jeudi 16 octobre 2014

Un Socialiste, Ça Trahit Toujours Ou Le Désastre De Florange Raconté De L'intérieur Du Hollandisme



François Hollande « Perdre les ouvriers ? Ce n’est pas grave »


Son visage est défait, elle n’a pas cherché à le cacher. Pas de maquillage, pas d’artifice, elle offre crânement sa souffrance à ses visiteurs. Elle leur crie à la face, même, elle qui n’a plus le droit de parler. Sa « résistance passive ». Sa façon d’être. Au fond, Aurélie Filippetti assume sa douleur, sa colère se lit en elle... Elle sort de son bureau en souriant, ce mercredi 5 décembre 2012. Elle n’est pas seule. Elle est encore pour quelques instants la ministre de la Culture du gouvernement français.

Un rang à tenir. Un rôle à jouer. Elle raccompagne Marta Suplicy, son homologue brésilienne, dans l’antichambre où trône un gigantesque sapin de Noël aux boules blanches « made in Lorraine ». 

La délégation brésilienne semble en meilleure forme que les Français. Aurélie Filippetti fait encore un effort, elle dit au revoir à ses hôtes, leur redit le plaisir qu’elle a eu à les recevoir, l’espoir que la France et le Brésil travailleront ensemble... Des banalités qui font partie du métier, des phrases toutes faites qu’elle récite sans y prêter attention. Elle est ministre de la Culture, un rêve...
Mais il ne faut pas l’écouter, il faut la regarder, scruter son corps, déceler dans ses traits cernés, son visage blafard le masque non de la fatigue mais de la colère, de la déception.

Au bord du gouffre. Au bord de la dépression politique. Political breakdown...

Jupe noire, haut bordeaux, habillée comme si elle avait dix ans de plus, elle qui fait d’habitude si attention à elle. Là, rien ne fait diversion, on ne voit que sa tristesse. Ses cheveux sont attachés, son visage se donne à voir, brut de douleur.

Elle entre dans son bureau et lance juste : « Ça sent le sapin. » Sens propre ? Sens figuré ? Elle sourit de ces mots qui sortent tout seuls, de cette ambiguïté qu’elle assume. Noël approche, elle devrait être heureuse, elle va retrouver sa fille. L’arbre décoré clignote à gauche du canapé blanc où elle va se lover, enlevant ses escarpins noirs, pliant ses genoux, prenant ses jambes dans son bras droit. Presque en position fœtale, ramassée sur elle-même dans les plis de son canapé.

Si elle pouvait se tenir comme un bébé elle le ferait. Elle a mal et ça se voie, elle va mal et elle veut qu’on le voie. Elle voit que je prends des notes, que je vais le raconter et jamais elle ne me demande d’arrêter.

Les mots sortent mécaniquement, elle dont la vie leur est dédiée. Elle commence calmement, se souvient de sa visite à Florange avec Arnaud Montebourg en septembre dernier. Se remémore les premières discussions sur le contrôle public temporaire, les mots doux pour dire la nationalisation.

« Arnaud a pris le dossier à bras-le-corps, il a cette idée qui me convainc pour sortir de la nasse dans laquelle nous avait mis Mittal. J’en parle à Hollande, il est réticent, c’était il y a deux mois, puis ça s’impose. J’ai cru qu’on allait y arriver, Hollande est un pragmatique. »

La colère monte peu à peu, le débit se fait plus rapide, et la phrase fuse, résumé des six premiers mois d’un quinquennat dans lequel elle ne se reconnaît plus : « Enfin un geste de gauche, ça rééquilibrait. »

Flash-back sur ce maudit vendredi soir où tout a basculé. Aurélie Filippetti est au théâtre.

Personne ne lui a rien dit. « Je sors et j’ai cinquante sms dont un de Chantepy [le directeur de cabinet du Premier ministre] me demandant de faire le service après-vente ! » Elle ne savait pas que le Premier ministre parlerait. Evidemment, en Hollandie, personne ne l’a prévenue que le vent avait tourné, que la nationalisation était enterrée, que les hauts-fourneaux fermaient et que Mittal avait
gagné. « Hallucinant. » François Hollande n’a jamais décroché son téléphone. Jean-Marc Ayrault non plus. Pas de débat, pas de collectif.  Ce n’était pas son dossier. La gauche abandonne une nouvelle fois la sidérurgie. Personne ne prévient la fille d’ouvrier, l’enfant de la mine. Les « derniers jours de la classe ouvrière », c’était le titre de son roman, c’est la politique de son gouvernement... Tant pis pour elle qui a cru en eux. Elle balance : « C’est mort, c’est comme à Gandrange, c’est un cauchemar.» «Mittal était le cauchemar de Sarkozy, mais dans quel monde ils vivent. » 

Son enfance a été bercée par la fin de la sidérurgie lorraine. Trente ans plus tard, rien n’a changé, elle est minée. Sidérée : « Je n’ai pas eu d’explications sauf des trucs qui me désespèrent profondément. Business as usual. »

Ses illusions perdues. Elle avait tellement voulu y croire. Elle était ministre, la gauche était au pouvoir, comme quand elle était enfant, mais cette fois elle en était. Incroyable. Un rêve. Son père mort trop tôt n’a pas pu imaginer que sa fille entrerait dans l’histoire de la gauche. La semaine d’avant, elle était en Italie dans son village, reçue comme une héroïne. L’Histoire était belle. Le pouvoir était maussade. Aurélie Filippetti s’accrochait à tout, sa vie devait avoir ce parfum romanesque qu’elle aimait tant. « C’était trop beau pour être vrai, c’était mai 1981. »

Le retour au réel est brutal. « Depuis vendredi soir, je suis groggy, déprimée au sens propre, j’ai découvert à quel point ils étaient cyniques. »

Cela fait près de trente minutes qu’elle vide son sac et sa rancœur a un visage : Jean-Marc Ayrault. Elle protège François Hollande, qu’elle a soutenu dès la primaire contre Martine Aubry, montant au front pour attaquer la maire de Lille. Dans son monde, pour tenir, il faut qu’elle ménage le président. « Hollande a suivi Ayrault. » Elle s’arrête et avoue, lucide : « Enfin, je préfère le croire. » Elle s’en veut : « J’ai essayé de faire la bonne élève. » La colère reprend ses droits :

« J’étais réformiste, je deviens révolutionnaire depuis que je suis ministre, je parle comme Mélenchon, Hollande fait la politique des marchés. »
Elle n’a pas le droit de parler, le Premier ministre l’a encore remise au pas le matin en sortant du Conseil des ministres. Une conversation sèche, « il n’y a pas que Florange en France » ou « il y en a qui seraient contents d’avoir cinq cents emplois ». Elle n’a pas parlé au chef de l’Etat, comprend qu’elle est dans une seringue : « Je ne sais pas comment ça va finir, ce matin c’était chaud, mais j’ai raison. » C’est la première fois que l’enfant sage se révolte. Par émotion, avec ses tripes.

Pendant qu’elle raconte sa vérité, les syndicalistes de Florange sont à Matignon. Toutes les cinq minutes, elle demande des nouvelles, triture son téléphone, regarde les dépêches. Il est plus de 20 heures, l’alerte tombe, pour les ouvriers « le Medef a gagné ».
Elle se lève, va chercher la télécommande sur son bureau et se démène pour allumer la télé, « ah, ça ne marche jamais », elle sort demander de l’aide, mais l’image surgit. Elle ne sait pas sur quelle chaîne elle est, elle zappe et se pose sur le JT de France 2 dont Jean-Marc Ayrault est l’invité en duplex depuis Matignon. Quand le visage du Premier ministre apparaît, elle lâche un long soupir, et quand il affirme « ça a permis de sauver l’emploi », deux « pipeau, pipeau » sortent de sa bouche.

Un syndicaliste de FO cueilli à la sortie de la réunion balance « le nom de Jean-Marc Ayrault sera associé à la mort de la sidérurgie ». Filippetti pense à son père, à ses copains morts de la mine comme lui. « C’est un cauchemar, j’ai l’impression de revenir trente ans en arrière. »




Elle écoute d’une oreille celui qui est son patron égrener ses arguments, et comme une boxeuse sur un ring, elle rend les coups. « Six cents emplois sont sauvés », dit Ayrault dans la télé. « C’est
faux, leurs postes sont supprimés », rétorque la super déléguée syndicale. Elle aimerait avoir des nouvelles de son copain Edouard Martin, il ne répond pas. Elle écoute Ayrault, le visage fermé, et lâche : « Même la culture je ne peux pas en faire. » Elle sent l’étau se resserrer, elle pourra de moins en moins parler, elle est dans le collimateur de Matignon. Justement, c’est à Matignon qu’elle est convoquée le lendemain avec les élus lorrains pour entendre la bonne parole du Premier ministre sur cet accord honni à ses yeux. Hésitante : « Je ne sais pas si je vais y aller. » Bravache : « Je n’y vais pas, c’est un acte de résistance passive. » Un conseiller souligne que son absence va être très mal perçue, qu’elle devrait faire comme Arnaud Montebourg, le présent muet. Rebelle :
« Et alors, ils vont me virer, qu’ils le fassent. » Libérée : « Avec ce qu’ils font à la culture et maintenant Florange, je ne sais pas pourquoi je reste... C’est identitaire chez moi. » Les derniers jours de la classe ouvrière, elle aurait tant voulu que cela reste un titre de roman.

Le matin, en sortant du Conseil des ministres, elle a écouté le message que lui avait laissé Jack Ralite, « Aurélie, je t’ai entendue sur France Inter, merci pour ce que tu as dit sur Mittal », elle a fondu en larmes. Ralite, ministre communiste parti quand la parenthèse libérale s’ouvrait, quand la gauche trahissait les espoirs de la classe ouvrière. Trente ans déjà.

Après l’annonce du redécoupage de sa circonscription, Aurélie Filippetti avait pensé trouver refuge au Parlement européen en juin 2009, elle imaginait alors faire du charismatique leader CFDT de Florange, Edouard Martin, un député de la République. Mais Filippetti a échoué à être élue eurodéputée et Martin est resté syndicaliste en colère. Le gamin venu d’Andalousie avait cru en Hollande quand le candidat socialiste était monté sur la camionnette syndicale, en pleine campagne présidentielle. Mais la belle gueule a vite déchanté, quand il a compris que la nationalisation n’avait été qu’un leurre. Il est à Florange, dans le local syndical, ce vendredi 30 novembre peu avant 20 heures. Et quand il entend Jean-Marc Ayrault dire que les hauts-fourneaux ne reprendront pas et que Mittal restera le patron, Edouard Martin se prend la tête dans les mains et lâche « putain, traîtres » devant les caméras.

Son visage et son cri resteront le symbole des promesses de campagne non tenues, de cet adieu au Bourget jamais assumé. Ce soir-là, les Français comprennent que la campagne présidentielle ne fut qu’une parenthèse dans la vie de François Hollande. Il n’a jamais avoué qu’il ne croyait pas à ce qu’il promettait, il le paie. Il a laissé croire que la nationalisation était une solution, alors qu’il ne l’a envisagée que comme une arme de dissuasion dans son bras de fer avec Lakshmi Mittal, il le paie.

« Toutes les vérités que l’on a tues deviennent venimeuses », écrivait Nietzsche. François Hollande l’apprend à ses dépens ce vendredi 30 novembre, devant sa télé. Trop tard pour les ouvriers qu’il a abandonnés.

Il lui reste juste à rattraper Arnaud Montebourg. Les ouvriers peuvent quitter la gauche, le ministre du Redressement productif doit, lui, rester au gouvernement. Le président va recevoir son ministre, le samedi 1er décembre au matin, et il va demander à Jean-Marc Ayrault de s’expliquer/s’excuser.

Quand Arnaud Montebourg rentre dans son bureau, le visage colérique, François Hollande sait qu’il doit trouver les mots pour que son impétueux et talentueux ministre reste à son poste. 

La veille au soir, le chef de l’Etat a prié son conseiller politique Aquilino Morelle d’aller dîner avec celui dont il a dirigé la campagne des primaires pour essayer de le calmer. Si Montebourg claque la porte, l’attelage hollandais explose et la majorité se fissure. Le président ne peut pas se le permettre. 

La gauche sociale démocrate qui défend les patrons va devoir composer avec celle qui pourfend-la-mondialisation et veut nationaliser. La discussion est houleuse, le ton monte, mais les deux hommes, qui ne se sont jamais vraiment aimés – c’est Arnaud Montebourg qui a surnommé Hollande « Flanby » –, n’ont pas envie de se séparer.

« Ce n’est pas le ministre de je-ne-sais-quoi qui te parle, c’est le troisième homme de la primaire », fanfaronne Montebourg. « Ce qu’on a réussi à la primaire, c’est d’avoir agrégé des sensibilités différentes. Il faut que cet alliage continue », démine Hollande. « Le Premier ministre va t’appeler », prévient le chef de l’Etat.

Quand il sort du bureau présidentiel, Montebourg est toujours en colère. Il se réfugie dans le bureau de son ami Aquilino Morelle, où l’attendent également Emmanuel Macron, secrétaire général adjoint de l’Elysée, et Christian Gravel, en charge de la communication. Le portable du ministre sonne, Jean-Marc Ayrault à l’appareil. Montebourg vide son sac, devant témoins, il hurle :


« Comment t’as pu me faire ça ? De quoi j’ai l’air après ce que tu as dit devant les Français alors que je me démène !... T’envoies l’aviation mitrailler tes troupes, c’est ça ? Et après ça, tu fais chier la terre entière avec ton aéroport de Notre-Dame-des-Landes, dont tout le monde se fout ! Tu gères la France comme le conseil municipal de Nantes ! » selon le récit qu’en font Valérie Astruc et Elsa Freyssenet dans leur livre sur Florange. Jean-Marc Ayrault confirmera cet échange dans Le Journal du Dimanche du 31 mars 2013.

Montebourg racontera ensuite qu’il avait rédigé une lettre de démission, ce samedi 1 er décembre.

Pour le ministre du Redressement productif, c’est Edouard Martin qui l’a dissuadé de larguer ce jour-là cette gauche qui n’en avait plus que le nom. Cette lettre, François Hollande ne l’a jamais vue.

François Hollande a besoin d’Arnaud Montebourg, des 17 % de voix qu’il a récoltées à la primaire, de la gauche qu’il incarne. Le 25 juin, à l’Elysée, le président de la République assumait d’être toujours un peu premier secrétaire du PS : « J’ai souhaité qu’il reste, je considère qu’on a besoin de tous ceux qui sont des éléments qui ont fait le Parti socialiste pendant ces dernières années et qui ont du talent. » Hollande veut bien de son « talent », moins de ses idées.

Dans un centre Emmaüs, qu’il visitait en pleine affaire Florange, le jeudi 6 décembre en fin d’après-midi, le président, le visage tendu et après avoir improvisé un discours creux et décousu, avait discuté de manière informelle avec des journalistes. « Les ouvriers, je les connais tous, j’étais sur la camionnette, le coup politique, on le verra dans deux ans. » Puis il lâchait ce double aveu :
« On aurait nationalisé, on aurait dû fermer nous-mêmes. » Non seulement il n’avait jamais cru à la nationalisation, mais il ne croit pas à la viabilité du site de Florange.

Le samedi 1er décembre, dans l’après-midi, François Hollande confiait, en « off » bien sûr, à propos de la nationalisation temporaire : « C’était une menace qu’il convenait de brandir dès lors que Mittal menaçait de fermer, il fallait donc l’étayer. » Une menace pour gagner un bras de fer avec un patron. Mais le symbole lui a échappé, il a réveillé les remords de la gauche, a donné un nom au malaise de son quinquennat. 

François Hollande va en payer le prix chez ses électeurs.
« Chez les ouvriers, oui, mais ce n’est pas grave », balaie-t-il, lui qui avait fait de Florange, Petroplus ou Goodyear les symboles de sa présidence. Finalement, il est retourné à Florange, avec Aurélie Filippetti, sans Arnaud Montebourg. Jeudi 26 septembre 2013, le président voulait crever l’abcès. 

Le comité d’accueil des salariés rappelait la trahison passée, certains sortaient des pipeaux, d’autres sifflaient, quelques-uns hurlaient «escroc», un dernier en écho renchérissait «socialiste». 

François Hollande voulait affronter seul les salariés. Quand Aurélie Filippetti a souhaité entrer dans la salle, un syndicaliste a lancé : « Qu’est-ce qu’elle fout là ? C’est pas une réunion sur la culture ici.» Les ouvriers regrettaient l’absence d’Arnaud Montebourg. « Si jamais vous croisez Montebourg, dites-lui bonjour de ma part, lancera ainsi Edouard Martin, le charismatique délégué de la CFDT, le lendemain. Il nous a manqué . »


Ce devait être la journée de la réconciliation avec la classe ouvrière, les images auraient dû faire l’ouverture des JT. Mais l’histoire a rattrapé le président et son gouvernement. Un autre front, moral celui-là, se lézardait. Cécile Duflot s’emportait contre les propos de Manuel Valls sur les Roms, l’accusant d’être allé « au-delà de ce qui met en danger le pacte républicain ». 

La ministre écolo en appelle au président. A Pompey, où François Hollande visite une usine de canettes, son entourage s’énerve. « Putain, elle nous pourrit notre visite », lâche le secrétaire général adjoint de l’Elysée, Nicolas Revel. Aurélie Filippetti, Verte passée au PS, assène : « Elle fait chier Duflot, elle n’avait pas besoin de faire ça aujourd’hui. » La ministre ne supporte pas d’être rattrapée par la colère d’une autre. Les mois ont passé, sa colère à elle s’est apaisée. Et François Hollande a promis de venir tous les ans à Florange.

Un pèlerinage qui n’effacera pas la blessure de cet hiver 2012. Aurélie Filippetti se souvenait, lors de ces journées si tristes où son président abandonnait les ouvriers, que son père, mineur communiste, disait : « Un socialiste, ça trahit toujours. »

1. Florange, la tragédie de la gauche, Valérie Astruc et Elsa Freyssenet, Plon, 2013.

2. « Florange, les coulisses d’une visite présidentielle », Camille Neveux, Le Journal du Dimanche, 28 septembre 2013.

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