La débâcle libyenne d'Obama, par Alan J. Kuperman
Source : Foreign Affairs, le 03-04/2015 Par Alan J. Kuperman Édition de mars/avril 2015 Le 17 mars 2011, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté la résolution 1973, promue par l’administration du président états-unien Barack Obama, autorisant une intervention militaire en Libye. Le but, selon Obama, était de sauver la vie des manifestants pacifiques pro-démocratie ciblés par la répression du dictateur libyen Mouammar Kadhafi. Le président a dit que non seulement Kadhafi menaçait l’élan du Printemps arabe naissant, qui avait récemment balayé les régimes autoritaires de Tunisie et d’Égypte, mais qu’il était également sur le point de commettre un bain de sang dans la ville libyenne où le soulèvement avait commencé. « Nous savions que si nous attendions un jour de plus, Benghazi, une ville de la taille de Charlotte, aurait pu subir un massacre qui aurait résonné à travers la région et entaché la conscience du monde, » a déclaré Obama. Deux jours après l’autorisation de l’ONU, les États-Unis et d’autres pays de l’OTAN ont établi une zone d’exclusion aérienne dans toute la Libye et ont commencé à bombarder les forces de Kadhafi. Sept mois plus tard, en octobre 2011, après une campagne militaire prolongée avec un soutien occidental permanent, les forces rebelles ont conquis le pays et assassiné Kadhafi. Dans le sillage immédiat de la victoire militaire, les responsables états-uniens étaient triomphants. Ivo Daalder, le représentant permanent des États-Unis à l’OTAN, et James Stavridis, alors commandant allié suprême de l’Europe, ont déclaré en 2012 : « L’opération de l’OTAN en Libye a justement été saluée comme une intervention modèle. » Après la mort de Kadhafi, Obama se vanta dans la roseraie de la Maison Blanche : « Nous avons atteint nos objectifs sans mettre un seul G.I. sur le terrain. » En effet, les États-Unis semblaient avoir fait le coup du chapeau : entretenir le printemps arabe, éviter un génocide comme au Rwanda, et éliminer la Libye comme source potentielle de terrorisme. Ce verdict, cependant, s’est avéré prématuré. Rétrospectivement, l’intervention d’Obama en Libye fut un échec désastreux, même jugé selon ses propres standards. Non seulement la Libye a échoué à évoluer en démocratie, mais elle est devenue un État en faillite. Les morts violentes, ainsi que d’autres violations des droits de l’Homme, se sont multipliées. Au lieu d’aider les États-Unis à combattre le terrorisme, comme Kadhafi l’a fait durant sa dernière décennie au pouvoir, la Libye sert maintenant de havre pour des milices affiliées à la fois à al-Qaïda, l’État islamique en Irak et al-Sham (ISIS). L’intervention en Libye a également porté atteinte à d’autres intérêts américains : en sapant la non-prolifération nucléaire, en jetant un froid sur la coopération russe aux Nations Unies, et en alimentant la guerre civile en Syrie. Malgré ce que proclament les partisans de cette mission, il y avait une meilleure ligne de conduite disponible : ne pas intervenir du tout, car en réalité les civils libyens pacifiques n’étaient pas ciblés. Si les États-Unis et ses alliés avaient suivi cette voie, ils auraient épargné à la Libye le chaos en résultant et ils lui auraient donné une chance d’évoluer sous l’autorité du successeur choisi par Kadhafi : son fils Saif al-Islam, éduqué en Occident et considéré comme relativement libéral. Au lieu de cela, la Libye grouille aujourd’hui de milices extrêmement violentes et de terroristes anti-américains, servant ainsi de récit édifiant montrant comment une intervention humanitaire peut se retourner à la fois contre celui qui est intervenu et contre ceux qu’elle était censée aider. UN ÉTAT EN FAILLITE On n’a jamais été aussi optimiste à propos de la Libye qu’en juillet 2012, quand des élections démocratiques ont amené au pouvoir un gouvernement de coalition modéré et laïque, cet événement contrastant de façon frappante avec les quatre décennies de dictature de Kadhafi. Le pays toutefois s’est vite effondré. Le premier chef du gouvernement élu, Mustafa Abu Shagour, est resté au pouvoir moins d’un mois. Sa chute rapide annonçait les troubles à venir : jusqu’à maintenant, la Libye a eu sept premiers ministres en moins de quatre ans. Les islamistes ont fini par dominer le premier Parlement qui a suivi la guerre, le Congrès national général. Pendant ce temps, le nouveau gouvernement échouait à désarmer des dizaines de milices qui s’étaient formées pendant l’intervention de sept mois de l’OTAN, surtout les islamistes, ce qui conduit à des batailles mortelles de territoire entre des tribus et des commandants rivaux, qui continuent toujours. En octobre 2013, les séparatistes de l’est de la Libye, où se trouve la plus grande partie du pétrole du pays, ont fait officiellement sécession. Ce même mois, Ali Zeidan, alors premier ministre, a été kidnappé et retenu comme otage. Compte tenu de l’influence grandissante des islamistes au sein du gouvernement libyen, au printemps de 2014, les États-Unis ont différé un plan visant à entraîner une force armée de 6 000 à 8 000 hommes. En mai 2014, la Libye était au bord d’une nouvelle guerre civile entre Libéraux et Islamistes. Ce mois-là, un général laïque rebelle, Khalifa Hifter, prit le contrôle des forces de l’air pour attaquer des milices islamistes à Benghazi, avant de prendre aussi comme cible l’assemblée de Tripoli, dominée par les islamistes. Les élections de juin dernier n’ont absolument pas remédié au chaos. La plupart des Libyens avaient déjà perdu tout espoir en la démocratie, seulement 630 000 électeurs, en effet, se sont donnés cette fois-ci la peine d’aller voter, contre 1 700 000 à la dernière élection. Les partis laïques ont crié victoire et formé une nouvelle chambre, la Maison des représentants, mais les islamistes ont refusé d’accepter les résultats. On se trouve donc en face de deux parlements concurrents, chacun prétendant à la légitimité. En juillet, une milice islamiste de la ville de Masurata a réagi aux menées d’Hifter en attaquant Tripoli et en forçant les ambassades à évacuer leur personnel. Après une bataille de six semaines, les islamistes se sont emparés de la capitale en août pour le compte de la Libya Dawn Coalition (la Coalition de l’aube libyenne) qui, de conserve avec la défunte assemblée, a formé ce qu’ils ont appelé un « gouvernement de salut national ». En octobre, le parlement nouvellement élu, dirigé par la coalition laïque Operation Dignity, s’est enfui vers Tobrouk, ville de l’est où il a établi un gouvernement temporaire concurrent que la Cour suprême de Libye a, plus tard, déclaré anticonstitutionnel. La Libye se trouve donc avec deux gouvernements en conflit, chacun ne contrôlant qu’une fraction du territoire du pays et des milices. Aussi mauvaise qu’ait été la situation des Droits de l’homme en Libye sous Kadhafi, elle a empiré depuis que l’OTAN l’a évincé. Immédiatement après avoir pris le pouvoir, les rebelles ont perpétré des dizaines de meurtres en représailles, en plus de torturer, battre, et détenir arbitrairement des milliers de partisans présumés de Kadhafi. Les rebelles ont également expulsé 30 000 résidents, noirs pour la plupart, de la ville de Tawergha et brûlé ou pillé leurs maisons et leurs magasins, au motif que certains d’entre eux avaient été soi-disant mercenaires. Six mois après la guerre, Human Rights Watch a déclaré que les abus « semblent être si répandus et systématiques qu’ils peuvent constituer des crimes contre l’humanité. » Ces violations massives persistent. En octobre 2013, le Bureau du Haut-Commissariat aux Droits de l’homme de l’ONU a indiqué que la « grande majorité des 8 000 détenus estimés liés au conflit sont également détenus sans procédure régulière. » Plus inquiétant, Amnesty International a publié un rapport l’année dernière qui révélait leurs mauvais traitements sauvages : « Les détenus ont été soumis à des passages à tabac prolongés avec des tubes en plastique, des bâtons, des barres métalliques ou des câbles. Dans certains cas, ils ont été soumis à des chocs électriques, suspendus dans des positions contorsionnées pendant des heures, maintenus en permanence les yeux bandés et enchaînés avec les mains attachées derrière le dos ou privés de nourriture et d’eau. » Le rapport a également noté quelques 93 attaques contre des journalistes libyens dans les seuls neuf premiers mois de 2014, « y compris des enlèvements, des arrestations arbitraires, des assassinats, des tentatives d’assassinat et des agressions. » Quant aux attaques continues dans l’ouest de la Libye, le rapport a conclu qu’elles étaient « équivalentes à des crimes de guerre. » En conséquence de cette violence omniprésente, l’ONU estime qu’environ 400 000 Libyens ont fui leurs foyers, dont un quart ont quitté le pays définitivement. La qualité de vie en Libye a été fortement dégradée par une économie en chute libre. Principalement parce que la production de pétrole, son élément vital, est gravement diminuée par le conflit prolongé. Avant la révolution, la Libye produisait 1,65 millions de barils de pétrole par jour, un chiffre qui est tombé à zéro lors de l’intervention de l’OTAN. Bien que la production soit remontée temporairement à 85 pour cent de son taux précédent, depuis que les sécessionnistes se sont emparés des ports pétroliers de l’est en août 2013, la production a été en moyenne de seulement 30% du niveau d’avant la guerre. Les combats en cours ont fermé les aéroports et les ports maritimes dans les deux plus grandes villes de Libye, Tripoli et Benghazi. Dans de nombreuses villes, les habitants sont soumis à de très longues pannes de courant – jusqu’à 18 heures par jour à Tripoli. Toutes ces privations récentes ont provoqué un grave effondrement de ce pays que l’Indice de Développement Humain de l’ONU avait classé comme le pays ayant le plus haut niveau de vie de toute l’Afrique. LE COÛT HUMAIN Bien que la Maison-Blanche ait justifié sa mission en Libye par des raisons humanitaires, l’intervention en fait a grandement amplifié le nombre de morts là-bas. Pour commencer, la répression de Kadhafi se révèle avoir été beaucoup moins meurtrière que les rapports des médias l’ont indiqué à l’époque. Dans l’est de la Libye, où le soulèvement a commencé comme un mélange de manifestations pacifiques et violentes, Human Rights Watch a relevé seulement 233 morts dans les premiers jours des combats, et pas 10 000, comme cela avait été rapporté par la chaîne d’informations saoudienne Al Arabiya. En fait, comme je l’ai prouvé dans un article de 2013 sur la sécurité internationale, à partir de la mi-février 2011, lorsque la rébellion a commencé, jusqu’à la mi-mars 2011, lorsque l’OTAN est intervenue, seulement 1 000 Libyens environ sont morts, soldats et rebelles compris. Bien qu’un article d’Al Jazeera, répercuté par les médias occidentaux début 2011, ait allégué que les forces aériennes de Kadhafi avaient mitraillé et bombardé des civils à Benghazi et à Tripoli, un examen exhaustif dans la London Review of Books par Hugh Roberts de l’Université de Tufts a révélé que « l’histoire était fausse ». En fait, en essayant de minimiser les pertes civiles, les forces de Kadhafi se sont abstenues de violence aveugle. La meilleure preuve statistique est apportée par Misurata, la troisième plus grande ville de Libye, où les combats initiaux faisaient le plus intensément rage. Human Rights Watch a constaté que parmi les 949 personnes blessées au cours des sept premières semaines de la rébellion, seulement 30 (un peu plus de 3%) étaient des femmes ou des enfants, ce qui indique que les forces de Kadhafi ciblaient précisément les combattants, qui étaient presque tous des hommes. Au cours de cette même période, à Misurata, seulement 257 personnes ont été tuées, une infime fraction des 400 000 habitants de la ville. Le même modèle de retenue était évident à Tripoli, où le gouvernement a utilisé une force significative deux jours seulement avant l’intervention de l’OTAN, pour repousser des manifestants violents qui brûlaient des bâtiments gouvernementaux. Des médecins libyens ont par la suite déclaré lors d’une commission d’enquête des Nations Unies qu’ils ont observé plus de 200 cadavres dans les morgues de la ville les 20 et 21 février, et que seulement deux d’entre eux étaient des femmes. Ces statistiques réfutent l’idée que les forces de Kadhafi ont tiré au hasard sur des civils pacifiques. De plus, au moment où l’OTAN est intervenue, la violence en Libye était sur le point de s’arrêter. Des forces bien armées de Kadhafi avaient mis en déroute les rebelles combattants dépenaillés qui rentraient chez eux. À la mi-mars 2011, les forces gouvernementales étaient sur le point de reprendre le dernier bastion rebelle de Benghazi, mettant ainsi fin à un conflit d’un mois pour un coût total d’un peu plus de 1 000 vies. Au même moment, cependant, des expatriés libyens en Suisse, affiliés aux rebelles, ont émis des messages d’alerte évoquant un « bain de sang » imminent à Benghazi, que les médias occidentaux ont, comme prévu, rapportés, mais qui, rétrospectivement, apparaissent avoir été de la propagande. En réalité, le 17 mars, Kadhafi s’était engagé à protéger les civils de Benghazi, comme il l’avait fait pour ceux d’autres villes reconquises, ajoutant que ses forces avaient « laissé la voie ouverte » pour permettre aux rebelles de se retirer en Égypte. Autrement dit, les militants étaient sur le point de perdre la guerre, et alors leurs agents à l’étranger ont agité le spectre du génocide pour susciter une intervention de l’OTAN, ce qui a fonctionné à merveille. Il n’y a aucune preuve ni raison de croire que Kadhafi avait prévu ou s’apprêtait à commettre une campagne de tueries. Certes, le gouvernement a tenté d’intimider les rebelles, promettant de les poursuivre sans relâche. Mais Kadhafi n’a jamais dit que cette rhétorique impliquait de s’en prendre à des civils. Du 5 au 15 mars 2011, les forces gouvernementales ont repris toutes sauf une des principales villes tenues par les rebelles, et dans aucune ils n’ont tué de civils en représailles, et encore moins commis un bain de sang. En effet, quand ses forces approchaient de Benghazi, Kadhafi a assuré publiquement qu’il ne nuirait ni aux civils, ni aux rebelles désarmés. Le 17 mars, il s’est adressé directement aux rebelles de Benghazi : « Jetez vos armes, exactement comme vos frères d’Ajdabiya et d’ailleurs l’ont fait. Ils ont jeté leurs armes et ils sont en sécurité. Nous ne les avons plus jamais poursuivis. » Cependant, deux jours plus tard, la campagne aérienne de l’OTAN a stoppé l’offensive de Kadhafi. En conséquence, le gouvernement n’a pas repris le contrôle de Benghazi, les rebelles n’ont pas fui, et la guerre n’a pas pris fin. Au lieu de cela, les militants ont inversé leur retraite et sont revenus à l’offensive. Finalement, le 20 octobre 2011, les rebelles ont trouvé Kadhafi, l’ont torturé, puis l’ont exécuté sommairement. Les derniers vestiges du régime sont tombés trois jours plus tard. Tout compte fait, l’intervention a prolongé la guerre civile libyenne de moins de six semaines à plus de huit mois. Les affirmations sur le nombre de tués pendant la guerre ont énormément varié. Lors d’une conférence à huis clos en novembre 2011, organisée par l’Institution Brookings, un responsable américain a estimé le bilan final à « environ 8 000 ». En revanche, le ministre de la Santé des rebelles a affirmé en septembre 2011, avant même que la guerre ne soit finie, que le bilan était bien plus lourd, et que 30 000 Libyens étaient déjà morts. Toutefois, le ministère des Martyrs et des personnes disparues du gouvernement d’après-guerre a fortement réduit ce chiffre à 4 700 civils et rebelles, à un nombre égal ou inférieur pour les forces du régime, et à 2 100 personnes portées disparues des deux côtés – pour une estimation haute de 11 500 morts. On ne dispose pas de statistiques sur le nombre total de victimes au cours des deux années suivantes de conflits larvés persistants, mais des rapports qui font apparaître plusieurs accrochages importants, comme un combat en mars 2012 entre tribus rivales dans la ville méridionale de Sabha qui fit 147 morts. À la lumière de ces chiffres, il est raisonnable d’estimer que le conflit a tué au moins 500 personnes par an en 2012 et 2013. De meilleures données sont disponibles pour la nouvelle guerre civile de 2014. Le site Libya Body Count, qui recense les pertes quotidiennes, signale que le nombre total de Libyens tués l’an dernier était de plus de 2 750. De plus, contrairement aux forces de Kadhafi en 2011, les milices qui combattent en Libye aujourd’hui font usage de la force sans discernement. En août 2014, par exemple, le Centre médical de Tripoli a signalé que parmi les 100 tués dans les récentes violences, 40 étaient des femmes et au moins neuf étaient des enfants. Le mois suivant, dans un crime de guerre flagrant, les militants ont tiré avec un lance-roquettes multiple dans un établissement médical. Ce calcul sinistre conduit à une conclusion déprimante mais inévitable. Avant l’intervention de l’OTAN, la guerre civile en Libye était sur le point de finir, au prix d’à peine 1 000 vies. Depuis lors, la Libye a subi au moins 10 000 morts supplémentaires dans le conflit. En d’autres termes, l’intervention de l’OTAN semble avoir plus que décuplé le nombre de morts violentes. UN TERRITOIRE POUR LES TERRORISTES Une autre conséquence involontaire de l’intervention en Libye a été d’amplifier la menace du terrorisme dans le pays. Bien que Kadhafi ait soutenu le terrorisme pendant des décennies – comme en témoignent les réparations que son régime payera plus tard pour l’attentat de l’avion de Lockerbie en 1988 – le dirigeant libyen avait évolué pour devenir un allié des États-Unis contre le terrorisme mondial avant même le 11/9. Il l’a fait en partie parce qu’il faisait face à une menace intérieure de militants affiliés à al-Qaïda, le Groupe Islamique Combattant Libyen. Moussa Koussa, chef de la Sécurité Extérieure de Kadhafi, a rencontré à plusieurs reprises des hauts fonctionnaires de la CIA pour leur fournir des renseignements sur les combattants libyens en Afghanistan ainsi que sur le trafiquant de matériel nucléaire pakistanais A. Q. Khan. En 2009, le général William Ward, qui a dirigé le Commandement des États-Unis pour l’Afrique, a salué la Libye comme « un partenaire de premier plan dans la lutte contre le terrorisme transnational. » Qui plus est, depuis l’intervention de l’OTAN en 2011, la Libye et son voisin le Mali sont devenus des refuges de terroristes. Les groupes islamistes radicaux, que Kadhafi avait fait disparaître, sont réapparus sous la couverture aérienne de l’OTAN comme quelques-uns des combattants les plus compétents de la rébellion. Approvisionnées en armes par des pays sympathisants comme le Qatar, les milices refusèrent de se désarmer après la chute de Kadhafi. Leur menace persistante fut mise en lumière en septembre 2012 lorsque des djihadistes, provenant notamment du groupe Ansar al-Sharia, attaquèrent les installations diplomatiques américaines à Benghazi et tuèrent Christopher Stevens, l’ambassadeur américain en Libye avec trois de ses collègues. L’an passé, les Nations Unies déclarèrent formellement Ansar al-Sharia comme une organisation terroriste en raison de son affiliation à al-Qaïda au Maghreb Islamique. Les militants islamistes de Libye combattent maintenant pour le contrôle du pays tout entier, et ils progressent. En avril 2014, ils ont pris le contrôle d’une base militaire secrète près de Tripoli, où, comble d’ironie, des forces spéciales américaines s’étaient installées à l’été 2012 pour entrainer des forces anti-terroristes libyennes. Le Qatar et le Soudan ont envoyé des armes aux islamistes jusqu’en septembre 2014. En réponse, le gouvernement un peu plus laïc des Emirats Arabes Unis a lancé des frappes aériennes contre des militants islamistes à Tripoli et Benghazi en août et octobre de l’an dernier. Les djihadistes libyens ne se limitent maintenant plus aux seuls affiliés d’al-Qaïda – ainsi, depuis janvier 2015, des factions en accord avec ISIS, appelé aussi État Islamique, ont perpétré des enlèvements et des meurtres dans les trois régions administratives traditionnelles de Libye. L’intervention de l’OTAN a aussi relancé le terrorisme islamiste ailleurs dans la région. Quand Kadhafi est tombé, les membres des tribus Touaregs originaires du Mali qui faisaient partie de ses forces de sécurité se sont enfuis chez eux avec leurs armes et ont lancé leur propre rébellion. Cette opposition a été rapidement capturée par les forces islamistes locales et al-Qaïda au Maghreb Islamique qui déclarèrent un État islamique indépendant dans la moitié nord du Mali. En décembre 2012, cette zone du Mali était devenue « le plus grand territoire contrôlé par les extrémistes islamistes au monde » selon le sénateur Christopher Coons, président du sous-comité du Sénat sur l’Afrique. Le danger fut précisé par le New York Times qui rapporta que « le partenaire affilié à al-Qaïda en Afrique du Nord met en œuvre des camps d’entraînement terroristes au nord du Mali et fournit des armes, des explosifs et des financements à une organisation militante islamiste au nord du Nigeria. » Mais les effets indirects de la Libye ne s’arrêtèrent pas là, ils contribuèrent à envenimer le conflit ethnique meurtrier au Burkina Faso et la croissance de l’islam radical au Niger. Pour endiguer cette menace, la France, début 2013, fut contrainte de déployer des milliers de soldats au Mali, dont certains continuent de combattre les djihadistes dans le nord du pays. Le problème du terrorisme a été aggravé par l’évasion d’armes sensibles de l’arsenal de Kadhafi au profit d’islamistes radicaux à travers l’Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Peter Bouckaert, de Human Rights Watch, estime que dix fois plus d’armes libyennes ont disparu dans la nature que de Somalie, d’Afghanistan ou d’Irak. Les équipements les plus préoccupants sont probablement les systèmes de défense aérienne portables à dos d’homme, appelés MANPAD, qui, entre des mains compétentes, peuvent être utilisés pour abattre des avions civils et militaires. Jusqu’à 15 000 de ces missiles ont été portés disparus depuis février 2012, selon un responsable du Département d’État américain cité dans le Washington Post. Un effort de rachat de 40 millions de dollars a permis d’en récupérer seulement 5 000 d’entre eux. L’article ajoutait que des centaines de ces armes étaient toujours dans la nature, y compris au Niger, où certaines avaient été récupérées par Boko Haram, le groupe islamiste radical basé à la frontière nord du Nigeria. Quelques dizaines d’autres ont été trouvées en Algérie et en Égypte. Ces missiles ont même traversé l’Égypte pour arriver jusque dans la bande de Gaza. Là-bas, en octobre 2012, des militants en ont tiré un pour la première fois, manquant de justesse un hélicoptère de l’armée israélienne, et des responsables israéliens ont déclaré que les armes provenaient de Libye. Plus récemment, début 2014, des islamistes en Égypte ont utilisé un autre missile de ce type pour abattre un hélicoptère militaire. Des MANPAD libyens et des mines de mer ont même fait leur apparition sur les marchés ouest-africains d’armes, où des acheteurs somaliens les ont raflés pour le compte de rebelles islamistes et de pirates, loin dans le nord-est africain. LA GRANDE REPERCUSSION Le préjudice de l’intervention en Libye va bien au-delà du voisinage immédiat. En aidant à renverser Kadhafi, les États-Unis sapent leurs propres objectifs de non-prolifération nucléaire. En 2003, Kadhafi avait volontairement suspendu ses programmes d’armes nucléaires et chimiques et remis ses arsenaux aux États-Unis. Sa récompense, huit ans plus tard, a été un changement de régime mené par les États-Unis qui a abouti à sa mort violente. Cette expérience a grandement compliqué l’objectif de convaincre les autres États d’arrêter ou d’inverser leurs programmes nucléaires. Peu de temps après le début de la campagne aérienne, la Corée du Nord a publié la déclaration d’un fonctionnaire anonyme du ministère des Affaires étrangères disant que « la crise libyenne est en train de donner une leçon grave à la communauté internationale, » et que la Corée du Nord ne se laisserait pas avoir par les États-Unis en cédant à la même « tactique de désarment » employée pour la Libye. Le chef suprême de l’Iran, l’ayatollah Ali Khamenei, a également souligné que Kadhafi a « emballé toutes ses installations nucléaires, les a embarquées sur un bateau, et les a livrées à l’Occident. » Un autre iranien bien informé, Abbas Abdi, a remarqué : « Lorsque Kadhafi a été confronté à un soulèvement, tous les dirigeants occidentaux l’ont laissé tomber comme une vieille chaussette. A en juger du résultat, nos dirigeants estiment un tel compromis totalement inutile. » L’intervention en Libye peut aussi avoir favorisé la violence en Syrie. En mars 2011, le soulèvement de la Syrie était encore largement non-violent, et la réponse du gouvernement Assad, bien que criminellement disproportionnée, a été relativement limitée, causant la mort de moins de 100 syriens par semaine. Cependant, après que l’OTAN a permis aux rebelles libyens de reprendre le dessus, les révolutionnaires de Syrie, à partir de l’été 2011, sont devenus violents, pensant peut-être attirer une intervention similaire. « C’est la même chose qu’à Benghazi, » a déclaré un rebelle syrien au Washington Post à l’époque, ajoutant : « Nous avons besoin d’une zone d’exclusion aérienne. » Le résultat a été une escalade massive du conflit syrien, conduisant à au moins 1 500 morts par semaine au début 2013, soit une multiplication par 15. La mission de l’OTAN en Libye a également entravé les efforts de rétablissement de la paix en Syrie en renforçant l’antagonisme avec la Russie. Avec l’assentiment de Moscou, le Conseil de Sécurité de l’ONU a approuvé la création d’une zone d’exclusion aérienne en Libye et d’autres mesures pour protéger les civils. Mais l’OTAN a dépassé ce mandat en poursuivant le changement de régime. La coalition a visé les forces de Kadhafi pendant sept mois, même quand elles se repliaient, ce qui ne menaçait aucunement les civils – et les rebelles armés et entraînés ont rejeté les pourparlers de paix. Comme s’en est plaint le président russe Vladimir Poutine, les forces de l’OTAN « ont franchement violé la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU sur la Libye, quand, au lieu d’y imposer la soi-disant zone d’exclusion aérienne, elles ont aussi commencé à bombarder. » Son ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a expliqué qu’en conséquence, en Syrie, la Russie « ne permettrait jamais au Conseil de Sécurité d’autoriser quelque chose de semblable à ce qui est arrivé en Libye. » Au début du Printemps arabe, les partisans de l’intervention en Libye avaient affirmé que la règle serait de maintenir l’élan des soulèvements relativement pacifiques en Tunisie et en Égypte. En réalité, l’action de l’OTAN non seulement a échoué à propager la révolution pacifique, mais a également encouragé la militarisation du soulèvement en Syrie et entravé la perspective d’une intervention de l’ONU là-bas. Pour la Syrie et ses voisins, la conséquence a été l’exacerbation tragique de trois pathologies : la souffrance humaine, le sectarisme et l’islam radical. LA ROUTE QUI N’A PAS ETE PRISE Malgré le désarroi considérable causé par l’intervention, certains de ses partisans impénitents affirment que l’alternative – laisser Kadhafi au pouvoir – aurait été pire. Mais Kadhafi n’avait en aucun cas d’avenir en Libye. Agé de soixante-neuf ans et en mauvaise santé, il avait jeté les bases d’une transition pour son fils Saif, qui depuis de nombreuses années préparait un programme de réformes. « Je n’accepterai aucun poste sans une nouvelle constitution, de nouvelles lois, et des élections transparentes, » avait déclaré Saif en 2010. « Tout le monde devrait avoir accès à la fonction publique. Nous ne devrions pas avoir le monopole du pouvoir. » Saif avait également convaincu son père que le régime devrait admettre la responsabilité du célèbre massacre de la prison de 1996 et payer une compensation aux familles des centaines de victimes. En outre, en 2008, Saif avait publié le témoignage d’anciens prisonniers dénonçant la torture par les Comités Révolutionnaires – les chiens de garde zélés mais officieux du régime – dont il avait exigé le désarmement. De 2009 à 2010, Saif avait persuadé son père de libérer la quasi-totalité des prisonniers politiques de Libye, créant un programme de déradicalisation pour les islamistes que les experts occidentaux ont cité comme modèle. Il avait également préconisé l’abolition du Ministère de l’Information libyen en faveur des médias privés. Il avait même invité des savants américains renommés, comme Francis Fukuyama, Robert Putnam et Cass Sunstein à une conférence sur la société civile et la démocratie. Peut-être l’indication la plus claire des possibilités de réforme de Saif se voit en 2011, quand les hauts dirigeants politiques de la Révolution se sont avérés être des fonctionnaires qu’il avait précédemment amenés au gouvernement. Mahmoud Jibril, premier ministre du Conseil National de Transition des rebelles pendant la guerre, avait conduit l’Office National de Développement Économique de Saif. Mustafa Abdel Jalil, président du Conseil National de Transition, a été choisi par Saif en 2007 pour promouvoir la réforme judiciaire en tant que ministre de la Justice de la Libye, ce qu’il a fait jusqu’à sa désertion pour les rebelles. Bien sûr, il est impossible de savoir si Saif aurait prouvé qu’il était disposé ou capable de transformer la Libye. Il faisait face à une opposition d’intérêts bien enracinés, que son père avait subie aussi lors d’une tentative de réforme. En 2010, les conservateurs avaient interdit temporairement les médias appartenant à Saif parce que l’un de ses journaux avait publié un éditorial critiquant le gouvernement. À la fin de 2010, cependant, un Kadhafi âgé avait limogé son fils Mutassim, tenant de la ligne dure, une mesure qui semblait ouvrir la voie à Saif et son programme réformiste. Même si Saif ne risquait pas de transformer la Libye en démocratie à la Jefferson du jour au lendemain, il semble qu’il ait eu l’intention d’éliminer les inefficacités les plus flagrantes et les injustices du régime de son père. Même après le commencement de la guerre, des spécialistes incontestés ont exprimé leur confiance en Saif. Dans un article op-ed [qui n’est pas dans la ligne éditoriale du journal, NdT] du New York Times, Curt Weldon, un ancien député républicain (dix mandats en Pennsylvanie) a écrit que Saif « pourrait jouer un rôle constructif en tant que membre du Comité pour concevoir une nouvelle structure de gouvernement ou de Constitution. » Au lieu de cela, des militants pro-OTAN ont capturé et emprisonné le fils de Kadhafi. Dans une interview d’octobre 2014, effectuée en prison par le journaliste Franklin Lamb, Saif a exprimé ses regrets : « Nous étions en train de faire de vastes réformes, et mon père m’a donné la responsabilité de les mener à bonne fin. Malheureusement, la révolte est arrivée, et les deux parties ont fait des erreurs qui maintenant permettant à des groupes islamistes extrémistes comme l’État Islamique (EI) de remporter la mise et de transformer la Libye en une entité fondamentaliste extrême. » APPRENDRE DE LA LIBYE Obama reconnaît également avoir des regrets à propos de la Libye, mais malheureusement, il n’en a pas tiré la bonne leçon. « Je pense que nous avons sous-estimé… la nécessité de venir en force, » a avoué le président au chroniqueur du New York Times Thomas Friedman en août 2014. « Si tu as l’intention de le faire, a-t-il précisé, il faut fournir un effort beaucoup plus intense pour reconstruire les sociétés. » Mais, c’est exactement la mauvaise manière. L’erreur en Libye n’était pas un effort post-intervention inadéquat, c’était, en premier lieu, la décision d’intervenir. Dans les cas tels que la Libye, où un gouvernement a réprimé une rébellion, il est très probable qu’une intervention militaire se retourne en favorisant la violence, l’échec de l’État et le terrorisme. La perspective d’une intervention incite également de manière perverse les militants à provoquer des représailles du gouvernement, puis ils crient au génocide pour attirer l’aide étrangère – ce qui souligne le danger moral de l’intervention humanitaire. La vraie leçon de la Libye montre que quand un État vise précisément des rebelles, la communauté internationale doit éviter de se précipiter dans une action militaire pour des raisons humanitaires pour aider les militants. Les observateurs occidentaux devraient aussi se méfier du cynisme des rebelles qui exagèrent non seulement la violence de l’État, mais également leur propre soutien populaire. Même si un régime est très imparfait, comme celui de Kadhafi, il est probable que l’intervention n’alimente qu’une guerre civile qui va déstabiliser le pays, mettant en danger les civils, et ouvrant la voie à des extrémistes. La manière prudente est de promouvoir une réforme pacifique du type de celle que le fils de Kadhafi Saif poursuivait. L’intervention humanitaire devrait être réservée aux rares cas où des civils sont visés et où une action militaire peut apporter plus de bien que de mal, comme au Rwanda en 1994, où j’ai estimé qu’une opération en temps opportun aurait pu sauver plus de 100 000 vies. Bien sûr, les grandes puissances veulent parfois recourir à la force, à l’étranger, pour d’autres raisons – lutter contre le terrorisme, éviter la prolifération nucléaire ou renverser un dictateur nuisible. Mais ils ne devraient pas prétendre que la guerre qui en résulte est humanitaire, ou être surpris quand de grandes quantités de civils innocents sont tués. (OB : L’impérialisme américain fait homme…) Source : Foreign Affairs, le 03-04/2015 Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source. |
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