La culture du narcissisme, par Christopher Lasch
Source : Le Partage, Christopher Lasch, 14-06-2016 Un article emprunté à l'excellent site des renseignements généreux (tiré de leur pdf disponible à l'adresse suivante). Quel est l'impact du capitalisme sur notre psychisme ?En 1979, le penseur américain Christopher Lasch proposa une interprétation psycho-sociologique des« middle-class » américaines dans son ouvrage « La culture du narcissisme ». Il y exposait comment, selon lui, la société capitaliste américaine produit des individus à tendance narcissique. Est-ce encore d'actualité ? Cela se limite-t-il aux seules classes moyennes américaines ? Il nous a semblé que cette analyse dépassait le cadre de son étude initiale. Nous avons donc tenté de rédiger une courte synthèse librement inspirée et volontairement réactualisée de cet ouvrage. La concision — et donc le caractère quelque peu caricatural — de cette brochure suscitera sans doute un certain scepticisme. Les généralisations présentées ici mériteraient nuances et approfondissements. Qui pourrait, en effet, décrire la complexité de chaque individu par l'esquisse de quelques traits prétendument valables pour tous ? Cet exposé ne se base pas sur une analyse sociologique fine de la réalité. Il s'agit juste d'une tentative de mise en lumière des tendances psychiques qui nous semblent dominantes. A la lecture des descriptions psychologiques qui vont suivre, une petite voix du fond de votre conscience soufflera peut-être « tiens, mais c'est moi ça! ». Soyons clairs : le but de cette brochure n'est pas d'éveiller des sentiments de culpabilité. Certes, il nous a semblé que les descriptions de Lasch nous invitent à examiner ce qui, au cœur de nos relations et de notre intimité, au centre de nos modes de pensée et de notre inconscient, est profondément capitaliste (ou pourrait être interprété comme tel). En cela, elles susciteront peut-être en chacun-e de nous un débat avec sa conscience. Mais, au-delà de son approche psychologique, cette analyse est avant tout une critique politique : elle soutient que le narcissisme n'est pas le propre de la nature humaine mais un phénomène social. Enfin, précisons que notre propos n'est pas d'exposer en toute rigueur ce que pense Christopher Lasch, ni ce qu'il « faut » penser de ce qu'il pense. En ce sens, nous ne pouvons que vous conseiller la lecture de La culture du narcissisme. Quelques définitions en préambule…Extraites du dictionnaire Petit Robert Narcisse: 1. Plante monocotylédone (amaryllidacées) bulbeuse, herbacée, à fleurs campanulées blanches très odorantes, ou jaunes. 2. De Narcisse, personnage de la mythologie qui s'éprit de lui-même en se regardant dans l'eau d'une fontaine, et fut changé en la fleur qui porte son nom. Narcissisme: Admiration de soi-même, attention exclusive portée à soi.
(Par la suite, en gras dans le texte, ce sont des citations de Christopher Lasch)
Christopher Lasch, La culture du narcissisme Des hantises peuplent l'imaginaire collectif. Elles favorisent l'émergence du narcissisme. Quelles sont-elles ? L'individu occidental ressent la brutalité de la société. Il sait que les injustices y sont importantes, que la pauvreté et les inégalités progressent. Il voit les mendiants dans la rue, les chiffres du chômage. La société ne lui apparaît pas comme un système harmonieux ou bienveillant, mais plutôt comme un univers de conflits, avec des perdants et des gagnants, des dominants et des dominés. Il a conscience des menaces qui pourraient ravager l'humanité, qu'elles soient d'ordre écologique (virus, catastrophe nucléaire, réchauffement climatique…), social et/ou politique (guerre, terrorisme, surpopulation, famine…). Ces apocalypses sont régulièrement brandies par les médias. Elles lui apparaissent à la fois proches et lointaines. Proches dans la mesure où il en entend souvent parler. Lointaines dans la mesure où il n'a pas prise sur elles. L'individu occidental se sent dépassé. « Chaque reportage lui présente une nouvelle catastrophe, arbitraire, imprévisible, sans aucune continuité avec le jour précédent ». Il se sent tout petit face à ces gigantesques problèmes. Convaincu que ses gestes quotidiens auront peu d'impact, il ne voit pas comment il pourrait, à son niveau, changer quoi que ce soit. Il sait que sa vie pourrait être bouleversée à tout instant. Il n'est pas à l'abri d'un accident, d'un licenciement, d'une agression, d'une maladie fulgurante, d'une souffrance intenable. Il va mourir, et il le sait. Plus le temps passe, plus cette pensée le hante. La vieillesse lui semble être une souffrance socialement cachée ou niée. Il pourrait se retrouver dans une maison de retraite sordide où, chaque jour, la pauvreté relationnelle s'ajoute aux souffrances physiques. Quel est le sens de sa vie : la réussite professionnelle ? L'amour parfait ? Des enfants ? La quiétude ? L'individu occidental cherche du sens. Un profond vide intérieur l'étreint, une insatisfaction permanente, une frustration profonde. Il ne trouve pas de conduite claire à suivre. Les religions lui paraissent généralement désuètes ou dangereuses. Ce sentiment est accentué par les contradictions flagrantes de la plupart de ceux qui les pratiquent autour de lui. Même s'il tente parfois de se fixer une éthique personnelle, celle-ci est extrêmement difficile à atteindre, ce qui le culpabilise encore davantage. Pourtant, il rêve de devenir un grand sage apaisé et serein au milieu du tumulte social. Son environnement social est globalement aride et impersonnel. Il peut, bien sûr, créer des liens amicaux dans son entourage, construire sa « tribu bienveillante ». Mais les comportements égoïstes, agressifs et impersonnels constituent son quotidien, dans les transports en commun, dans les magasins, sur les routes, sur les plages, etc. Ses relations professionnelles sont également superficielles, le plus souvent empêtrées dans des rapports hiérarchiques ou intéressés. Il se sent interchangeable, stressé, fatigué, dans l'attente du bouquet compensatoire « salaire-congés payés ». La menace médiatique
A l'école, au travail, dans les magasins, dans ses loisirs, il évolue dans un univers d'indifférence, de relations éphémères, de rapports marchands. Son univers familial lui-même lui semble destructuré ou destructurable. Qui n'a pas entendu parler autour de lui de divorces, de familles dépecées, de luttes intestines entre fratries, d'enfants placés, de couples en souffrance ? L'individu occidental n'a généralement aucun espoir de réel changement social ou politique. Les sphères de pouvoir lui paraissent lointaines, déconnectées de sa vie quotidienne. Il perçoit la« politique » comme un monde de corruption, de manipulation, de mensonge. Il n'y croit pas ou plus. Sa citoyenneté de soi-disant « démocrate » est vide, superficiellement sollicitée pour des élections dont les candidats ont été sélectionnés d'avance et dont il n'a qu'une vague connaissance des programmes, ou encore pour des campagnes de sensibilisation comme celles sur la sécurité routière, la contraception ou le tabagisme. La législation lui semble extrêmement complexe, incompréhensible — et d'ailleurs rarement expliquée. Il ne connaît que très partiellement ou confusément le fonctionnement de l'État ou de l'administration. Il est dépendant des experts pour comprendre cet univers (avocat, juriste, ingénieur, etc.). Toutes ces pensées ne forment pas un « Tout » conscient en permanence dans le psychisme de chaque individu. Elles émergent plutôt de manière éparse, dans l'état de demi-conscience d'un réveil blafard, au creux d'un cauchemar, en filigrane d'une discussion, d'une pensée ou d'un soupir. C'est bien souvent un sentiment diffus, aussi bien dans la sphère consciente que dans l'inconscient. Mais ce climat social plonge l'individu occidental dans une angoisse sourde et latente. Au plus profond de lui, bien qu'il n'en ait pas forcément toujours conscience, il est désespéré. Narcisse est prêt à naître. Les stratégies de défense de Narcisse
Né du désespoir, Narcisse va rechercher le soulagement. L'être humain ne peut, en effet, raisonnablement vivre dans un tel climat d'angoisse et d'insécurité. Inconsciemment, son psychisme va mettre en place toute une série de mécanismes de défense Se replier sur le présentL'avenir est menaçant, la mort inévitable ? Nous ne pouvons pas lutter contre les menaces personnelles et collectives qui planent sur nos têtes ? Autant ne pas y penser et vivre pour soi les instants qui restent. Narcisse se replie sur le présent, concentre son attention sur la journée, la semaine, l'année, les prochaines vacances. Ses projets de vie dépassent rarement la dizaine d'années ou l'espace temporel d'un crédit immobilier. De la même manière que Narcisse évite de trop souvent penser à l'avenir, son passé l'intéresse peu. D'ailleurs, les seuls moments où il a étudié l'Histoire, ce fut à l'école. Ce n'était guère passionnant : de grandes dates historiques, des leçons à apprendre pour des examens (entre un cours de maths et un cours de biologie), une vision de l'Histoire aplanie et impersonnelle évitant généralement d'aborder réellement de front les destins des individus « non célèbres » (c'est-à-dire la majorité de la population — le destin des femmes étant encore plus fréquemment occulté), les plaies sociales encore béantes (Pour la France, citons par exemple : la Commune de Paris (1848), la guerre d'Algérie (1956-1962), l'accident nucléaire de Tchernobyl (1986), le génocide du Rwanda (1994)… autant d'évènements très rarement abordés dans l'enseignement secondaire). Ce désintérêt pour l'avenir et le passé est caractéristique d'une mentalité de survie. Narcisse va rechercher à combler ses besoins immédiats, afin d'accéder à un soulagement, ici et maintenant. Se désintéresser de la « politique » et se divertirSociété inhumaine, travail éreintant, désastres menaçants… Vous connaissez tous cette petite phrase si souvent entendue : « De toute façon, on ne peut rien faire »; L'attitude de Narcisse reflète « la perte de tout espoir de changer la société, et même de la comprendre ». Il n'a aucune réelle espérance dans l'action étatique ou dans la participation au monde politique. Lorsque Narcisse vote, c'est généralement sans grande conviction ; il ne s'implique dans aucun parti ou syndicat. Face au constat d'impuissance, autant se divertir : penser à soi et aux siens, se réconforter par la consommation de multiples gadgets ou de loisirs renouvelables à profusion. La publicité n'en propose-t-elle pas chaque jour ? Pourtant, pourquoi Narcisse ne puise-t-il pas dans son insatisfaction et son désespoir l'énergie nécessaire pour construire une autre politique, d'autres modes de vie, un autre univers social et relationnel ? Pourquoi ne tente-t-il pas de changer ses conditions de travail, de modifier sa vie ? Ces projets demandent une énergie importante, une prise de risque, des bouleversements de vie, un saut dans l'inconnu. Pourquoi troquer une position inconfortable mais habituelle, presque prévisible, contre un bouleversement de vie incertain, risqué, et donc encore plus angoissant ? Narcisse recherche la position la plus confortable et rassurante à court terme, celle qui apporte le plus de soulagement immédiat. Il apprend à « établir une étrange et paisible relation d'habitude avec la catastrophe sociale qu'il pressent en lui et autour de lui ».
Être dévoré par son envie de dévorer
Les appétits de Narcisse sont énormes. Il cherche un but, un idéal, une obsession à embrasser. Il est le candidat idéal aux fantasmes de richesse, de puissance, de pouvoir et de beauté. Mais dans le même temps, il a conscience que ces appétits le rongent, qu'ils sont la source de son insatisfaction permanente. Au fond de lui, il voudrait se libérer de cette avidité, trouver une certaine quiétude, un repos. L'indifférence et le détachement peuvent permettre à Narcisse de trouver une illusion de soulagement dans la tempête intérieure de désirs qui le dévorent. Cette attitude consiste à « être là tout en étant essentiellement ailleurs », tenter de se préserver d'une existence insupportable en se distanciant de celle-ci, en dissociant sa vie de sa pensée. Narcisse tend vers la psychose. Il apprend, en effet, à ne pas tirer les conséquences de ses pensées, à nier à la fois l'évidence de sa réalité sociale et l'évidence de son désir de changement profond. Son détachement, ses phases de découragement, son immense lassitude témoignent d'un désir grandissant, impalpable ou épisodique mais profond de « tout lâcher ». Reste aussi la voie des sensations fortes, l'alcool ou la drogue qui dissolvent le désir dans d'ardentes sensations de bien-être (Mais comme le souligne François Brune dans Le bonheur conforme : « Les drogués passent pour des marginaux qui fuient la société de consommation. En réalité, ils sont dans sa logique profonde, ils en sont les fruits les plus conséquents. La rencontre entre désir d'absolu et culture hédoniste produit la consommation de « paradis » artificiels… »). Se réfugier dans un cynisme confortable
Narcisse se réfugie dans le détachement critique et la distanciation ironique. Par la plaisanterie, la moquerie et le cynisme, il a en effet le sentiment que ses limites et ses craintes présentent moins d'importance. « Il donne ainsi aux autres et à soi-même, en démythifiant, l'impression de sublimer la réalité, même quand il s'y plie et fait ce qu'on attend de lui ». Par le cynisme, il se sent supérieur, même si son cynisme est né d'un sentiment inconscient de se sentir justement dépassé par les contraintes de son existence. Ce détachement ironique masque sa profonde souffrance. Et dans le même temps, il paralyse sa volonté de transformer la société. Sans compter l'admiration que suscite celui qui se montre fin connaisseur de la décadence sociale… Même si le sport qui consiste à décrire sans fin, avec une complaisance variable, la catastrophe présente, n'est qu'une autre façon de dire « c'est ainsi ». L'humour agit « moins pour prendre quelque distance par rapport à ses angoisses que pour s'insinuer dans les bonnes grâces de son auditoire, obtenir son attention sans lui demander de prendre au sérieux l'auteur ou son sujet ». D'ailleurs, Narcisse raffole d'autocritique humoristique. Se railler, c'est toujours charmer et désarmer la critique, s'auto-analyser complaisamment. A grand coups de mensonge, de cynisme, de divertissement, de négation, d'indifférence, Narcisse tente de s'accommoder, de s'arranger avec sa réalité sociale.
Rechercher la valorisation de soi
Narcisse voudrait sa vie différente, mythifiée, grandiose. Or, comment la mythifier sans le regard des autres pour la contempler, sans un miroir pour se rassurer ? Le narcissisme rend séducteur : Narcisse cherche à ce que les autres l'aiment et l'admirent, reflètent son Moi grandiose. Manipulateur souvent habile, il est doué pour contrôler les impressions qu'il donne à autrui, formaliser et feinter la compréhension, charmer plutôt que convaincre. Il calcule ses expressions pour voir ses effets sur autrui, traque ses imperfections pour améliorer son pouvoir d'impressionner. Narcisse a d'ailleurs le sentiment d'être constamment surveillé par les autres. Mais, au final, il tire peu de satisfaction de ses prestations et, souvent, méprise intérieurement ceux qu'il parvient à manipuler. La dépréciation de son entourage est d'ailleurs systématique. Parallèlement, Narcisse recherche constamment ceux qui irradient célébrité, puissance, charisme. Être associé aux « grands hommes » ne confère-t-il pas de l'importance ? Mais « Si Narcisse admire un « gagneur » et s'identifie à lui, c'est parce qu'il a peur d'être rangé parmi les « perdants ». Il espère refléter quelque lumière de son astre ; mais une forte proportion d'envie se mêle à ses sentiments, et son admiration tourne souvent en haine si l'objet de son attachement fait quoi que ce soit qui lui rappelle sa propre insignifiance. » Tout cela ne le satisfait pas. Il s'évalue sans cesse et doute beaucoup de lui-même. Son moral est oscillant et chaotique. Sa désillusion est permanente, source d'animosité et de mécontentement. Narcisse est de tendance dépressive. Quand il prend conscience qu'il devra peut-être vivre sans être célèbre et mourir sans que les autres ne se soient jamais rendus compte de l'espace microscopique qu'il occupe sur cette planète, c'est un coup dévastateur pour son identité. Narcisse a peur de faire partie des « médiocres », des gens « ordinaires », et méprise intérieurement les gens « normaux ». D'ailleurs, il raffole de la psychologie, y trouve un support de fantasme d'omnipotence et de jeunesse éternelle, l'équivalent moderne du Salut : « Je trouverai la santé mentale grâce à la psychanalyse! ». Il est le candidat idéal pour des analyses interminables. Narcisse cherche ainsi à apprendre à s'aimer suffisamment pour ne pas avoir besoin des autres pour être heureux.
Ressentir une incapacité relationnelleBien qu'il en ressente un désir ardent, Narcisse ne sait pas s'entendre avec autrui. En témoigne son manque de curiosité à leur égard. Bien qu'il sache se mettre en scène, il est, le plus souvent, incapable de réellement s'attrister de la peine d'autrui, incapable d'éprouver des sentiments spontanés, incapable de s'intéresser aux autres sincèrement et durablement. Ses relations sont généralement insatisfaisantes. Narcisse est profondément désenchanté sur ses rapports humains, convaincu au fond de lui que la recherche de domination marque toutes les relations. Pourtant, il proclame régulièrement des valeurs : Amitié, Amour, Intimité, Liberté. Mais, plus il les proclame, plus il a tendance à les fuir. Par exemple, son culte de l'intimité dissimule la crainte de ne jamais la trouver. Sa vie intérieure n'est d'ailleurs pas un refuge. Il la dévoile souvent pour séduire, être acclamé, n'hésite pas à mentir pour déclencher la sympathie. « Bien que Narcisse puisse fonctionner dans le monde de tous les jours et charme souvent son entourage (l'un de ses meilleurs atouts étant de se livrer à de « pseudos-révélations de sa personnalité »), sa dépréciation des autres, ainsi que son manque de curiosité à leur égard, appauvrissent sa vie personnelle et renforcent « l'expérience subjective du vide » ». Angoissé par la dépendance et l'engagement, Narcisse préfère les « titillations affectives » et n'assume pas l'entière responsabilité de ses liaisons. Obsédé par la performance, il recherche la satisfaction sexuelle comme fin en soi, fait des demandes extravagantes, rongé par ses propres appétits. L'intensité de ses besoins l'amène à avoir des exigences considérables à l'égard de ses amis et de ses partenaires sexuels. Cependant, tout effrayé qu'il est par l'ardeur de ses besoins profonds, ceux des autres l'horrifient tout autant. Il refoule donc périodiquement ses exigences et ne demande qu'une relation désinvolte sans promesse de permanence d'aucune part. Il cherche à être aimé mais il a peur d'aimer. « Notre société fait qu'il est de plus en plus difficile pour un individu de connaître une amitié profonde et durable, un grand amour […] les relations personnelles […] prennent un caractère de combat. »Narcisse veut tout, tout de suite, mais ne veut pas s'engager. « Bien décidé à manipuler les émotions des autres tout en se protégeant lui-même de toute souffrance affective, chacun, par mesure de sécurité, s'ingénie à paraître superficiel, affiche un détachement cynique, qu'il ne ressent qu'en partie, mais qui devient une habitude, et, en tout cas, remplit d'amertume les relations personnelles, ne serait-ce qu'à force d'être proclamé. En même temps, on attend des relations intimes la richesse et l'intensité d'une expérience religieuse. » S'il se sent mal à l'aise lorsqu'il lui arrive de faire des demandes, c'est parce qu'il redoute que l'autre ne se sente du même coup autorisé à lui en faire à son tour. Narcisse a du mal à imaginer un besoin affectif qui ne cherche pas à dévorer l'objet auquel il s'attache. Il condamne violemment la jalousie et la possessivité, et fait preuve d'une familiarité désinvolte, évitant tout engagement affectif mais l'exigeant de son partenaire. Prônant souvent le désengagement affectif comme vertu, Narcisse est le candidat idéal aux théories de « l'amour libre ». Mais, passé la période d'euphorie, il est généralement déçu et ressent un profond détachement affectif. Il se plaint d'une incapacité émotionnelle à ressentir quoi que ce soit, « plus gelé à l'intérieur, plus animé à l'extérieur ». Simultanément, Narcisse aspire à se libérer de sa propre avidité et de sa colère, à atteindre un détachement tranquille au-delà de toute émotion, à dépasser sa dépendance à l'égard des autres. Il rêve d'être indifférent aux relations humaines et à la vie elle-même : il pense qu'il serait ainsi capable d'en accepter la précarité. Être à la fois victime et bourreauNarcisse a tendance à projeter partout les angoisses et agressions qu'il reçoit : dans sa vie intime, professionnelle ou politique. Il reproduit le sentiment d'être instrumentalisé en instrumentalisant, transpose la brutalité de sa vie sociale dans sa vie intime. Toutes les rencontres, même les plus intimes, deviennent alors l'occasion d'utiliser l'autre comme un objet de plaisir ou de pouvoir. Narcisse reproduit souvent inconsciemment, dans ses relations, l'exploitation qu'il ressent ou subit. La plupart du temps dominé et dépassé par les évènements, il saisit toutes les occasions de se comporter en dominant. Par exemple, « Narcisse connaît souvent une grande réussite dans sa vie professionnelle. Il lui est facile de manipuler les impressions personnelles : la maîtrise qu'il a de leurs subtilités est un atout pour lui dans les organisations professionnelles et politiques où le rendement compte moins que la « visibilité », « l'élan » et un beau « tableau de chasse ». […] L'environnement interpersonnel surpeuplé de la bureaucratie moderne, dans lequel le travail revêt un caractère abstrait, presque totalement dissocié de son exécution, encourage et souvent récompense, par sa nature même, une réaction narcissique. » L'une des caractéristiques du système capitaliste consiste à transformer les victimes en bourreau. Ce statut ambivalent contribue à une fracture mentale et à des comportements sociaux en contradiction les uns avec les autres.
Vivre dans la contradictionDans son livre 1984, Orwell décrivait la « double-pensée », cette capacité de l'être humain d'intérioriser deux affirmations opposées. Cette déstructuration des liens logiques est palpable dans la personnalité de Narcisse. Par exemple : Il prône « la coopération et le travail en équipe tout en nourrissant des impulsions profondément antisociales » et s'enferme souvent dans des attitudes de « tolérance hostile ». Il rejette la religion mais apparaît comme un être de croyances, dans la mesure où il délègue sans cesse à d'autres ce qu'il doit penser et faire (experts, entreprises, sectes, etc. ). Il est extrêmement cynique et désabusé par le monde politique mais continue à voter pour tel ou tel parti. Il exalte le respect des règlements mais triche dès qu'il peut. Il se conforme aux normes sociales « par crainte d'être puni par autrui, mais il se voit souvent comme un hors-la-loi et se représente les autres de cette manière. » « Il se veut superficiellement détendu et tolérant, ne cherche pas à imposer ses propres certitudes aux autres, mais il se crispe sur ses positions s'il se sent attaqué. » Il bouillonne de désirs et de colère mais se veut sociable, incolore, soumis. Il combine le « sentiment d'une décadence de la société » avec une « utopie technologique ». La certitude que nous courons à la ruine côtoie une croyance implicite en le progrès de la technique. Nous pourrions multiplier ces exemples, et nous en trouverons sans doute de nombreux autour de nous ou en nous-mêmes.
En guise de conclusion
Finalement, qui est Narcisse ? Est-ce une caricature ? Est-ce une description de comportements parfois décelables en nous et autour de nous, à des degrés divers ? Vous avez sans doute noté ou ressenti de multiples contradictions dans cet exposé qui ne se présente pas comme une « bulle de cohérence » mais comme un questionnement sur ce qui, dans notre vie intime et nos rapports personnels, semble constituer les mêmes structures de domination que celles que nous critiquons au niveau politique et social. Répétons-le, il ne s'agit là que d'interprétations de la réalité sociale, réalisées à partir de ce que nous avons compris des analyses de Christopher Lasch. Cet exposé, trop concis, aurait gagné à étudier dans quelle mesure les médias, le système politique actuel, le travail, l'école ou encore la publicité constituent autant d'encouragements et d'exutoires créant et avivant le narcissisme. En effet, nous sommes convaincus que le système actuel a tout intérêt à favoriser la « production » en grand nombre de Narcisses. Par leur conformisme et leur cynisme, ces derniers sont en effet, à court terme, les meilleurs garants de l'ordre établi et de la culture de consommation hédoniste. Laissons le mot de la fin à Christopher Lasch : « [Est-ce] criminel que les citoyens blancs de la classe moyenne se complaisent à examiner leur moi, alors que leurs compatriotes moins chanceux luttent et crèvent de faim [?] Il faut cependant comprendre que ce n'est pas par complaisance mais par désespoir que les gens s'absorbent en eux-mêmes, et que ce désespoir n'est pas l'apanage de la seule classe moyenne. […] L'effondrement de la vie personnelle ne provient pas de tourments spirituels réservés aux riches, mais de la guerre de tous contre tous, qui a toujours fait rage dans les couches inférieures de la population et qui s'étend à présent au reste de la société […] [le narcissisme] se révélant essentiellement une défense contre les pulsions agressives plutôt qu'un amour de soi. » Source : Le Partage, Christopher Lasch, 14-06-2016 |
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