mardi 21 mars 2017

[La No News d’Historia] Oui, la CIA a financé la construction européenne…

[La No News d'Historia] Oui, la CIA a financé la construction européenne…

Un bel exemple de “l’Histoire sous influence”…

I. Asselineau parle de l’UE au 20 heures….

Écoutez bien ce que dit le journaliste (“Ils ont été payés par la CIA ?” – comme si tout le monde n’agissait que pour de l’argent…) et ce que dit Asselineau a dit le 13 mars :

Je me contente de regarder ça, je n’ai pas fouillé ce que François Asselineau avait dit sur son site – ce n’est pas le sujet à ce stade.

II. Historia communique en retour…

Non, Robert Schuman et Jean Monnet n'étaient pas des agents de la CIA !

Source : Historia.fr, 15 mars 2017

Dimanche soir, sur TF1 au JT de 20h, le journaliste Gilles Bouleau a interrogé François Asselineau, candidat de l'UPR à l'élection présidentielle sur les accusations portées par celui-ci contre ces deux pères fondateurs de l'Europe, reprises sur le site internet de ce parti politique.

Le représentant de l'Union Populaire Républicaine, candidat souverainiste partisan de la sortie de la France de l'Europe, affirme que Robert Schuman et Jean Monnet étaient des agents de la CIA et, pour conforter ses dires, montre à l'antenne un numéro d'Historia daté de mars 2003, n°675.

L'article invoqué porte sur le financement de la construction européenne par la CIA entre 1949 et 1959, en pleine guerre froide, pour contrer l'influence soviétique et le subventionnement du PCF par l'URSS. Mais comme le précise l'historien Eric Roussel, auteur d'une biographie de Jean Monnet éditée chez Fayard, dans un entretien en encadré : « Monnet détestait toute forme de compromissions. (…) Il y a bien eu un soutien financier au Comité d'action pour les Etats-Unis d'Europe par la Fondation Ford, (…) mais cette aide n'avait rien de fastueux. La meilleure preuve, précise-t-il, c'est que le Comité d'action n'a cessé de tirer le diable par la queue. » Il s'agit d'une aide sans contrepartie, car Jean Monnet, insiste-t-il, « a toujours agi en pleine indépendance, politique ou autre. »

L'article indique très clairement que Monnet, en fin connaisseur du monde anglo-saxon n'a en aucun cas accepté à titre personnel les dollars de la CIA. « Compte tenu de sa prudence de Sioux, l'aide américaine à son courant européaniste devra emprunter d'autres voies. En 1956, il se voit ainsi proposer l'équivalent de 150 000 euros par la Fondation Ford. Une offre qu'il décline, préférant que cet argent soit versé au professeur Henri Rieben, un économiste et universitaire suisse pro-européen(…) (Celui-ci) utilisera ces fonds en toute transparence financière pour créer un Centre de recherches européen. »

Laisser entendre que Schuman – qui n'est d'ailleurs pas mentionné dans l'article – et Monnet étaient personnellement stipendiés par la CIA, c’est défigurer la lettre et l’esprit  de cet article pour alimenter les thèses anti-européennes et anti-américaines de son parti. 

La rédaction d'Historia

Un passage de l’article en question : l’argent n’est pas le problème

III… puis agit

Historia a demandé à l’UPR de retirer de son site la reproduction de son article que le parti avait réalisée :

En effet, “pas de bol” :

IV. L’objet du délit : l’article de Rémi Kauffer de 2003

Mais il y avait quoi dans cet article ?

En fait, on peut le lire en archive ici. Je vous encourage à le faire, à en garder une copie et à le diffuser.

Source : Historia, Rémi Kauffer, 01/03/2003

Moments d’Histoire soumis le 01/03/2003 par Rémi Kauffer * dans Mensuel n°675 à la page 42

La CIA finance la Construction européenne

De 1949 à  1959, en pleine guerre froide, les Américains, par l’intermédiaire de leurs services secrets et du Comité pour l’Europe unie, versent l’équivalent de 50 millions de dollars actuels à  tous les mouvements pro-européens, parmi lesquels ceux du Britannique Winston Churchill ou du Français Henri Frenay. Leur but, contenir la poussée soviétique…

A 82 ans, Henri Frenay, le pionnier de la Résistance intérieure, fondateur du mouvement Combat, arbore une forme intellectuelle éblouissante malgré sa surdité de l’oreille droite et sa récente opération de l’estomac. Pourtant, il n’a plus que trois mois à  vivre. En ces jours de mai 1988, il me parle de l’Europe dans son appartement de Boulogne-sur-Seine. De cette Europe fédérale dont il a rêvé en vain entre 1948-1954. De la dette aussi que, en cas de succès, le Vieux Continent aurait contracté envers les Américains, ceux notamment du ” Comité “. Et d’insister une fois, deux fois, dix, tandis que moi, je m'interroge : pourquoi diable ce mystérieux " Comité " revient-il à une telle fréquence dans nos conversations ? Pourquoi ? Mais parce que Frenay me confie, avec il est vrai d'infinies précautions de langage, son ultime secret : l'aide financière occulte de la CIA via l'American Committee for United Europe – le Comité – à l'Union européenne des fédéralistes dont il a été le président. Pour reconstituer cette filière inédite, il me faudra une quinzaine d'années. Un jeu qui en valait la chandelle puisqu'il me permet d'ouvrir, pour les lecteurs d'Historia, la porte d'un des compartiments les plus secrets de la guerre froide…

[…]

Comme Jean Monnet, président de la Ceca, Frenay caresse, en cette année 1952, l'idée d'une armée européenne, pas décisif vers l'Europe politique selon lui. L'ACUE approuve chaudement. Prévue par le traité de Londres de mars 1952, cette Communauté européenne de défense comprendrait – c'est le point le plus épineux -, des contingents allemands. Reste à faire ratifier le traité par les parlements nationaux. Frenay s'engage avec enthousiasme dans ce nouveau combat. Pour se heurter, une fois encore, à de Gaulle, qui refuse la CED au nom de la souveraineté nationale et, déjà , du projet ultrasecret de force atomique française, ainsi qu'aux communistes, hostiles par principe à tout ce qui contrarie Moscou. D'après les éléments recueillis par Robert Belot – dont la biographie du chef de Combat devrait sortir ce printemps au Seuil -, Frenay demandera même à l'ACUE de financer l'édition d'une brochure réfutant… les thèses gaullistes sur la CED.

Staline meurt en mars 1953. L'année suivante, Cord Meyer Jr, un proche de la famille Kennedy, remplace Braden à la téte de la Division des organisations internationales de la CIA. Mais 1954 verra surtout cet échec cuisant des européanistes : l'enterrement définitif de la CED. Découragé, Frenay abandonne alors la présidence de l'Union européenne des fédéralistes. A partir d'octobre 1955, les " amis américains " reportent donc leurs espoirs sur un nouveau venu, le Comité d'action pour les Etats-Unis d'Europe de Jean Monnet. Lié à Donovan et surtout à l'ambassadeur américain à Paris, David Bruce, un proche de Franck Wisner, Monnet est trop fin connaisseur du monde anglo-saxon pour accepter directement les dollars de la CIA. Compte tenu de sa prudence de Sioux, l'aide américaine à son courant européaniste devra emprunter d'autres voies. En 1956, Monnet se voit ainsi proposer l'équivalent de 150 000 euros par la Fondation Ford. Une offre qu'il décline, préférant que cet argent soit versé au professeur Henri Rieben, un économiste et universitaire suisse pro-européen qui vient d'être nommé chargé de mission aux Hautes Etudes commerciales de Lausanne. Rieben utilisera ces fonds en toute transparence financière pour créer un Centre de recherches européen.

En 1958, le retour du général de Gaulle, radicalement hostile aux thèses fédéralistes, annihile les derniers espoirs de l'UEF et de ses amis américains. Dissolution de l'ACUE dès mai 1960 puis cessation des financements occultes par la CIA s'ensuivent. En douze ans, la Compagnie aura quand même versé aux européanistes de toutes tendances l'équivalent de 50 millions d'euros sans être jamais prise la main dans le sac ! Mais pourra-t-on préserver longtemps le grand secret ?

La première alerte éclate dès 1962. Trop précise sur les financements américains, une thèse universitaire sur les mouvements européanistes doit être " enterrée " d'urgence en Angleterre. Ce remarquable travail est l'œuvre du fils d'un camarade de résistance de Frenay, Georges Rebattet, créateur en avril 1943 du Service national maquis. Georges Rebattet, le successeur en 1952 de Joseph Retinger comme secrétaire général d'un Mouvement européen dont il a d'ailleurs assaini pour une bonne part le financement.

Deuxième secousse au milieu des années 60. L'étau de la presse américaine (le New York Times et la revue gauchiste Ramparts ) se resserre sur une des filiales du "trust" Braden-Meyer, le Congrès pour la liberté de la culture où¹ se côtoyaient des intellectuels antitotalitaires européens de haute volée – Denis de Rougemont, Manhès Sperber, Franz Borkenau, Ignazio Silone, Arthur Koestler ou, par éclipses, Malraux et Raymond Aron. Financé par la CIA au travers de la Fondation Fairfield, le Congrès édite en français l'une de ses revues les plus prestigieuses, Preuves. Jouant la transparence, Braden jette alors son pavé dans la mare. "Je suis fier que la CIA soit immorale", déclare-t-il en 1967 au journal britannique Saturday Evening Post, auquel il confie des révélations sensationnelles sur le financement occulte par la CIA du Congrès pour la liberté et sur le rôle d'Irving Brown dans les milieux syndicaux. Silence radio, en revanche, sur le soutien aux mouvements européanistes, le secret des secrets…

Ultime rebondissement à partir de juin 1970, quand le conservateur anglais pro-européen Edward Heath arrive à Downing Street. A sa demande, l'Information Research Department lance une vaste campagne pour populariser sous le manteau l'européanisme dans les médias et les milieux politiques britanniques. En 1973, l'Angleterre fait son entrée dans le Marché commun ; le 5 juin 1975, 67,2 % des électeurs britanniques ratifient la décision par référendum. Dans ce renversement de tendance en faveur de l'Europe, un homme s'est jeté à corps perdu : nul autre que le chef de la station de la CIA de Londres, Cord Meyer Jr. Ce bon vieux Cord qui remplaçait vingt ans plus tôt son copain Braden à la téte de la Division des organisations internationales de la Compagnie.

Source : HistoriaRémi Kauffer, 01/03/2003

V. Et qu’en pensait de Gaulle ?

Voici ce que de Gaulle disait de Jean Monnet – qui avait été son ministre – et de “l’Europe de Monnet” à son confident Alain Peyreffitte (Source : C’était de Gaulle, Tomes 1 et 2)

Sinon, ceci reste assez d’actualité, non ? 🙂

Bonus sans rapport :

De plus, Constantin Melnik, conseiller du Premier ministre Michel Debré pour la sécurité et le renseignement entre 1959 et 1962 témoigne : « Dulles estimait avoir sauvé l'Europe à travers les contacts avec les politiques. Et il me citait notamment le rôle de Schuman et Monnet. Oui, Schuman et Monnet avaient des liens avec la CIA. » Le Général en concevait de l'agacement : « De Gaulle voulait que les contacts avec la CIA soient concentrés au niveau des services et que les gens de la CIA cessent de voir directement Monnet et Schuman. » (Source : Atlantico, issu de Circus Politicus des journalistes Christophe Deloire et Christophe Dubois) azs

(N.B. : “voir la CIA” ne veut pas dire non plus en être le larbin, juste en être très proche…)

Pour les passionnés, qui parlent bien anglais, lire aussi : OSS, CIA and European unity : The American committee on United Europe, 1948-60 de Richard J. Aldrich

VI. Épilogue

Bien entendu que Monnet et Schuman (frappé d’indignité nationale à la Libération pour avoir voté les pleins pouvoir à Pétain, rappelons-le) n’étaient pas “payés par la CIA”, mais quel est ce délire mis en avant par le journaliste ? On voit l’idée classique : je pose une question avançant un truc débile sur quelqu’un, c’est évidemment faux, et zou, on passe à autre chose en l’ayant blanchi, sans chercher à comprendre plus avant. Encore une belle fabrication d’une No News. Quelle tristesse que ce manichéisme délirant qui empêche systématiquement de percevoir la complexité des situations…

Monnet et Schuman n’étaient pas des “larbins” ; ils avaient simplement des vues qui coïncidaient très souvent avec celles des Américains, de qui ils étaient très proches, et avec qui ils voulaient que l’Europe soit fortement alliée durant la guerre froide – quitte à aller parfois jusqu’à une forme de soumission. Mais les choses sont complexes : il n’y a pas que des patriotes purs et indépendants et des traitres payés par les Américains.

Toute la vision de Monnet est contenue dans cette anecdote racontée par Valéry Giscard d’Estaing, survenue à la fin de sa vie. En 1977, au palais de l'Elysée, Jean Monnet lui dit : « J'ai vu, à votre façon d'agir, que vous avez compris l'essentiel… Oui, j'ai vu que vous aviez compris que la France était désormais trop petite pour pouvoir résoudre seule ses problèmes. »

D’où sa vision du besoin de construire une Europe intégrée pour faire les “États-Unis d’Europe”, alliée avec les “États-Unis d’Amérique”, voire même de tout fusionner pour faire les “États-Unis TransAtlantiques” tant qu’on y est…

On peut combattre cette vision utopique voire délirante – ce qui est mon cas -, sans sombrer dans du n’importe quoi, et en la respectant. Monnet est illustratif d’une génération traumatisée par deux guerres mondiales, dont, à mon sens, la Construction européenne est l’utopie quasi-mystique qui rachètera les péchés des Guerres. Je trouve ça respectable. Complètement erroné et dangereux – c’est pourquoi je la combat -, mais respectable, c’est de la politique. Je dis ceci simplement car, n’ayant pas connu ces guerres, je me sens limité dans ma capacité à trop critiquer les visions politiques de ces personnes.

Et, en effet, Monnet était très proche des Américains et les a aidés à défendre leur vision. Qui est sans doute celle qu’auraient beaucoup d’Européens s’ils avaient dû envoyer leurs enfants 2 fois en 25 ans faire la guerre dans des conflits entre l’Alabama, le Mississippi et le Texas. Vu de très loin, je peux comprendre qu’on ait envie de regrouper tout le bouzin en un seul pays pour limiter les problèmes. Hélas cela se saurait si c’était possible…

Mais comme c’était aussi la vision de Monnet, alors oui “c’était leur homme”. On rappellera qu’il était l’envoyé de Roosevelt à Alger en 1943, où il combattit de Gaulle avant de le rallier et de devenir son ministre. Mais on rappellera aussi qu’il a énormément œuvré aux victoires des deux guerres mondiales ; jusqu'en 1945, il s'emploie à coordonner l'effort de guerre entre le Royaume-Uni et les États-Unis, et John Keynes a dit de lui “qu'il avait abrégé la guerre d'un an.” Lire cet édifiant petit récit de sa vie (un peu hagiographique) par exemple.

Bref, l’Histoire est complexe, comprenons-la (et donc carton rouge à Historia qui ferait mieux de diffuser gratuitement son important article de 2003 – c’est bon, il est amorti depuis 14 ans…) Il faut vraiment revoir le problème des Droits d’auteur dans ce genre de cas. Pour un tel magazine, aussi important, la protection ne devrait pas dépasser disons 10 ans. Traiter ça comme un roman, c’est délirant), ne sombrons pas dans le manichéisme ou le simplisme (on voit qu’on n’arrive déjà pas à comprendre l’Histoire qui se passe sous nos yeux, cf. Ukraine ou Syrie), et surtout ne l’instrumentalisons pas à des fins politiques…

URL: http://www.les-crises.fr/special-historia-oui-la-cia-a-finance-la-construction-europeenne/

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