lundi 27 janvier 2014

Pourquoi le Front de gauche perd son bras de fer face au Front National ?



Il est des livres qui ont le mérite de tomber juste, de se situer au point exact où les choses se jouent. Comme un centre de gravité, où le moindre mouvement d’un côté ou de l’autre permet de faire basculer le précaire équilibre. Le dernier livre d’Aurélien Bernier, « La gauche radicale et ses tabous », est de ceux-là. Il s’efforce de répondre à la question majeure de la présidentielle de 2012 : pourquoi le Front de gauche a-t-il perdu son bras de fer face au Front National ?
Certes le constat peut apparaître sévère au regard des efforts produits par Jean-Luc Mélenchon et ses partisans. Le simple fait d’être parvenu à unir les forces de la gauche radicale est déjà un exploit, qui n’avait pas pu être réalisé en 2007. Et pourtant, la formidable campagne menée par le leader du Front de Gauche avait laissé un goût d’inachevé, sans doute proportionnel au formidable espoir créé par une campagne magnifique. L’effervescence provoquée par les discours de Marseille, de Toulouse ou de la Bastille semblait rendre possible le formidable défi de devancer le Front National.

On connaît la suite. Marine Le Pen a recueilli 17,90 % des suffrages contre 11,10 % pour Jean-Luc Mélenchon. Les intellectuels de la gauche radicale ont eu beau noter que le premier parti des classes populaires était l’abstention, personne ne pouvait masquer la domination du Front National sur cet électorat grâce auquel la gauche (la vraie) a historiquement basé ses plus grands succès.


Le constat est terrible pour les classes moyennes qui ont été séduites par les envolées lyriques de Jean-Luc Mélenchon et ses références à Jules Vallès, Robespierre ou Jean Jaurès. La réalité est que la majorité des classes populaires ne considère pas le Front de Gauche comme le parti le plus susceptible de représenter ses intérêts. Elle lui préfère désormais le Front National.
« La réalité est que la majorité des classes populaires ne considère pas le Front de Gauche comme le parti le plus susceptible de représenter ses intérêts. Elle lui préfère désormais le Front National. »
Afin de comprendre comment les classes populaires en sont arrivées là, Aurélien Bernier établit un historique des discours du Front National et de la gauche radicale. Ce rappel est très instructif puisqu’il montre l’évolution de la pensée de la gauche radicale qui, de peur de dire les mêmes choses que le Front National, abandonne des concepts tels que la souveraineté nationale ou le protectionnisme. L’auteur cite notamment un livre écrit par Alain Lipietz en 1984, « L’audace ou l’enlisement », dont les idées sont très proches de celles défendues actuellement par un économiste comme Jacques Sapir.

Aurélien Bernier montre donc que la gauche radicale abandonne ces idées de protectionnisme ou de souveraineté nationale au Front National de peur de lui être assimilé. Les classes populaires ne lui pardonneront jamais vraiment cet abandon au moment même où la mondialisation redouble de violence. Ce divorce sera d’autant plus violent que dans le même temps, le Front National socialise son discours. Aux propositions néolibérales d’inspiration reaganienne des années 80, le Front National commence au cours des années 90 à proposer un discours de défense des classes populaires.



Lors de la campagne en faveur du traité de Maastricht, Jean-Marie Le Pen se met à pourfendre le régime anti-démocratique de Bruxelles ainsi que l’influence des banques qui visent à soustraire la souveraineté des peuples. Il se pose en défenseur de la Nation, qui est le seul étage où l’intérêt des peuples est susceptible d’être défendu. La suite n’est qu’une longue décrépitude. En 1997 afin de rejoindre la gauche plurielle, le PCF accepte l’idée de changer l’Europe de l’intérieur au lieu de condamner l’idée même d’une UE ralliée aux idées néolibérales.

Javier Bardem dans Biutiful
Javier Bardem dans Biutiful
L’influence des idées trotskistes est également mise en avant pour favoriser l’idée d’altermondialisme qui ne lie le changement de système qu’à un accord des peuples au niveau mondial. Inutile de préciser qu’un tel accord rend le changement beaucoup plus incertain surtout à court terme. En face l’anti-mondialisme du Front National apparait nettement plus efficace.

Afin d’inverser la tendance et de remporter son bras de fer face au Front National, Aurélien Bernier conseille à la gauche radicale de briser les 3 tabous qui sclérosent sa pensée. Il s’agit du protectionnisme, de l’Europe et de la souveraineté nationale. Sans ces outils, mener une politique de gauche s’apparente à une chimère.

En effet comment conserver les emplois en France sans déflation salariale, si les firmes transnationalesmettent en concurrence les salaires, les systèmes de protection sociale et le taux d’imposition des pays du monde entier ? Le protectionnisme apparaît comme la meilleure solution. En face les autres propositions de la gauche radicale ne donnent que peu de garanties, notamment à court terme, car cela supposerait soit une victoire électorale globale des partis de la gauche radicale au sein des différents pays de l’UE (et qu’ils se mettent d’accord) soit une révolution européenne globale renversant les gouvernements en place. Convenons qu’il ne s’agit pas des hypothèses les plus crédibles.
Karine Viard et Gilles Lellouche dans Ma Part du gâteau
« Afin d’inverser la tendance et de remporter son bras de fer face au Front National, Aurélien Bernier conseille à la gauche radicale de briser les 3 tabous qui sclérosent sa pensée. Il s’agit du protectionnisme, de l’Europe et de la souveraineté nationale. Sans ces outils, mener une politique de gauche s’apparente à une chimère. »
Les mêmes questions se posent également sur la possibilité de mener des politiques de gauche au sein de l’Union Européenne actuelle. L’analyse de l’auteur montre l’évolution du PCF qui passe d’une posture d’opposition à l’UE à celle d’un alter-européisme, où le PCF envisage de changer l’UE de l’intérieur. Comme dans l’exemple précédent, cela semble extrêmement hypothétique dans la mesure où cela nécessiterait une majorité de gauche radicale au sein de l’Union Européenne. Heureusement, Aurélien Bernier montre que le Front de Gauche semble évoluer sur ce point notamment lorsque Jean-Luc Mélenchon a affirmé lors de l’épisode de la crise à Chypre : « S’il faut désormais choisir entre la souveraineté du peuple et celle de l’euro, la France doit choisir le peuple ». Le progrès avait été notable mais la question est de savoir si l’actuelle crise qui intervient au sein du Front de Gauche entre le PCF et le PG à l’occasion des municipales n’est pas de nature à remettre en cause cette évolution. Cela serait fort dommageable dans la mesure où les lignes commençaient à bouger avec Europe avec notamment la proposition d’Oskar Lafontaine (Die Linke) de passer d’une monnaie unique (l’euro) à une monnaie commune (Système monétaire européen).
« S’il faut désormais choisir entre la souveraineté du peuple et celle de l’euro, la France doit choisir le peuple » Jean-Luc Mélenchon
Enfin le dernier tabou est également lié aux deux précédents dans la mesure où il est lié à la souveraineté nationale. Aurélien Bernier indique que les trotskistes et les écologistes voyaient plutôt d’un bon œil la mise à bas de l’Etat nation au profit d’une structure supra-nationale. Le problème est qu’ils n’ont pas perçu la perte de souveraineté du peuple que cela engendrait. Une forme de haine de la nation a fait oublier la perte démocratique que cela constituait. Cette opposition se matérialise au travers les deux courants de pensée que sont l’altermondialisme et la démondialisation. Le second semble beaucoup plus en phase avec la possibilité d’une mise en pratique rapide d’une politique de gauche. Aurélien Bernier montre dans son livre qu’un nombre croissant d’altermondialistes se laissent convaincre par la pertinence du concept de démondialisation. Afin de convaincre les plus sceptiques, l’auteur met en évidence la différence entre une démondialisation de droite, qui a pour seul but de valoriser les intérêts de la France dans le monde, et une démondialisation de gauche, qui a pour objectif de refonder l’ordre économique mondial.

Partie de Hurling dans le film Le vent se lève de Ken Loach
L’argument est parfaitement convaincant et la gauche radicale devrait finir par comprendre qu’il s’agit de la meilleure voie à suivre afin de parvenir aux tentatives avortées de refonte de l’économie mondiale qu’avaient été la charte de la Havane de 1948 et la déclaration de Cocoyoc de 1974. Dans tous les cas, Aurélien Bernier ne pourra pas avoir de regret. Son livre vise juste à un moment stratégique.

Theux

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