vendredi 17 juin 2016

Brexit : pourquoi les ouvriers anglais détiennent la clé du vote, par Romaric Godin

Brexit : pourquoi les ouvriers anglais détiennent la clé du vote, par Romaric Godin

Source : La Tribune, Romaric Godin, 10/06/2016

Une rue de Newcastle, dans le nord de l'Angleterre. C'est sans doute dans cette région que le Brexit va se jouer en grande partie. (Crédits : Reuters)

Une rue de Newcastle, dans le nord de l’Angleterre. C’est sans doute dans cette région que le Brexit va se jouer en grande partie. (Crédits : Reuters)

Alors que le débat sur le référendum du 23 juin semble se limiter à un dialogue au sein de la droite britannique, le scrutin pourrait se jouer sur la population ouvrière qui vote travailliste.

A écouter les débats autour du référendum britannique sur le maintien dans l’Union européenne du 23 juin, on a souvent l’impression d’un dialogue entre les deux grandes tendances de la droite britannique : celle qui défend une politique continentale active et celle qui défend le « splendide isolement ». Un retour en plein 19e siècle et aux grands débats entre tories et whigs. Du reste, le premier débat télévisé de la campagne a opposé le premier ministre conservateur pro-UE David Cameron à l’Eurosceptique xénophobe du parti UKIP, Nigel Farage. Et les médias britanniques sont remplis des polémiques entre le conservateur anti-UE Boris Johnson et le conservateur pro-UE George Osborne.

Cette image, qui façonne également la grande majorité des commentaires étrangers, risque de jouer un rôle majeur dans les négociations qui suivront le scrutin en cas de succès du vote « Leave » (« Quitter » l’UE). Elle est pourtant très imparfaite. Car les oppositions politiques traditionnelles ne sont pas déterminantes dans ce vote. L’opposition se joue davantage sur le plan social et géographique,  entre d’autres oppositions que le spectre politique britannique ne reflète plus réellement : opposition entre grandes métropoles mondialisées et régions victimes ou oubliées de cette mondialisation ; opposition entre la partie des classes moyennes qui s’enrichit encore et celle qui se paupérise ou à le sentiment d’une paupérisation. L’Union européenne joue alors le rôle d’un symbole d’une évolution sociale que l’on veut préserver ou freiner.

Pourquoi le scrutin se joue à gauche

Politiquement, la droite et la gauche britannique sont donc divisés de l’intérieur. La droite penche néanmoins largement en faveur du Brexit si l’on se base sur les résultats de l’élection générale de mai 2015. L’ensemble des partis de droite, des Libéraux-démocrates à l’UKIP en passant par les Tories et les unionistes nord-irlandais, y avait obtenu 58,4 % des voix. Selon un sondage Yougov récent, les trois quarts des électeurs libéraux (ce parti a obtenu 7,9% des voix) sont favorables au maintien dans l’UE, tandis que la quasi-totalité des électeurs de l’UKIP (12,6% des voix) sont favorables au Brexit, les Conservateurs (36,9% des suffrages) étant coupés en deux. Très schématiquement, les électeurs de droite devraient contribuer à ce que 33 % de la totalité des électeurs britanniques votent en faveur du Brexit, tandis qu’ils apporteraient 25 % des suffrages pour le maintien dans l’UE.

En théorie, donc, si les électeurs de la gauche britannique qui représentaient plus de 40 % des votes en 2015, suivaient les consignes de leurs partis, tous quasi unanimement favorables au vote « Remain », l’affaire serait entendue et le Brexit accuserait un retard considérable de plus de 15 points, ce qui devrait lui assurer une victoire aisée, même en prenant en compte la grossièreté de ces calculs. Or, ce n’est pas le cas. Les électeurs de la gauche britannique sont donc aussi fort divisés. C’est bien cette division « invisible » dans les débats – malgré  l’existence d’une minorité de dirigeants du parti travailliste qui font campagne pour le Brexit – qui sera déterminante pour le résultat final. La division de la droite n’est en effet pas suffisante pour justifier un résultat serré au référendum.

Une gauche divisée

La clé du vote est donc l’électeur de la gauche de 2015 qui est prêt à voter pour le Brexit. Quel est cet électeur ?  Où est-il ? Globalement, il ne s’agit pas d’un électeur d’un parti nationaliste d’une des trois nations « périphériques » du Royaume. Ces partis (SNP en Ecosse, Plaid Cymru au Pays de Galles et Sinn Féin en Ulster) se situent tous à gauche de l’échiquier politique et leurs électeurs sont généralement très favorables à l’UE. Ils y voient, en effet, un contre-pouvoir à Westminster et à la domination anglaise dans le Royaume-Uni. L’UE garantit en effet des droits aux minorités linguistiques. Dans le cas nord-irlandais, le Sinn Féin redoute qu’un Brexit ne renforce encore la frontière entre les deux Irlande, une dans l’UE, l’autre au-dehors, ce qui éloignerait encore son but de réunification de l’île.

Certes, en Ecosse, il peut y avoir un vote «  à plusieurs bandes » dans lequel on mise sur le Brexit pour provoquer un deuxième référendum sur l’indépendance, mais il est marginal. Globalement, les nationalistes gallois, irlandais et écossais estiment que plus on est Européen, moins on est anglais. Leur vote, qui a pesé en mai 2015, près de 6 % de l’électorat semble acquis au vote « Remain ». Ce qui rééquilibre théoriquement la répartition des votes entre les deux camps.

L’électeur décisif est donc un électeur travailliste. Certes, ces électeurs semblent Or, selon le sondage de Yougov, cet électeur est déterminé à 75 % à voter en faveur du maintien dans l’UE. Ce résultat ne semble pas cohérent avec un vote serré au référendum et il est sans doute en réalité inférieur. C’est l’ampleur de la division sur la question européenne au sein des électeurs du Labour qui va déterminer le résultat final. La progression du vote « Leave » correspond donc à la progression de ce vote au sein des électeurs du Labour. Et c’est ici que l’on retrouve la division socio-géographique déjà citée.

Les régions industrielles du nord, clé du scrutin

En mai 2015, le Labour pouvait s’appuyer sur deux grands bastions : l’agglomération londonienne et les zones ouvrières du centre et du nord de l’Angleterre. Dans le Grand Londres, le Labour a glané 1,5 million de voix, soit 43,7 % des bulletins. Dans le Nord, les Travaillistes ont récolté 2 millions de voix et près de 45 % des voix. Or, pour le référendum, il semble que les deux régions pourraient voter différemment : Londres est très favorable à l’UE, le Nord de l’Angleterre plus tenté par le Brexit. Ceci signifie que la clé du scrutin sont les ouvriers anglais, encore nombreux dans le nord, qui, en mai 2015 ont voté Labour, mais qui, ce 23 juin, pourraient déposer un bulletin « Leave ».

Il est intéressant de remarquer que les électeurs des régions industrielles qui ont rejoint le UKIP en mai 2015 ne sont pas majoritairement des électeurs travaillistes. L’analyse du scrutin régional ne laisse aucun doute sur ce point : la progression du UKIP est considérable dans le Nord-Est par exemple (+17 points), mais le Labour a aussi progressé (+3,3 points) : les nouveaux électeurs du parti de Nigel Farage viennent d’abord des déçus du vote libéral et des autres partis, pas du Labour. Autrement dit : si la vote en faveur du Brexit l’emporte dans ces régions et fait basculer le vote national, ce sera surtout le fruit d’un électorat ouvrier travailliste.

Les raisons de la timidité de Jeremy Corbyn

Le Labour doit donc faire face à ce paradoxe : les classes les plus fragiles de la société ont voté pour lui à 41 % en 2015, mais voteront à 47 % pour le Brexit selon un sondage Yougov (contre 26 % pour l’UE). C’est ce paradoxe qui contribue à rendre le référendum serré et c’est de son ampleur que dépend le résultat du 23 juin. Jeremy Corbyn, le leader du Labour l’a bien compris : il marche sur des œufs et doit prendre garde de ne pas s’aliéner définitivement une partie considérable de son électorat. Sa campagne assez timide pour le « Remain » ne s’explique donc pas seulement par ses options personnelles (il a longtemps été un opposant à l’UE) comprimées par les « barons » du parti, c’est aussi un enjeu d’avenir pour les Travaillistes.

Rien à perdre ?

Reste à savoir pourquoi les classes ouvrières et populaires sont prêtes à basculer dans le vote en faveur du Brexit. Il semble, en tout cas, que ces classes les plus fragiles ne croient ni aux études catastrophiques sur les conséquences économiques de la sortie de l’UE ni au discours des dirigeants travaillistes sur le « matelas de protection » de droits sociaux qu’offre l’UE face aux projets de la droite en cas de Brexit.

Pourquoi ? Peut-être parce que la situation de cette classe sociale est mauvaise et qu’elle désire logiquement la changer. Or, le vote « Remain » est naturellement perçu comme un vote de continuité. Le vote « Leave » s’impose donc alors comme une alternative possible que les discours de peur de l’élite renforcent par ailleurs, en confirmant que ce sont bien les plus puissants et les plus riches qui ont le plus à perdre d’un Brexit. Dans un autre sondage Yougov, à la question qui a le plus à perdre d’un Brexit ? une petite majorité de 5 % de Britanniques citait les ouvriers pauvres, mais une très large majorité de 20 % citait les grands patrons.

Les fruits d’une stratégie économique

Ce qui déterminera le résultat du référendum, ce sont donc les conséquences du modèle économique britannique. Ce dernier repose sur un plein-emploi alimenté par une faible croissance des salaires et par une productivité réduite. Pour financer l’immense déficit courant issu de la désindustrialisation, les gouvernements britanniques ont choisi d’attirer les investissements financiers centrés sur Londres par des taux d’imposition attractifs financés par des coupes dans les services publics. Il en résulte une désertification des régions périphériques qui explique à la fois la poussée du nationalisme et le mécontentement des classes populaires. On a ici tous les ingrédients d’un rejet de la situation actuelle.

La question des salaires est centrale. L’ensemble des salaires réels britanniques a progressé de 15,5 % en 16 ans, soit 0,97 % par an. Une faible hausse qui ne reflète pas une forte disparité. D’autant que dans les régions du nord de l’Angleterre, cette modération salariale – alimentée par la flexibilité du marché du travail – n’a guère permis d’attirer l’emploi industriel, mais a développé l’emploi dans les services, là où les salaires sont les moins élevés et où la concurrence de la main d’œuvre d’Europe de l’est est la plus palpables.

Un discours pro-Brexit plus audible

Le discours apocalyptique en cas de Brexit est donc plus difficile à accepter chez cette population qu’à Londres, où l’on sait ce que l’on doit à la finance et au libre-échange. Le discours xénophobe de la droite pro-Brexit a plus de facilité à trouver un écho. Dans les régions industrielles, on constate que l’UE n’a pas pu protéger le niveau de vie de beaucoup de travailleurs et n’a pas su défendre les usines. La fermeture des opérations britanniques de l’aciériste de Tata Steel qui est en cours est venue encore renforcer ce sentiment. Dans ces conditions, que craindre de plus ? Et pourquoi ne pas tenter une autre stratégie ? L’Union européenne devrait aussi réfléchir sur ce fait : si Brexit il y a, ce sera aussi le fruit d’une stratégie économique qui l’a longtemps inspiré. Pour se sauver, elle devra sans doute alors réfléchir à sa politique économique.

Source : La Tribune, Romaric Godin, 10/06/2016

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Espagne : Podemos devant les socialistes, mais encore loin du gouvernement

Source : La Tribune, Romaric Godin, 09/06/2016

Pablo Iglesias et Alberto Garzon, les deux dirigeants de la gauche radicale espagnole, seraient les vainqueurs du scrutin du 26 juin. Mais gouverneront-ils ? (Crédits : © Andrea Comas / Reuters)

Pablo Iglesias et Alberto Garzon, les deux dirigeants de la gauche radicale espagnole, seraient les vainqueurs du scrutin du 26 juin. Mais gouverneront-ils ? (Crédits : © Andrea Comas / Reuters)

La grande enquête du CIS semble confirmer que Podemos, allié au reste de la gauche radicale, dépasserait le PSOE et se rapprocherait des conservateurs, toujours en tête. Mais la constitution d’une alliance sera délicate.

Unidos Podemos, l’alliance entre Podemos, certains partis régionalistes et la coalition Izquierda Unida, qui regroupe les Verts et le Parti communiste, pourrait être le principal vainqueur de la nouvelle élection générale espagnole prévue le 26 juin. C’est du moins ce qui ressort de l’enquête menée par le Centre d’enquête sociologique (CIS) entre le 4 et le 22 mai dernier. Ce sondage est considéré comme un des plus significatifs, étant fondé sur plus de 17.000 entretiens individuels réalisés dans plus de 1.000 communes espagnoles. Surtout, il permet des projections en sièges, ce qui est essentiel pour évaluer la capacité future de formation d’un gouvernement. Il est donc observé de très près pour juger de l’état de l’opinion près d’un mois avant le scrutin.

Surplace du PP

Certes, le Parti populaire (PP) du président du gouvernement sortant Mariano Rajoy resterait le premier parti du pays. Son soutien pourrait même légèrement progresser, passant de 28,7 % le 20 décembre dernier à 29,2 %. Mais en termes de nombre d’élus au Congrès des députés, le PP n’obtiendrait que de 118 à 121 sièges, contre 123 en décembre. En réalité, il semble que le parti conservateur reste centré sur ses bastions et ne puisse guère descendre plus bas (en 2011, il avait obtenu 45 % des voix), mais Mariano Rajoy, malgré ses promesses de baisses d’impôts, sa volonté de capitaliser sur les succès économiques du pays et sa posture de « seul recours » contre le blocage politique, ne parvient guère à regagner du terrain. Le PP ne progresse pas, handicapé par les effets durables de sa politique d’austérité, par la figure honnie par beaucoup de Mariano Rajoy et par les très nombreux scandales de corruption qui le frappent.

Ciudadanos en légère progression

Parallèlement, l’autre parti de droite, Ciudadanos (C’s) progresserait aussi de 0,7 point à 14,6 %. Cette nouvelle progression ne se traduirait cependant pas en sièges puisque le parti d’Albert Rivera emporterait 38 à 39 sièges contre 40 le 20 décembre. Albert Rivera ne réussirait donc qu’à moitié son pari de se présenter, après l’échec de la précédente législature, comme un homme de bonne volonté, capable de s’allier avec les socialistes pour former un gouvernement. Cette position qui ferait de Ciudadanos un parti capable de dénouer la situation politique ne joue donc qu’à la marge. Dans le prochain Congrès, ce parti ne devrait pas connaître un renforcement majeur. Albert Rivera semble ne pas pouvoir réaliser de nouvelle percée significative ni dans l’électorat socialiste, ni dans l’électorat conservateur.

Sorpaso à gauche

La vraie nouveauté possible de cette élection se situe à gauche où le « sorpaso », le dépassement du parti socialiste, le PSOE, par Unidos Podemos serait réalisé. Selon le CIS, la gauche radicale cumulerait 25,6 % des voix, soit 1,2 point de plus que le score de Podemos et d’IU le 20 décembre et dépasserait le PSOE donné en baisse de 0,8 point à 21,2 %. En termes de sièges, le PSOE compterait entre 78 et 80 sièges, soit entre 12 et 10 sièges de moins que les 90 du 20 décembre, tandis qu’Unidos Podemos aurait entre 88 et 92 sièges contre 71 le 20 décembre. C’est le fruit du système électoral espagnol, système proportionnel au niveau des provinces avec une prime au plus fort reste, donc aux partis les mieux placés. Grâce à la conjonction des deux partis et à sa progression, Unidos Podemos gagneraient ainsi jusqu’à 20 sièges.

Le PSOE en plein désarroi

Cette situation serait un coup de tonnerre dans le paysage politique espagnol. Jamais, depuis le retour de la démocratie en 1978, le PSOE avait été placé en troisième position. Il faut même remonter à la seconde république et aux élections de 1933, désastreuses pour la gauche, pour voir le PSOE troisième au niveau national. Ce serait donc un échec cinglant pour le secrétaire général du PSOE, Pedro Sánchez, qui, en mars, avait souhaité, après un pacte avec Ciudadanos, briguer la présidence du gouvernement. Mais le refus de Podemos l’avait alors fait échouer. Pedro Sánchez l’a reconnu : il n’y a plus guère d’enthousiasme au sein du PSOE.

Le parti ne s’est jamais remis de sa politique au début de la crise, en 2010-2011, où il a initié la politique poursuivie par Mariano Rajoy. L’incertitude de son positionnement, renforcée encore par son alliance avec Ciudadanos au printemps, ne lui permet guère de gagner du terrain. De même, sa position dure sur la question catalane, inspirée par la présidente andalouse Susana Díaz, lui a fait perdre un terrain considérable en Catalogne. La tentative de revenir à un statut proche de celui de 2006 a lamentablement échoué sur l’opposition catalane et sur l’opposition interne au PSOE. Il a ainsi perdu un de ses bastions pour en conserver un autre tant bien que mal. Comme beaucoup de ses équivalents européens, le PSOE n’apparaît plus comme « utile » politiquement et son soutien se limite à des votes de réflexe qui s’effritent inexorablement.

Les raisons de la poussée de Podemos

En face, Podemos bénéficie évidemment de l’effet de masse lié à son alliance avec IU qui lui apporte près de 4 points de pourcentage supplémentaires et un million de voix, quelques-uns assez déterminant comme en Andalousie ou en Aragon. Mais cette alliance a aussi permis de capitaliser sur la popularité du président d’IU, Alberto Garzón, élu par les enquêtes homme politique le plus apprécié d’Espagne. Au-delà, la cohérence de Podemos qui, durant les négociations du premier semestre, s’est montré ouvert tout en refusant de revenir sur certaines lignes rouges, lui permettent de profiter des déçus du PSOE et de progresser dans les territoires périphériques du pays.

L’insistance de Podemos à permettre un référendum d’autodétermination en Catalogne lui permet ainsi de gagner du terrain dans cette région, où il était déjà arrivé en tête le 20 décembre et où il gagnerait encore 3 sièges de plus à 17 sièges. Les Catalans voient dans le vote Unidos Podemos un vote « utile » pour imposer le référendum. Un vote plus utile que celui de certains partis indépendantistes, comme celui de centre-droit (DiL), qui perdrait entre un et deux sièges. Même constat au Pays Basque où Unidos Podemos passerait en tête avec deux sièges de plus que le 20 décembre (sept contre cinq) au détriment du Parti nationaliste basque (PNV). Un quart de sa poussée en sièges s’expliquerait donc par ces deux régions.

La gauche devant, mais…

Pour autant, le « sorpaso » que craint tant le PSOE et qu’espère tant Podemos ne règle rien en termes arithmétiques. Construire une coalition sera toujours aussi difficile. Certes, la gauche passera clairement devant la droite en termes de sièges. L’alliance PSOE-Unidos Podemos pourrait disposer de 170 sièges, celle entre le PP et Ciudadanos de 159 sièges. Mais aucune n’auront la majorité absolue. Et surtout, la politique espagnole ne se construit pas en termes d’opposition droite-gauche pure. L’histoire des partis, la question des nationalités, la relation à la monarchie jouent aussi des rôles et rebattent les cartes.

Le PSOE est un des partis sociaux-démocrates les plus « centristes » d’Europe. Ses cadres sont très hostiles à une alliance avec Podemos et IU. Le dirigeant de Podemos, Pablo Iglesias est franchement détesté par les barons du PSOE. Ces derniers seront vent debout contre cette alliance, d’autant que Pedro Sánchez, détesté également par les cadres du parti depuis sa nomination par la base à la surprise générale en 2014, sera sous pression et pourrait être écarté. La défaite de Pedro Sánchez sera celle d’une position moyenne cherchant à construire un impossible pont entre Ciudadanos et Podemos contre le PP. Une fois le secrétaire général du PSOE discrédité, il y a fort à parier que le PSOE regarde davantage au centre qu’à gauche et préfère n’importe quelle option à un gouvernement dirigé par Pablo Iglesias.

D’autant que la nouvelle femme forte du parti devrait être Susana Díaz. Laquelle ne voudra d’aucune alliance sur la base d’un référendum en Catalogne. Or, pour que Pablo Iglesias devienne président du gouvernement, il faudrait obtenir au moins l’abstention des républicains catalans d’ERC (donnés à 9 sièges), lesquels n’en voudront pas parler sans engagement sur un référendum. L’équation semble donc insoluble. Car même si l’aile gauche du PSOE l’emporte après les élections, ce qui est très improbable, le parti risque alors davantage d’exploser que de se ranger derrière l’idée d’une alliance de gauche.

Une alliance de droite avec la tolérance du PSOE ?

La nouvelle élection pourrait donc ne rien régler. Le PSOE affaibli pourrait préférer une abstention qui, in fine, permettrait au PP et à Ciudadanos d’obtenir une fragile majorité relative. Un tel scénario semble aujourd’hui plus probable qu’une alliance de gauche et permettrait au PSOE de jouer le rôle d’arbitre et d’influer du dehors sur la politique. Il pourrait ainsi espérer profiter d’une partie du bilan du gouvernement, tout en jouissant de l’enviable position d’opposant. Mais il faudra régler le problème Rajoy puisqu’Albert Rivera et Ciudadanos refusent toujours de soutenir le président sortant. Le blocage politique pourrait donc durer encore après le 26 juin. Reste cependant à savoir si les tendances affichées par cette enquête du CIS seront durables. 22 % des personnes interrogées demeurent indécises. Leur vote peut donc encore faire bouger les lignes. Même si les différences entre les partis semblent insurmontables.

Source : La Tribune, Romaric Godin, 09/06/2016

 

 

Vers une “bataille du cash” entre la BCE et l’Allemagne ?

Source : La Tribune, Romaric Godin, 09/06/2016

Les banques allemandes vont-elles stocker des billets pour éviter les taux négatifs de la BCE ? (Crédits : CC0 Public Domain)

Les banques allemandes vont-elles stocker des billets pour éviter les taux négatifs de la BCE ? (Crédits : CC0 Public Domain)

Commerzbank réfléchirait à stocker de l’argent liquide pour échapper aux taux négatifs. Une menace sérieuse, mais qui fait oublier la source du problème du secteur financier allemand.

C’est un avertissement direct envoyé à Mario Draghi. Selon des informations dévoilées mercredi 8 juin par l’agence Reuters, la banque allemande Commerzbank « réfléchirait » à stocker de l’argent liquide pour contourner le taux de dépôt négatif imposé par la BCE. Ces discussions seraient allées jusqu’à impliquer les autorités allemandes. Cette information n’a pas été directement démentie par Commerzbank qui s’est contenté de déclarer à Reuters qu’elle « ne stockait pas de liquidités pour le moment ». Ce qui laisse évidemment toutes les possibilités ouvertes pour l’avenir…

Les taux négatifs

Depuis le 11 juin 2014, la BCE frappe les dépôts au-delà des réserves obligatoires d’une taxe. Celle-ci est passée de 0,1 % à 0,4 % depuis le 16 mars dernier. Cette taxe n’a pas pour fonction, comme on le dit souvent, de favoriser l’usage direct de ces réserves pour les prêts à l’économie. Les fonds déposés auprès de la BCE sont de la monnaie de banque centrale ou « monnaie de base » et ne peuvent qu’être utilisés dans un « circuit fermé » incluant les banques centrales et banques commerciales. Les banques de la zone euro sont ainsi incitées par la BCE à « compenser » ces taux négatifs auxquelles elles peuvent difficilement échapper par des prêts à l’économie et notamment aux secteurs de l’économie les plus risquées, là où les taux sont encore largement positifs. Le coût du dépôt est alors annulé par le gain réalisé par le prêt.

Le problème du secteur financier allemand

Mais, en Allemagne, cette démarche provoque une levée de bouclier. L’Allemagne est un pays d’épargne. L’immense excédent extérieur courant de la première économie d’Europe, qui frôle les 9 % de son PIB prouve assez cet excès d’épargne: c’est le signe d’une économie qui produit plus qu’elle ne consomme . Or, pour récupérer cette épargne immense, qui s’accroît encore avec l’augmentation des revenus outre-Rhin, les banques et les assureurs allemands rivalisent de promesses de rendement. Les taux négatifs rendent ces promesses de moins en moins réalisables, d’autant que l’excès d’épargne rend sa marge de manœuvre pour « compenser » plus étroite. Il suffit d’observer l’évolution récente des dépôts et des prêts outre-Rhin pour s’en convaincre. Les prêts aux ménages et aux entreprises non financières allemands ont progressé entre janvier et avril 2016 de 18,2 milliards d’euros tandis que les dépôts ont progressé de 28,6 milliards d’euros. Le système financier allemand est donc sous pression : elle doit rémunérer davantage d’épargne à des taux élevés tout en devant payer les dépôts auprès de la BCE.

Commerzbank, banque semi-publique

On comprend donc la panique du système financier allemand. Et du gouvernement fédéral qui sait, par ailleurs, la faiblesse structurelle du secteur bancaire allemand. L’information de Reuters est donc clairement une menace adressée à la BCE l’enjoignant de ne pas aller plus avant dans les taux négatifs. Car Commerzbank n’est pas une banque allemande comme les autres. Elle a été sauvée en janvier 2009 par l’Etat fédéral qui a financé la fusion avec la troisième banque du pays, la Dresdner Bank. Aujourd’hui encore, Berlin possède 25 % de son capital. Bref, la discussion sur les moyens de contourner la politique de la BCE ne peut donc ne faire sans impliquer directement le gouvernement fédéral. Or, Wolfgang Schäuble, le ministre des finances allemand est un adversaire ouvert et répété des taux négatifs. La semaine dernière, il a encore avancé que la politique de la BCE causait « des problèmes extraordinaires » aux banques allemandes.

De l’euro lourd, très lourd…

La menace est-elle crédible ? Les banques commerciales ne peuvent pas être rationnées en billets de banque. Elles pourraient donc théoriquement demander à la BCE de changer leur « monnaie de base » taxée à 0,4 % en argent liquide non taxé. C’est clairement le talon d’Achille du taux négatif. Mais attention, l’argent liquide n’est pas réellement « gratuit » : il prend de la place et pose des problèmes de sécurité considérables. Reuters a calculé que un stocke de 2 milliards d’euros en billets de 200 euros pèserait 11 tonnes. Le lieu de stockage nécessaire serait donc important et coûteux. L’assureur allemand Ergo a fait part de demandes des banques concernant le coût éventuel d’une assurance sur des stockages d’argent liquide. La question consiste cependant à savoir si ce coût dépasse ou non la taxe de la BCE sur les dépôts.

Pourquoi la BCE prend la menace au sérieux

A priori, les expériences étrangères montrent que l’on peut aller encore plus loin dans les taux négatifs. En Suisse, le taux est de – 0,75 % tandis qu’en Suède, il est de – 1,10 %. Mais les conditions sont différentes : la pression de l’excès d’épargne est moins forte et les taux de refinancement sont aussi négatifs, alors qu’ils sont à zéro en zone euro, ce qui réduit l’impact négatif de la taxe sur les dépôts. Du coup, la menace allemande n’est peut-être pas une menace en l’air. Et cette information parue mercredi vient sans doute enfoncer le clou. Si une banque semi-publique comme Commerzbank discute avec l’Etat fédéral de cette option, ceci signifie peut-être que Berlin envisage la possibilité de participer à la sécurisation du stockage et donc de faire baisser le coût de l’alternative « cash » aux taux négatifs. La BCE est donc prévenue : la ligne rouge est proche pour l’Allemagne. L’institution le sait sans doute et sa décision récente de rationner les billets de 500 euros en stoppant la production, malgré les cris d’orfraies venus d’Allemagne et de la Bundesbank n’est pas étrangère à cette situation. En réduisant la capacité d’accès aux plus grosses coupures, on rend la tâche du stockage plus difficile pour les banques…

La BCE au pied du mur

L’ennui, c’est que les taux négatifs n’ont pas réellement réussi pour le moment à remplir leur rôle. Le premier eût été de faire baisser l’euro, ce qui n’advient pas. Quant à la hausse du crédit, elle est réelle, mais insuffisante. La BCE n’a certes pas l’intention dans l’immédiat d’aller plus loin, mais si les nouvelles mesures de mars ne sont pas suffisantes, la question se posera. De même, si la croissance s’accélère en Allemagne, la pression pour une inversion du niveau des taux négatifs sera très forte. Car il se pourrait que cette croissance s’appuie à nouveau sur le modèle traditionnel de l’Allemagne, celui d’une croissance des exportations. Les chiffres du commerce extérieur allemand en avril sont assez préoccupants de ce point de vue : les exportations ont progressé de 3,8 % en un an et les importations sont restées stables. Autrement dit, l’Allemagne accroît encore son excédent d’épargne, rajoutant de la pression. Comment la BCE réagira-t-elle alors, prise entre la pression déflationniste et les menaces allemandes ?

Cacher la responsabilité allemande

Reste que ces manœuvres allemandes ont un fond politique évident. Il s’agit de faire porter la responsabilité de la situation à la seule BCE. Or, c’est bien le modèle économique allemand qui est le premier responsable. L’immense et grandissant excédent courant est la vraie malédiction de la zone euro, bien davantage que le déficit public français ou même que la dette grecque. Le refus de Wolfgang Schäuble de pratiquer une vraie relance budgétaire, notamment par des investissements massifs dans les besoins d’infrastructures pourtant évident réduit la demande de crédits outre-Rhin. Les rendements proposés par les banques allemandes ont les mêmes torts : elles favorisent l’épargne et réduisent les dépenses. Ce modèle économique basé sur une survalorisation morale de l’épargne et de l’excédent provoque naturellement un effet négatif sur les perspectives d’inflation et conduit la BCE à faire flèche de tout bois pour dissuader l’épargne.

Les taux négatifs sont donc la conséquence logique d’une Allemagne qui refuse de se réformer et d’engager un vrai rééquilibrage de son modèle en abandonnant réellement son modèle mercantiliste. Comme dans le cas grec, par exemple, les accusations allemandes visent avant tout à dissimuler sa propre responsabilité dans les dysfonctionnements de la zone euro. Et que l’on ne s’y trompe pas : comme dans le cas grec, l’Allemagne n’hésitera pas à saper toute solution raisonnable pour défendre ce qu’elle estimera être ses propres intérêts.

Source : La Tribune, Romaric Godin, 09/06/2016

 

 

Ces trop grosses banques européennes

Source : La Tribune, Jézabel Couppey-Soubeyran, François Morin, 

Jézabel Couppey-Soubeyran et François Morin. (Crédits : DR)

Jézabel Couppey-Soubeyran et François Morin. (Crédits : DR)

 

Les banques paneuropéennes existent déjà, elles ne sont pas concurrentielles et font courir un risque systémique. Par Jézabel Couppey-Soubeyran* et François Morin**

Le 26 mai, dans “Les Echos”, l’économiste Jacques Delpla, membre associé à l’Ecole d’économie de Toulouse, signait une tribune pour appeler à « la naissance de grandes banques paneuropéennes concurrentielles ». Il dénonçait selon lui deux erreurs majeures des autorités européennes. D’abord, celle de ne pas encourager les fusions transfrontalières, ensuite, celle d’empêcher la constitution de grandes banques.

Les grandes banques existent….

Il nous a semblé utile de répondre à Jacques Delpla que les grandes banques existent en Europe et en zone euro. Leur dimension n’est pas paneuropéenne mais mondiale : ce sont donc des banques largement transfrontalières, qui réalisent pour la plupart entre la moitié et les trois-quarts de leur activité à l’international. Le Conseil de Stabilité financière les liste parmi les 30 banques systémiques mondiales, autrement dit parmi celle qui font courir un « risque systémique », c’est-à-dire un risque d’effondrement global du système bancaire et financier. Combien sont-elles parmi les 30 ? Pas moins de 16 dont 9 en zone euro, 4 en France, dont 2 qui figurent d’ailleurs parmi les principaux sponsors de l’institution pour laquelle Jacques Delpla travaille en tant que professeur associé. Listons-les dès fois que … : Deutsche Bank (Allemagne), Santander et BBVA Bilbao (Espagne), Crédit agricole, BNP Paribas, Société générale et BPCE (France), HSBC, Barclays PLC, Royal Bank of Scotland, Standard Chartered (Royaume-Uni), Unicredit Group (Italie), ING Bank (Pays-Bas), Nordea (Suède), UBS et Crédit Suisse (Suisse).

…et elles ne cessent de grossir!

Ces grandes banques n’ont cessé de grossir depuis le début des années 2000, la crise a juste ralenti leur croissance mais a à peine réduit la taille de leur bilan. En 2013, le bilan de ces banques systémiques européennes pesait encore quelques 27 000 milliards d’euros, soit plus de la moitié des 50 000 milliards d’actifs gérés par l’ensemble de ces banques systémiques (l’équivalent de la dette publique mondiale). Elles ne sont en rien concurrentielles. Au contraire, elles concentrent un énorme pouvoir de marché et fonctionnent en oligopole, capables d’ententes et de manipulations, comme cela a été constaté sur le marché des changes ou sur le Libor, et pour lesquelles elles ont été condamnées.

Des exigences règlementaires justes…

A juste titre, l’Union bancaire a placé ces banques systémiques sous la surveillance d’un superviseur européen, la banque centrale européenne. A juste titre, le Comité de Bâle a recommandé des surcharges de fonds propres pour que ces banques exposées à des risques multiples – risque de crédit, risques de marché, risque opérationnel – soient davantage en capacité d’assumer leurs pertes éventuelles. A juste titre, le Conseil de stabilité financière a recommandé que ces grandes banques soient obligées de constituer un coussin supplémentaire d’absorption des pertes (Total Loss absorbing Capacity – TLAC) pour que, en cas de difficulté, leurs créanciers puissent être mis à contribution comme le prévoient les nouveaux dispositifs de résolution des faillites bancaires. A juste titre, l’Autorité bancaire européenne avait envisagé qu’au niveau européen – précisément parce que l’Europe compte beaucoup de banques systémiques – ce coussin soit un peu rehaussé dans le cadre du MREL (Minimum Requirement for own funds and Eligible Liabilities).

… mais remises en cause depuis l’arrivée de Juncker

Oui mais, cela, c’était avant ! Avant que la Commission européenne ne soit présidée par Jean-Claude Juncker. Avant que Jonathan Hill ne devienne Commissaire européen à la Stabilité financière, aux services financiers et à l’Union des marchés de capitaux. Avant que le lobby bancaire ait ainsi tout loisir de faire entendre ses sirènes et puisse sans plus aucune entrave dicter son intérêt, le sien propre qui – faut-il le rappeler ? – n’est pas celui de la collectivité. Le lobby bancaire a partout ses étendards, jusqu’à la Commission européenne, jusqu’à nos universités les plus prestigieuses. Ce qui se joue aujourd’hui est un retour en arrière sur les réformes bancaires et financières qui restaient à poursuivre. Ce relâchement de la réglementation bancaire ne profitera pas à la croissance en Europe. Au contraire, il élèvera l’instabilité des économies européennes et laissera l’hydre bancaire déployer ses tentacules pour les étrangler un peu plus encore.

(*) maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Centre d’économie de la Sorbonne & CEPII, auteur de Blablabanque. Le discours de l’inaction, éditions Michalon (septembre 2015).

(**) professeur émérite à l’université de Toulouse-Capitole, auteur de L’hydre mondiale. L’oligopole bancaire, éditions Lux (mai 2015).

Source : La Tribune, Jézabel Couppey-SoubeyranFrançois Morin, 

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