Une fille avec un petit masque, celui qu’on met en temps de pandémie, traîne deux poubelles. Buste droit, elle les renverse devant un groupe de jeunes, qui se saisit des bouteilles en plastique et en verre pour les balancer sur les forces de l’ordre. Deux minutes avant, deux ados singent les journalistes en quête de témoignages. Ils improvisent un dialogue : «– Alors, que pensez-vous du rassemblement qui part en vrille ? – Ce n’est pas grand-chose. Si ça ne va plus loin, ils vont encore dire que nous, les Chinois, sommes des tapettes.»

On est allé Place de la République, au rassemblement organisé en hommage à Liu Shaoyao, tué la semaine dernière après une intervention policière à son domicile, dans le 19e arrondissement de Paris, dans des conditions encore très floues. ll y a eu la mobilisation raccord avec le communiqué des organisateurs - très sobre, qui évitait soigneusement des mots-clés comme «bavure» ou «assassinat». Donc : des fleurs, des cafés, un chant funéraire en chinois et des cierges allumés sur le sol, dans le presque-silence. Et puis, il y a eu la manifestation sauvage : du gaz lacrymogène, des slogans anti-police et des doigts d’honneur levés très haut. Deux épisodes, qui racontent une fracture générationnelle, entre aînés venus du pays qui prônent la discrétion et jeunes nés ici, qui maudissent le cliché du «chinois docile».

Episode 1. «Où est BFM TV ?»

Une quinzaine de proches de Liu Shaoyao sont montés sur la tribune, dont son épouse et ses enfants, en pleurs, au point de s’écrouler et de mouiller les yeux de quelques photographes. Au premier rang derrière les barrières, des papas et des mamans. Alors qu’un groupe isolé - parmi les milliers de personnes présentes - se met à crier «Police assassin», un quadra avec un micro répond : «Ils l’ont peut-être assassiné, on ne sait pas.»

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Retour rapide au silence et aux hommages - tantôt en français, tantôt en mandarin - et à des mots-clés comme justice, vérité et dignité, sans jamais aller plus loin. A la tribune, on dit «incident» pour parler de l’affaire. Pour une télévision chinoise francophone, deux jeunes demoiselles insistent sur le mode «Et si Liu Shaoyao n’avait pas été Chinois?» A nous, l’une d’elles : «Je pense que s’il avait été noir ou arabe, le policier aurait un peu plus réfléchi. Je ne dis pas que ce ne serait pas arrivé, mais en France, on a été catalogué comme étant une communauté silencieuse. Où est BFM TV ?»

Sur le côté, des passants se mettent à comparer avec d’autres manifs, sur le mode «Bon sang, qu’est-ce qu’ils sont bien organisés !», genre mobilisation modèle. Et devant la statue, on se fait contrôler par Christian, 18 ans, après avoir tenté une question. «Vous avez une carte de presse ? Oui ? Non ? » Il explique sa requête très simplement : en France, il est de bon ton d’essayer de prendre les Asiatiques pour des imbéciles. A côté, ses deux potes acquiescent.

Ils dérouleront en deux temps une fois la vérification faite. «Au lycée, trois élèves de ma classe, au plus, sont au courant de l’histoire de Liu Shaoyao. Médiatiquement, ça n’a rien à voir avec l’affaire Théo. Lui était partout.» Et : «On est venu ici pour se recueillir. Des gens pensent que nous ne sommes pas vraiment Français parce qu’ils nous voient souvent entre nous. Ce repli peut avoir des raisons : il faut comprendre qu’on est au point où certains nous traitent encore de mangeurs de chiens.» Ils avaient prévenu : si on veut, on peut tout péter nous aussi.

Episode 2 : «Bande de salopes, ce ne sont que des fleurs»

Caroline, fraîchement diplômée de design, exprime deux regrets. D’abord : «Ça manque de couleurs.». Comprendre : les manifestants se ressemblent trop, alors que la cause est universelle. Ensuite : «Je ne sais pas trop comment l’exprimer, mais il y a quelque chose de creux. Il était question de rassembler au-delà de la communauté chinoise, mais les discours sur scène nous renvoient au contraire à quelque chose de très communautaire, de très renfermé. Il y a tout une partie de personnes issues de l’immigration chinoise qui pourraient s’exprimer, avoir un discours beaucoup plus profond que "nous savons parler français, donc nous sommes Français". Il faut plus de prises de paroles et plus de distance avec le diktat des anciens qui veulent absolument rester silencieux. C’est nécessaire pour casser les clichés.»

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Christian, juste avant qu’il ne se mette à distribuer des fleurs avec ses copains : «On nous a fait passer le mot : pas de drapeaux chinois.» Parmi les slogans sur les pancartes, «J’aime la France.» Pile-poil trois heures plus tard, ça court dans tous les sens. Face à face : jeunes VS police. Dans la foule - deux à trois cents individus - certains caillassent pendant que d’autres font les sous-titres : «Pensaient-ils que tout resterait calme ? Nos parents ont des responsabilités, ils ne veulent pas de problème, mais nous…. ?» ; «Les flics ne feront rien de grave, le gouvernement chinois met la pression» ; «C’est malheureux, mais tu ne passes pas à la télévision si tu ne casses pas» ; «On peut faire très mal, c’est simplement qu’on sait se maîtriser.» 

On entend le champ lexical du dépucelage sur le mode «c’est la première fois qu’une manifestation d’asiatiques part en vrille à ce point», dégainé avec un ton revanchard. Avec un «on est à bout» en filigrane des récits d’agressions répétées dans la rue ou le métro. Le rayon «œufs» du Franprix du coin est pris d’assaut et près d’un camion de police, une dizaine de jeunes d’origine asiatique mettent un type à terre et le lynchent, sans que personne ne soit capable de dire pourquoi. Des pots de fleurs servent de projectiles, ce qui mettra en rogne un policier en civil : «Bande de salopes, ce ne sont que des fleurs.» 

L’intervention officielle de la Chine dans l’affaire, les histoires de mafia chinoise qui serait derrière les manifs et désormais, ce rassemblement bien parti pour faire le tour des télés du monde entier : l’hystérie est en train de noyer l’affaire. On est pourtant dans une problématique de proximité : la question de l’usage de la violence par la police en France. Les forces de l’ordre parlent de légitime défense (l’homme de 56 ans avait des ciseaux à la main), les proches exactement du contraire (le défunt cuisinait et aurait pu être maitrisé sans arme à feu par des policiers entraînés). Contexte : tout part du coup de fil de voisins qui estimaient que Liu Shaoyao, que des voisins décrivent comme psychologiquement fragile, faisait trop de bruit dans son immeuble.

Il y a quelques jours, un Français s’est fait agresser en Chine. Il s’agirait de représailles. Quand on a quitté la place de la République, un vieil homme a évoqué cette affaire avec un petit groupe de jeunes, de manière très virulente. Alors que son pote le faisait déguerpir en esquissant de grands gestes, une ado s’est approchée de lui :

«Tu n’as qu’à aller manifester en Chine, alors. Ici, on est chez nous, en France. On veut s’exprimer.»

 

Ramsès Kefi photo Boris Allin. Hans Lucas