Jean-François Kahn : pourquoi cet étrange silence médiatique depuis la chute d'Alep ?
Source : Le Figaro, Jean-François Kahn, 20-01-2017
FIGAROVOX/TRIBUNE – Fin 2016, le régime syrien s’emparait de l’Est d’Alep, contrôlé depuis 2012 par les rebelles, pour certains djihadistes. Jean-François Kahn craint une forme d’autocensure alors que c’est en affrontant la réalité qu’on mettra en échec les campagnes de désinformation.
Jean-François Kahn est un journaliste et écrivain français, historien de formation. En 1984, il crée L’Événement du Jeudi puis, en 1997, l’hebdomadaire d’information Marianne dont il est le directeur jusqu’en 2007.
Depuis trois semaines j’attends.
Quoi ?
Que les envoyés spéciaux se précipitent à Alep et répondent enfin à ces questions: qui étaient exactement les rebelles qui contrôlaient l’Est de la ville, démocrates? Islamistes modérés? Islamistes radicaux? Que s’est-il vraiment passé sous leur domination et pendant les destructrices reconquêtes, comment réagit la population, y a-t-il eu des exécutions de civils et qui s’en est rendu coupable (ou le plus coupable)?
Pour l’instant, j’attends toujours. Les médias et sites d’information poutinesques ou pro-Assad multiplient les témoignages, ou pseudo témoignages, à sens unique et triés sur le volet qui confortent, évidemment, leur vision des choses. Mais, en face, rien. A une information unilatérale et biaisée, répondrait-on par une autocensure? Ici, voilà ce que je veux entendre et, là, voilà ce que je ne veux pas entendre. Désinformation passive contre désinformation active.
La question – et tous les citoyens aspirant à une information pluraliste et honnête pourraient s’en emparer – est celle-ci: même au profit d’une cause juste toute désinformation, active ou passive, est-elle licite?
Il était juste de soutenir la résistance afghane à l’invasion soviétique: pour autant, fallait-il, comme on l’a fait, occulter le fait qu’une fraction des moudjahidins véhiculait une idéologie bien pire encore que celle que représentait le pouvoir en place à Kaboul?
Il était juste d’être critique avec le régime algérien, dont la hiérarchie militaire tirait toutes les ficelles: pour autant, fallait-il répéter en boucle, comme certains le firent, que ce n’étaient pas les terroristes islamistes, préfiguration de Daech, qui tuaient et massacraient, mais leurs adversaires qui se massacraient eux-mêmes?
Il était juste de soutenir l’aspiration du peuple kosovar à l’autodétermination et même à l’indépendance, et donc de dénoncer la répression dont il avait été victime: pour autant, fallait-il reprendre et authentifier sans recul toutes les informations concernant les épouvantables horreurs serbes dont on sait, aujourd’hui, qu’elles furent en partie concoctées par une officine mise en place par Tony Blair et son «spin doctor»?
Il était juste de diaboliser le tyran Saddam Hussein: pour autant, fallait-il soutenir qu’il était prêt à déverser sur Londres une pluie de missiles de destruction massive dont son pays regorgeait?
Il est juste de stigmatiser l’implacable tyrannie exercée en Syrie par le clan Assad: pour autant, faut-il affirmer, comme l’a fait un grand quotidien, que 80 % des victimes de la guerre civile ont été le fait des troupes pro-régime (20 % correspondant, en fait, à l’équivalent des pertes subies par l’armée syrienne et ses alliés), ce qui signifie donc que les rebelles n’ont tué, en cinq ans, aucun civil?
C’est en affrontant la réalité qu’on mettra en échec les campagnes de désinformations, pas en opposant une désinformation pour le bien à une désinformation pour le mal.
Vous avez dit post-vérité ?
Source : Le Figaro, Jean-François Kahn, 20-01-2017
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