(3) Les Décodeurs du Monde : Naufrage sur les résultats de l'élection américaine
Série : Le naufrage des Décodeurs du Monde
- Billet 1 : DEC-INDEX : Quand Le Monde ressuscite L’Index de l’Église catholique…
- Billet 2 : Le Decodex du Monde décodé : du travail de pro !
- Billet 3 : Naufrage sur les résultats de l’élection américaine
- Billet 4 : L’indispensable fact-checking interne : l’exemple du New Yorker
- Billet 5 : Edward Snowden : Il faut combattre les “Fake News” avec la Vérité, pas avec la Censure
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Fact-checkons donc les fact-checkeurs du Monde, encadrés par Samuel Laurent, ou plus précisément intéressons-nous à leurs compétences, leur méthodologie et leur éthique…
Voyons-donc le billet qu'ont fait les Décodeurs du Monde pour les résultats de l'élection américaine (dans sa version du 10/11 15h48).
(toujours non modifié au 06/02/2017…)
Quand j’ai lu ça, je suis tombé de ma chose : écrire que le corps électoral BAISSE aux États-Unis ?
Un pays qui croît de 10 millions d’habitants tous les 4 ans ???
Les Décodeurs confirment :
J'ai été stupéfait de voir Le Monde faire naufrage sur des choses aussi basiques, repérable avec deux sous de culture.
Je vais les développer pour que vous puissiez vous aussi aiguiser votre esprit critique, et ne pas vous laisser avoir… (les personnes joueuses peuvent prendre quelques minutes et ne regarder que le graphe précédent pour détecter toutes les erreurs manifestes et les points peu logiques).
Allons-y par étapes.
1. FAUX : l’abstention n’a pas augmenté (en termes relatifs)
Il est bien évident que si on en croit le graphique ci-dessus, s'il y a 3,7 millions d'électeurs potentiels en moins mais seulement 1,4 millions de votants en moins (en gros, ça fait donc le tiers), alors que les votants représentent en gros la moitié des électeurs, cela signifie évidemment que la participation a légèrement augmenté – comme on le voit en prenant la peine de la calculer – : l'abstention a donc diminué, pas augmenté… Une 1ère erreur évidente – en plus on voit mal cette élection moins mobiliser que la précédente vu les enjeux…
2. FAUX : le nombre de votants n’a pas diminué depuis l’élection de 2012
Les États-Unis sont un des pays occidentaux avec la plus forte croissance démographique. La population américaine augmente actuellement d'environ 10 millions tous les 4 ans ! Avec une telle tendance, la « population en âge de voter » ne risque donc pas de baisser (même avec des à-coups de pyramide des âges, en plus ils n’ont pas eu de grosses classes creuses dans la leur à cause des guerres), et encore moins de 4 millions… Oser parler d'une « réduction du corps électoral » est donc le signe d'une méconnaissance lourde des fondements démographiques des États-Unis, et donc de ce pays. Ennuyeux..
Pour que tout soit clair, une petite interpolation à partir des données démographiques officielles américaines montre que la « population en âge de voter » est passée entre le 1/11/2012 et le 1/11/2016 de 240,5 à 251,1 millions (soit + 10,6 millions).
(N.B. pour le Monde : à propos du « 231 556 622 » : on n'utilise pas des chiffres avec 9 chiffres significatifs sur des estimations, et encore moins en parlant d'une population qui augmente de 7 000 personnes par jour, c’est ridicule… On fait ça éventuellement pour des résultats en voix, pour montrer que chacune compte, et là, on est sûr de la précision unitaire)
INCISE : Constatant ces gros problèmes, j’avoue qu’il ne m’est pas venu l’idée d’en faire un billet pour hurler à l’incompétence du Monde – une erreur de ce type, ça peut arriver. Il ne peut plus y avaoir de Liberté d’expression dans une société sans Droit à l’erreur ; elle se paralysera.
Cela ne m’amuse pas de discréditer en permanence les journalistes. Je le fais, parfois, quand je considère que la personne a largement dépassé les bornes de la bêtise, de la manipulation, ou que les conséquences sont graves. Ce n’est pas le cas ici.
Bien au contraire, je trouve cette situation scandaleuse. Car en fait, pour économiser, les grands médias font souvent appel à des très jeunes journalistes inexpérimentés, de 22 à 30 ans, qu’ils envoient au feu sans les compétences nécessaires, sans le temps de les développer, leur mettant une pression de dingue – on a affaire au LumpenProlétariat de la presse…
Syndiquez-vous d’ailleurs les amis, et ne vous laissez pas faire : car en plus d’être dur pour vous au quotidien, cela met en péril votre réputation, qui est désormais votre SEUL actif. Une fois détruit – par plusieurs articles de ce genre, en plus cruel encore – vous serez bon pour une reconversion… Raison pour laquelle je n’ai pas mis le nom du journaliste – bien qu’il commence à avoir beaucoup de casseroles à son actif mais il semble de bonne volonté, et il fait habituellement un travail intéressant de fact-checking sur des déclarations politiques, et a très utilement œuvré sur les problèmes du CETA. Il serait temps que Le Monde staffe mieux l’équipe ou réduise la pression éditoriale, et que M. Samuel Laurent contrôle mieux la qualité de ce qui sort de son service…
Car en l’espèce, Le Monde envoie au front – et c’est un front, avec des masses de snipers derrière leur PC attendant son faux pas -, un jeune journaliste, et lui demande de fact-checker, en gros pour caricaturer, les élections américaines le matin, la Syrie l’après midi, la pollution de l’air le lendemain matin, et les conséquences de la fin de l’euro le lendemain soir… Sans aucune connaissance préalable. Comment s’étonner ensuite du fort taux de boulettes – voire de boules de bowling ?
Bref, bonne poire, je contacte donc (avec difficulté – il n’affichent pas leur adresse mail…) l'auteur des Décodeurs au Monde par mail et lui signale l'erreur la plus importante, pour qu’il la corrige – et revérifie tout.
(Vous notez que j’ai bien été traité en retour par les Décodeurs…)
“La reconnaissance est une maladie du chien non transmissible à l’homme.” [Antoine Bernheim]
L’auteur me répond brièvement par mail, reconnaissant son erreur et indique que l’article va être corrigé – ce qu’il a fait, montrant 9 millions d’électeurs en plus :
Et c'est là que ça devient bigrement intéressant, car voici l'article en ligne depuis lors :
On voit donc que l'auteur n'a même pris la peine de relire son billet à la lumière des éléments nouveaux (ce qui est quand même ballot pour un article de 61 mots et 346 caractères…) ou il n'a pas compris ce dont il parlait.
Au passage, on note qu'il a corrigé un autre petit souci – que je viens de voir du coup : il parlait bien précédemment des Américains « en âge de voter », mais comptait dedans les résidents étrangers sans droit de vote (21 millions…) et les citoyens privés de leurs droits civiques (3 millions)
Ce n’était donc pas le corps électoral pouvant voter, et cela a donc faussé les chiffres de participation précédents. 3e erreur. Cette notion « d'électeurs potentiels » est donc la bonne (on parlerait chez nous d'inscrits sur les listes électorales), et les chiffres sont apparemment justes.
Hélas, juste ceux-ci !
C'est là qu'on en vient au vrai souci. Car on a à l'évidence des individus qui viennent « décoder » l'élection américaine sans en avoir apparemment toutes les compétences nécessaires. Notez qu’on demande au jeune journaliste de comparer les élections américaines de 2016 avec celles de 2012 alors qu'en 2012 il était encore apparemment à l'école de journalisme…
Alors ayant pour ma part l'habitude de suivre ces élections, je me permets de souligner quelques importantes différences avec les pratiques électorales françaises :
- Les résultats mettent près de 2 mois à devenir définitifs pour ce pays-continent ; on a encore des masses de votes qui arrivent 4 ou 6 semaines après le scrutin (votes par correspondance, validations tardives, etc.) ;
- Il n'y a aucune centralisation rapide des résultats au niveau national. Il n'existe pas l'équivalent de la Direction s'occupant des élections dans notre Ministère de l'Intérieur proclamant les résultats définitifs le lendemain. Tout se fait par État. La source du Monde est d'ailleurs le site Elections Project, mais qui n'est que le site non officiel d'un professeur de Sciences politiques en Floride, Michael McDonald (qui a l'air compétent et a fait un gros boulot de synthèse très utile). On a un résultat officiel seulement en début d’année suivante (Ici, le 17 janvier 2013 pour la dernière élection) ;
- La notion de participation ne semble étrangement pas aussi importante que chez nous, on la commente peu et les données ne sont pas toujours simples à trouver – à cause de plus de laxisme sur les listes électorales que chez nous à mon avis.
Dans ces conditions, on ne peut clairement pas faire le genre d'analyse à laquelle se sont essayés les Décodeurs du Monde le 10 novembre, car il manque justement beaucoup trop de votes. S’y essayer revient forcement à se tromper lourdement, et à tromper ses lecteurs.
C'est ainsi pour ne pas induire en erreur mes lecteurs que je n'ai encore diffusé aucun chiffre sur mon blog, l'analyse viendra bientôt. Hélas, la rapidité de l'information ne permets pas aux grands médias de prendre le temps d'une analyse posée, avec du recul, ce qui est un vrai problème désormais.
Ainsi, comment ne pas se poser de questions par rapport à ça, pour continuer :
9 millions d'électeurs potentiels en plus, on a vu, 300 000 votants de plus, participation en baisse de plus de 2 points ??? Pour l'élection la plus clivante depuis 30 ans ??? Ce n'est pas impossible, bien sûr, mais il faut contrôler sérieusement ses chiffres avant de sortir un truc comme ça, et avoir une bonne explication…
Alors qu'a-t-on en réalité, quand on prend les chiffres quasi finaux depuis près de deux mois (d'après Elections Project et New York Times) ?
N.B. J'ai repris l'estimation du chiffre de votants de la source du Monde, bien qu'elle donne sur le passé des résultats un peu différents des chiffres communément admis – mais ça ne change pas grand chose…
Source : Elections Projects – 2012, 2016.
Ajouté au fait que l'auteur ne donne apparemment pas sa méthode de calcul, je n'aurais pas repris les chiffres comme ça sur mon blog – je me méfie beaucoup du manque de rigueur de ce qu'on peut trouver sur Internet, ça me prend toujours beaucoup de temps à contrôler. Ceci étant, comme Le Monde l'a fait, je les garde pour l'exercice. En revanche je prends les pourcentages de vote des candidats sur le New York Times, ce qui explique l'écart si vous calculez.
Bref, l’analyse donc donc :
- 9 millions d’électeurs en plus – c’est normal ;
- près de 9 millions de votants en plus – pas mal du tout donc, la participation est donc en nette hausse ;
- même nombre de voix pour Clinton qu’Obama 4 ans plus tôt ;
- deux millions de voix en plus pour Trump.
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Quoi qu'il en soit, si ces informations ne sont pas inintéressantes, il faut à mon sens se garder de trop présenter des résultats exprimés en voix pour un pays comme les États-Unis, c’est très trompeur, la preuve.
Il faut en rester le plus possible au pourcentage des suffrages, qui permet de mieux comprendre ce qui se passe. Je vous suggère donc d'utiliser plutôt ce genre de graphique à l'avenir (chers Décodeurs, je vous l'ai même préparé, je suis une vraie mère pour vous, vous voyez… ).
(Note : ne prenez pas mes chiffres tels quels, comme vous avez fait avec Elections Project, vérifiez-les bien, on ne sait jamais, une erreur est vite arrivée, hein…)
Donc en synthèse sur l’élection :
- nette hausse de la participation ;
- baisse importante du score des Démocrates ;
- baisse modérée du score des Républicains ;
- nette avance en voix de Clinton.
Pour le dernier point, on se gardera de rentrer dans les arguments classiques des mauvais perdants. L’élection américaine se fait sur un nombre d’États à gagner, pas un nombre de voix, c’est un système fédéral. De plus :
- il y avait d’autres candidats, dont un libertarien qui a fait un joli score (c’est pour ça que le score des 2 baisses !) ; avec un deuxième tour à 2 candidats, il est fort possible que Trump ait gagné en voix.
- quand on perd à la belote, on ne se répand pas en disant qu’on avait le jeu pour gagner au poker. Règles différentes, campagne différente, Trump serait allé en Californie et à New York, où les électeurs du camp minoritaire auraient plus voté. Rappelons que le même jour le Congrès a été élu, et les Républicains ont bien gagné en voix…
- Enfin, quand bien même, si Clinton a près de 3 millions de voix d’avance au total, c’est surtout parce qu’elle a plus de 4 millions de voix d’avance en Californie. Cela signifie que Trump gagne en voix dans les 49 autres États. Si la Californie peut à elle-seule décider du Président, à terme, c’est dangereux pour l’intégrité et la stabilité du pays. D’où le choix de ce mode de scrutin pour pacifier un État fédéral…
Après, je reconnais qu’en pourcentage, on analyse bien mieux, mais on ne peut plus trop écrire comme ici ce genre de titre pour faire du buzz facile :
Mais au moins, on dit des choses justes – vu que Clinton a obtenu en fait le même nombre de suffrages qu'Obama – et ça permet au lecteur de comprendre que malgré ça, elle a néanmoins fait une très mauvaise performance…
En tous cas, M. Laurent, n'hésitez pas à me contacter en cas de besoin pour de futures élections – si je peux vous rendre service et éviter la diffusion d'intoxs auprès de vos millions de lecteurs, c’est vraiment très important…
P.S. Je ne sais pas si vous comptez mettre à jour votre billet, mais ce serait bien car il risque de tromper plein de lecteurs vu la diffusion qu'il a eue…
Certains s'impatientent d'ailleurs – je suis très étonné que vous ne traitiez pas les alertes répétées de lecteurs vous signalant vos erreurs… #Contrôle_qualité ?
Dès le 12 novembre :
Et tenace, il recommence de nouveau le 19 décembre, avec 2 destinataires :
Cela fait plus de trois mois que vous trompez ainsi le public – vu la puissance de la notoriété du Monde, l’artcile est très bien référencé quand on fait une recherche sur le résultat des élections…
Donc vos leçons à tout le monde, du coup, c’est juste énorme.. :
Rappel : La Charte de Munich (et en particulier son point 6) est ton amie :
Bref, chapeau – du GRAND Décodeurs du Monde – et ça, c’est un fait !
C’était donc la série “Décodeurs” gentille du mardi.
À demain pour la suite…
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Série : Le naufrage des Décodeurs du Monde
- Billet 1 : DEC-INDEX : Quand Le Monde ressuscite L’Index de l’Église catholique…
- Billet 2 : Le Decodex du Monde décodé : du travail de pro !
- Billet 3 : Naufrage sur les résultats de l’élection américaine
- Billet 4 à suivre : L’indispensable fact-checking interne : l’exemple du New Yorker
- Billet 5 : Edward Snowden : Il faut combattre les “Fake News” avec la Vérité, pas avec la Censure
P.S. Merci de vous modérer si vous commentez. Les commentaires déplacés ou insultants seront comme d’habitude supprimés.
URL: http://www.les-crises.fr/les-decodeurs-du-monde-naufrage-sur-les-resultats-de-lelection-americaine/
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