Espérance de vie en baisse, addiction en hausse : le vrai coût de la crise de 2008 ?
Atlantico : En 2015, pour la première fois en deux décennies, l'espérance de vie des Américains a diminué. Comment expliquer ce phénomène ?
Gérard-François Dumont : Il faut d'abord rappeler que l'espérance de vie aux Etats-Unis est loin d'être la meilleure des pays du monde. Par exemple, le Japon compte une espérance de vie à la naissance de 81 ans pour les hommes contre 76 ans aux Etats-Unis, et de 87 ans pour les femmes contre 81 ans aux Etats-Unis[1]. De même, l’espérance de vie en France, au Canada ou en Allemagne est régulièrement supérieure à celle des Etats-Unis.
La raison fondamentale de la faible espérance de vie relative des États-Unis par rapport à nombre de pays du Nord et de sa légère diminution enregistrée en 2015 tient à des comportements de vie et des habitudes alimentaires qui se traduisent par des maladies et des taux d'obésité supérieurs à ce que l'on observe dans d'autres pays développés.
En outre, les nouvelles générations étatsuniennes ont des comportements moins précautionneux que les générations précédentes, comme le montrent par exemple la hausse des taux d'obésité ou du tabagisme féminin, ce qui n'est pas de nature à favoriser une amélioration de l'espérance de vie.
La légère baisse de l'espérance de vie aux États-Unis en 2015 signifie surtout qu'elle a cessé d'augmenter. Cela met en cause le paradigme habituel, celui de la croyance en une augmentation inévitable de l'espérance de vie. En effet, l’évolution de la durée de vie ne dépend pas seulement des médecins mieux formés et plus compétents, de découvertes pharmaceutiques et du réseau sanitaire, mais aussi des comportements des populations et des conditions de l'environnement.
Par ailleurs, le taux de mortalité aux Etats-Unis a progressé de 1,2% en 2015. Ont notamment connu une augmentation les décès liés à des maladies cardiaques, les morts dites "involontaires" (overdose, accidents de voiture) et les suicides. Dans quelle mesure peut-on établir un lien entre la dégradation des conditions socio-économiques et la hausse du taux de mortalité ? Quels sont les autres facteurs entrant en jeu ? Peut-on y voir une conséquence indirecte de la crise de 2008 ?
Gérard-François Dumont : Aucun lien ne peut être établi entre l’évolution économique des Etats-Unis et la hausse du taux de mortalité. En effet, en 2015 et par rapport aux années précédentes, il n'y a pas eu de dégradation des conditions socio-économiques aux Etats-Unis. Au contraire, le taux de croissance économique a été satisfaisant, la médiane des revenus aux Etats-Unis a augmenté et le taux de chômage a baissé en 2015 en dessous de 6%, à 5,29% exactement, alors qu’il était supérieur à 6% en 2014 (6,17%), supérieur à 7% en 2013 (7,38%), et donc en baisse depuis le maximum atteint en 2010 (9,62%).
L'augmentation du taux de mortalité aux Etats-Unis, comme une partie de l'augmentation des taux de mortalité en Europe, est surtout liée au vieillissement de la population. Dans la mesure où il y a davantage de personnes âgées, sous l’effet de la gérontocroissance, et où le pourcentage des personnes âgées dans la population a augmenté ces dernières années, sous l'effet d'une fécondité affaiblie et de l'augmentation de l'espérance de vie des personnes âgées, ce vieillissement de la population engendre automatiquement une augmentation du taux de mortalité. Comme disait Keynes, "à long terme, nous serons tous morts". Un plus grand nombre de personnes âgées augmente inévitablement le risque de mortalité. La hausse du taux de mortalité aux Etats-Unis relève essentiellement de la mécanique démographique et cela n'a guère à voir avec l’évolution économique, d’ailleurs favorable depuis la crise de 2008-2010.
Concernant les morts dites improprement "involontaires", regroupées en France notamment dans une rubrique dénommée "causes externes de la mortalité"[2], elles sont un facteur de limitation, voir de baisse de l'espérance de vie. Dans les années 2010, les jeunes générations nées dans les années 1980 ou 1990 ont au même âge, par rapport aux générations précédentes, des consommations de drogue beaucoup plus élevées. Or, plusieurs Etats des Etats-Unis ont légalisé le cannabis, considéré comme une drogue "douce". Mais le cannabis lui-même exerce des effets sur la santé des populations et peut être un facteur accentuant les risques d’accidents. Et comme le cannabis est parfois la porte d’entrée vers des drogues plus violentes, ces risques d'accidents se trouvent majorés.
Par ailleurs, la consommation de drogues ne peut être associée à certaines catégories socio-professionnelles. Il n’y a pas d'un côté les chômeurs qui consommeraient de la drogue et de l'autre ceux qui ont une activité professionnelle qui n'en consommeraient pas. De la même façon, il n'y a pas d’un côté les ouvriers qui consommeraient de la drogue et les cadres supérieurs qui n'en consommeraient pas. En réalité, la consommation de drogue est un phénomène répandu dans l'ensemble de la société, quels que soient le niveau culturel ou le métier.
En revanche, l’obésité est largement liée au niveau de revenus : les classes les plus pauvres sont celles où les taux d’obésité sont les plus élevées, ce qui, en conséquence, diminue l’espérance de vie de ces catégories sociales.
Deux autres éléments peuvent expliquer la légère baisse de l'espérance de vie aux Etats-Unis en 2015 : d'une part, l'alimentation, avec l'excès de boissons sucrées et une dégradation de la qualité des produits alimentaires en conséquence d’une utilisation abusive des pesticides. D'autre part, dans certaines parties de la population, les pratiques hygiéniques pourraient être en régression. Certains ont pensé que le niveau d'hygiène auquel les sociétés les plus avancées étaient parvenues allait se prolonger automatiquement. Or, il ne peut se pérenniser que s'il y a une éducation à l'hygiène suffisante, que cette éducation soit transmise dans les familles ou qu'elle soit soutenue dans les écoles.
Comment l'espérance de vie des catégories populaires a-t-elle évolué aux Etats-Unis ? Dans quelle mesure peut-on interpréter la situation des classes populaires blanches aux Etats-Unis à l'aune de la pression économique exercée par la crise de 2008 ? Quels sont les autres facteurs entrant en jeu ?
Laurent Chalard : Entre 2001 et 2014, l’espérance de vie des 5 % des Américains les moins rémunérés a très légèrement progressé, de 0,32 an pour les hommes et 0,04 an pour les femmes, soit sensiblement moins que pour les autres catégories sociales (plus d’un an en moyenne). L’écart d’espérance de vie entre les riches et les pauvres a donc eu tendance à s’accroître, d’autant que si l’on se fie à l’origine ethnique des individus, il semblerait qu’il existe des différences, avec d’un côté des minorités ethniques où l’espérance de vie continuerait de progresser, et de l’autre côté, les classes populaires blanches, où elle diminuerait légèrement, selon une récente étude de deux économistes de l’université de Princeton.
Oui, effectivement, la légère baisse de l’espérance de vie chez les classes populaires blanches américaines peut être consécutive d’une détérioration de leurs conditions de vie, conduisant à une moins bonne alimentation, à des difficultés d’accès aux soins et à l’accentuation des comportements à risques.
Cependant, d'autres facteurs peuvent entrer en jeu dans la légère baisse de l’espérance de vie constatée chez ces populations. Il y a d’abord un facteur statistique. Seules les catégories populaires blanches sont concernées car, à l’origine, leur espérance de vie est plus haute que celle des autres minorités ethniques, en particulier les noirs, qui partent de beaucoup plus bas. Un deuxième facteur est d’ordre géographique : la détérioration des conditions de vie dans les campagnes et les villes moyennes de tradition industrielle, où les blancs sont dominants.
Par ailleurs, en 2015, 33.092 morts par overdose d'opioïdes ont été enregistrées aux Etats-Unis, soit 5000 décès de plus qu'en 2014 et une augmentation de près de 300 points par rapport à 1999. Les overdoses d'héroïne ont quant à elles causé la mort de 12.989 personnes dépassant ainsi les morts par armes à feu (12.979). Quelles sont les catégories de population les plus concernées par la consommation d'opioïdes ? Peut-on (en partie) y voir une forme de dépression psychologique liée à la dégradation des conditions socio-économiques depuis la crise de 2008 ?
Laurent Chalard : Concernant la consommation d’opioïdes aux Etats-Unis, comme c’est le cas en France pour les consommations de drogues, elle touche tous les milieux sociaux, concernant aussi bien des populations très aisées que très défavorisées. La nouveauté par rapport aux décennies précédentes est essentiellement le phénomène de diffusion à partir des zones urbaines vers l'ensemble du territoire, les campagnes, relativement épargnées à l’origine, étant désormais concernées. En conséquence, le lien entre pauvreté, chômage et précarité et consommation abusive d’alcool et de drogues est réducteur. Aujourd’hui, la consommation de drogues témoigne surtout d’un mal-être généralisé dans les populations occidentales, lié à une société consumériste qui ne propose rien d’autre que de consommer. En conséquence, beaucoup de personnes ne trouvent pas de sens en leur vie dans un contexte de désaffiliation religieuse. Or, cette quête de sens, inhérente à l’espèce humaine, ne disparaît pas pour autant avec l’avènement de la société d’abondance !
Oui et non. Non, dans le sens que la forte hausse de morts, liée aux opioïdes a commencé dès le début des années 2000, donc bien avant la crise de 2008, témoignant de la crise ontologique d’une société américaine hyperconcurrentielle et impitoyable. Oui, dans le sens que la tendance semble s’être accentuée depuis la crise de 2008. La dépression psychologique généralisée concomitante a donc probablement joué un rôle, ne faisant que renforcer une crise ontologique d’une société qui se situe dans une impasse philosophique.
Que constate-t-on en France ? Se dirige-t-on vers une situation similaire à celle des Etats-Unis ?
Gérard-François Dumont : En France comme aux États-Unis, 2015 a également enregistré une baisse de l'espérance de vie[3] comme cela n’était pas arrivé depuis la canicule de 2003. Est-ce une simple péripétie dans la tendance croissante de l’espérance de vie ? Ou est-ce le début d'une situation moins bonne de la population de la France ?
Selon la première interprétation, la baisse de l'espérance de vie en France en 2015 est liée à une épidémie de grippe assez sévère, à un vaccin anti-grippe insuffisamment efficace et à une canicule modeste, mais réelle. L’espérance de vie devrait reprendre sa tendance haussière.
Selon la deuxième interprétation, la population de la France voit sa situation sanitaire se dégrader sous l’effet d’une détérioration des pratiques d'hygiène, du tabagisme[4] et d’une consommation de drogue élevés, d’un réseau sanitaire moins satisfaisant – avec un nombre de médecins devenu insuffisant par rapport aux besoins de la population notamment en raison du "numérus claussus" - , de produits alimentaires à qualité obérée par l'utilisation de pesticides, de la montée de l’obésité, voire d’une dégradation de l’environnement.
La baisse de l’espérance de vie sur une seule année ne permet pas de dire si c’est un retournement de tendance. Mais on peut s'interroger sur le fait que les jeunes générations d'aujourd'hui ont des comportements moins prudentiels dans le respect des rythmes biologiques que les générations précédentes. En outre, les générations féminines qui ont aujourd'hui 60 ou 70 ans ne s'adonnaient guère au tabagisme ; les taux de tabagisme aujourd'hui dans les générations de jeunes femmes sont beaucoup plus élevés que ce qui existait auparavant.
Il ne faut donc pas considérer avec certitude les projections qui déclinent pour le futur une hausse de l'espérance de vie.
[1] Sardon, Jean-Paul, "La population des continents et des pays", Population & Avenir, n° 730, novembre-décembre 2016, www.population-demographie.org/revue03.htm
[2] Accidents de transport ou autres, agressions ; cf. la classification Statistique Internationale des Maladies et des Problèmes de Santé Connexes.
[3] Dumont, Gérard-François, "Démographie de la France : la double alerte", Population & Avenir, n° 727, mars-avril 2016.
[4] En France, 25 % des hommes (âgés de 15 ans ou plus) sont des fumeurs quotidiens et 19,4% des femmes, des pourcentages supérieurs à ceux de la moyenne des l’Union européenne à 28 ; cf. Eurostat, 245/2016 - 7 décembre 2016.
Source : Atlantico.fr
Information complémentaire :
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