l'Armageddon prévue par les prophètes et reprise par le Coran. L'adepte entre dans une communauté fraternelle nouvelle, en adoptant une idéologie globale répondant à toutes les questions de la vie. Son salut passe par une pratique religieuse rigoureuse, classique dans les sectes de l'Apocalypse. Le salafisme djihadiste se différencie par un recrutement sans chef ou gourou identifiable. Il se fait par un système réticulaire qui enserre le candidat pour l'amener à une conversion radicale.

Le salafisme djihadiste a deux dimensions spécifiques. Il n'est pas qu'une pratique religieuse, mais la construction d'une identité politico-religieuse totalitaire qui se concrétise dans sa prétention à représenter l'ensemble des musulmans de la planète (oumma). La stratégie de ghettoïsation qu'il souhaite imposer à la composante française musulmane s'exprime à travers des revendications clivantes sans cesse renouvelées (alimentaires, vestimentaires, comportementales, scolaires…). Il rejette toutes les autres pratiques de l'islam en s'accordant un droit d'excommunication (takfir). Les enfants refusent l'islam des parents, allant parfois jusqu'à la rupture. Ses principaux ennemis sont d'abord d'autres musulmans (chiites, soufis ou autres écoles sunnites). Le terrorisme salafiste tue aujourd'hui dix fois plus de musulmans que de non-musulmans.

Sa seconde caractéristique est son extrême sensibilité aux questions géopolitiques, exacerbée à la fois par son idéologie complotiste et par les résultats catastrophiques des multiples interventions occidentales dans le monde arabo-musulman. Le salafisme djihadiste est parvenu à faire de la défense de l'oumma la nouvelle idéologie tiers-mondiste mobilisatrice de jeunes à la recherche d'une cause. Il parle à la génération Internet à travers les moyens les plus modernes, avec en particulier des clips et pas du texte, des images de guerre ressemblant à des jeux vidéo, des images de massacres, le culte des héros… Il est engagé dans une guerre planétaire contre l'Occident, mais aussi contre les autres pratiques de l'islam. Cette vision totalitaire cherche à imposer ses règles, à rejeter les formes républicaines et à légitimer au moins intellectuellement l'usage de la violence, qu'elle présente comme vengeresse.

Les responsables des organisations musulmanes de France, empêtrés dans leurs rivalités personnelles et organisationnelles, ont longtemps observé une attitude réservée, voire complice, vis-à-vis de ces pratiques radicales. Le Conseil français du culte musulman (CFCM) n'a pas réagi à la radicalisation que traduisaient les affaires Merah et Nemmouche (1). Il a été involontairement aidé en cela par une politique publique discrète dont la dimension policière occupait l'espace médiatique.

Mais les temps ont changé. L'intégration des élites de la population française musulmane se traduit, par exemple, par les candidatures en nombre croissant aux élections (municipales et législatives) et dans tous les partis politiques (2), et aussi par un engagement actif contre la radicalisation, surtout depuis la vague de départs en Syrie du printemps 2014. La mobilisation collective des élites intellectuelles, religieuses et associatives se fait par la base, et non via les structures officielles. Une demi-douzaine de manifestations associatives locales ont été organisées depuis juin, à l'image de celle qui s'est déroulée samedi 25 janvier à Lyon, à l'initiative du Rassemblement des musulmans de France, sur le thème « Intégrisme, radicalisation religieuse, les racines et les remèdes ». Toutes ces actions visent à contribuer à la mobilisation publique, plus particulièrement dans des domaines comme l'argumentaire théologique antidjihad, le rôle du réseau d'alerte avancée que constituent associations, gestionnaires de mosquées, imams, théologiens… Ceux-ci sont dénoncés par les salafistes comme des « collaborateurs de police » ou des « traîtres à l'islam », et parfois menacés physiquement.

L'après-7 janvier ne doit surtout pas se restreindre à un débat sur les budgets de la police et de l'armée. Pour quoi faire d'ailleurs, étant donné les conséquences catastrophiques des interventions extérieures précédentes ? La politique de contre-radicalisation doit viser à tarir la source du recrutement. Les salafistes sont enfermés dans des idéologies sectaires et paraissent peu accessibles. Il est difficile de faire redescendre sur terre un illuminé. C'est le reste de la population musulmane qui doit, entre autres, faire l'objet d'une mobilisation associative dans le cadre de la politique publique.

Comme acte fondateur, la parole publique doit désigner la cible : le salafisme djihadiste, et non pas le « terrorisme international », formule creuse qui renvoie aux plus mauvais souvenirs de l'ère du président américain George W. Bush. Si tous les salafistes ne sont pas des radicaux violents, tout terroriste violent a d'abord été radicalisé politiquement. Ce ciblage permettrait de casser le sentiment collectif de stigmatisation des musulmans — souvent à fleur de peau — que des termes comme « islamisme » ou « terrorisme islamiste » entretiennent. La parole politique conforterait les élites musulmanes actuellement engagées dans la lutte contre le salafisme. Construire avec celles-ci une relation de travail pour définir et lutter contre la radicalisation, afin d'éviter des approximations toujours risquées, constitue le véritable défi de l'après-7 janvier. Un discours théologique accompagnant la politique publique de lutte contre la radicalisation calmerait les convertis, qui souvent basculent immédiatement dans la violence.

La France peut revendiquer un siège 
à l'Organisation de la coopération islamique

Mieux connaître les mécanismes de la mobilisation djihadiste est un préalable. Il n'existe aucun observatoire ouvert, à vocation publique, travaillant sur les sites salafistes francophones. Les candidats au djihad, notamment les convertis, s'abreuvent aux sites francophones, et pas arabes ou anglophones. On ne peut concevoir de contre-discours sans connaître le discours.

Si 80 % des jeunes rentrés de Syrie n'ont auparavant fréquenté ni la mosquée ni la prison, comme le disent les juges antiterroristes (3), une étude d'ensemble sur les nouveaux lieux et les méthodes de mobilisation et de conversion doit être menée, la prison étant finalement le lieu de radicalisation le plus connu.

De deux conditions essentielles dépend le succès d'une politique de contre-radicalisation. Le bureau des cultes, dépendant du ministère de l'intérieur, devrait être rapidement rattaché aux services du premier ministre, ou à la rigueur à ceux du ministère de la justice, pour atténuer le caractère policier implicite de toute politique de contre-radicalisation. La désignation du Comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD) par le ministre de l'intérieur en juin 2014 comme cheville ouvrière du nouveau système de l'action publique fait à nouveau basculer la politique publique dans le domaine policier et la lutte contre la « délinquance ».

Le terrorisme islamiste est dangereux, mais il ne doit pas occuper tout l'espace public et médiatique — car le terrorisme a différents visages, et les principales actions en Europe ont été menées par des groupes séparatistes (4).

Le contre-discours devrait émaner d'une plate-forme de coordination qui puisse travailler avec les acteurs privés, associatifs et publics (spécialistes de l'islam et de la communication, psychologues, associations, etc.) pour concevoir et diffuser des messages théologiques de dénonciation du djihad, élaborer des contre-discours en choisissant les médias les plus adéquats, et coordonner des actions de prévention… Cette structure ne devrait pas relever du ministère de l'intérieur ni d'un autre ministère, tout en les associant dans la conception et la gestion des politiques de contre-radicalisation. Plusieurs formules sont possibles. Mais, pour les pouvoirs publics qui doivent être directement associés sans diriger, c'est une révolution, dans un pays où l'habitude est de penser que « c'est à l'Etat de faire ».

La question de la formation des imams fait l'objet d'un rapport récent non publié, le rapport Messner, demandé par le ministère de l'intérieur. Mais la question de la participation de la France à la modernisation de la pensée coranique, avec la création d'un institut de théologie islamique prônée par l'islamologue franco-algérien Mohammed Arkoun — soutenu par l'université de Strasbourg —, reste pendante trente ans après les premières réflexions.

Le besoin d'aumôniers musulmans est criant. La surreprésentation de la population musulmane chez les prisonniers se confronte au manque flagrant d'ordonnateurs du culte (certains sont des retraités qui acceptent de donner de leur temps et de leur argent). La radicalisation y trouve son argumentaire : « l'islam est la religion la plus méprisée par l'administration pénitentiaire ».

Il faut aussi « désethniciser le débat », demande un intellectuel musulman. Interdire à des jeunes d'aller se battre en Syrie reste tout à fait nécessaire. Mais ne faudrait-il pas adopter une loi interdisant à tout citoyen français d'aller combattre dans des régions couvertes par des résolutions de l'Organisation des Nations unies, y compris les territoires palestiniens occupés ?

Compte tenu de sa population musulmane, la France peut légitimement revendiquer un siège à l'Organisation de la coopération islamique (OCI) (5). Assumer son statut de pays musulman serait une bonne manière de plaider soi-même sa propre cause plutôt que de s'entendre morigéner par des pays qui ne savent pas ce qu'est la tolérance religieuse. Une initiative de cette nature stériliserait le discours de victimes d'une « islamophobie de la société française » autour duquel s'agitent des « entrepreneurs politiques » qui prétendent parler au nom de la population musulmane.

Les défis auxquels est confrontée la société française représentent une formidable occasion, si l'intelligence l'emporte sur la manipulation de l'angoisse. Nos dirigeants sauront-ils la saisir ?

Pierre Conesa

Ancien haut fonctionnaire, auteur du rapport « Quelle politique de contre-radicalisation en France ? », décembre 2014, téléchargeable sur le site www.favt.org
Source : Le Monde diplomatique, Pierre Conesa, 02-2015

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