Quelle est la mission réelle de Fethullah Gülen ? Par Osman Softic
Source : openDemocracy, le 06/02/2014 OSMAN SOFTIC, le 6 février 2014 À quel point le leader de Hizmet — un mouvement religieux, social et politique international — fait-il, sciemment ou non, partie d’une machination dont le but est de déstabiliser, voire de renverser le gouvernement turc de Recep Tayyip Erdoğan ? Bien qu’il ait plus tôt insinué que Fethullah Gülen et ses partisans seraient responsables d’avoir tenté de discréditer le gouvernement, le premier ministre turc s’est finalement exprimé publiquement. Recep Tayyip Erdoğan a cité Fethullah Gülen et son mouvement Hizmet (ou Cemaat) [Cemaat est un autre nom du mouvement de Gülen qui signifie « Communauté », NdT] comme les principaux coupables de la tentative de renversement de son gouvernement par un coup d’État secret, dans le but d’ébranler l’impressionnant succès économique que la Turquie a réalisé au cours de la décennie précédente, sous la direction du Parti de la Justice et du Développement (AKP). Qui est Fethullah Gülen ? Quelle est la mission réelle de son mouvement ? Quel rôle ses partisans (ceux-là même qu’Erdoğan a accusés d’avoir « installer un État dans l’État ») jouent dans la vie politique de la Turquie ? Comment ce conflit bouillant qui est maintenant apparu entre Hizmet (qui veut dire « service » en turc) et le gouvernement d’Erdoğan pourrait se terminer ? La formation de la nouvelle élite turque Mohammed Fethullah Gülen, imam obscur et controversé, est né en 1941 à Korucuk, un petit village en Anatolie. Il a servi en tant qu’imam à Izmir jusqu’en 1981 lorsqu’il a officiellement cessé de prêcher activement. Bien qu’il n’ait pas de qualification islamique formelle, il est, en Occident, souvent cité comme l’une des personnalités islamiques les plus influentes au monde. Gülen admet que Said Nursi, le réformateur islamique turc, a eu une très grande influence intellectuelle sur lui. Il a hérité de Nursi d’un profond sentiment anti-communiste et d’une propension pour le capitalisme entrepreneurial, des traits qui lui ont plus tard valu de grandes faveurs et des amis à la Central Intelligence Agency (CIA). Hakan Yavuz, le biographe de Gülen, le décrit comme un penseur musulman dont les idées résonnent avec le calvinisme, à cause de sa promotion du capitalisme néolibéral. Cependant, à cause du manque de transparence de Hizmet, de sa confidentialité et de l’influence disproportionnée de ses partisans au sein des institutions d’État en Turquie, une comparaison de son mouvement avec celui de l’Opus Dei serait plus appropriée. Jusqu’à maintenant, Gülen a réussi à recruter trois millions d’adhérents en Turquie, en Amérique et dans le reste du monde. Son idée était d’assurer l’alphabétisation des classes populaires et moyennes en Anatolie, imprégnée des valeurs morales de l’Islam et de science, en particulier de mathématiques, de chimie et de physique, leur permettant de former une nouvelle élite turque capable d’éradiquer le sécularisme kémaliste de la société turque et des institutions d’état, avec l’objectif de les remplacer avec des valeurs islamiques. Bien qu’il n’y ait pas de menace claire ou de peur qu’il puisse être emprisonné par les autorités turques de l’époque, Gülen immigra aux États-Unis en 1999 sous prétexte de traitement médical. Par la suite il déclara qu’il s’était lui-même imposé l’exil. Pendant 15 ans Gülen a dirigé son empire d’écoles secondaires, d’universités, de conglomérats d’entreprises, de sociétés financières et médiatiques, de membres de Hizmet en Turquie et partout dans le monde, quasiment par un contrôle distant depuis son complexe à Saylorsburg, une petite ville en Pennsylvanie. Après son départ de Turquie en 2000, Gülen fut jugé par contumace pour avoir comploté pour renverser l’ordre constitutionnel turc et établir un état islamique en Turquie. Il fut acquitté. Le procureur fit appel, mais le respect de son acquittement après le procès était assuré par la cour d’appel en 2008. Gülen n’est pas revenu des États-Unis dans sa Turquie native. Un chef pragmatique Bien que Gülen soit dépeint en Occident comme un protagoniste de l’islam « modéré » et un pacifiste qui fait avancer le dialogue inter-religieux, son mouvement ressemble d’une certaine façon à un culte religieux dominé par le Hoca Efendi (« le professeur respecté »), tel que Gülen est perçu par ses partisans. Son interprétation de l’islam, apparemment inspirée par la tradition soufie, est souvent présentée comme le modèle islamique le plus acceptable et le plus modéré, du point de vue des intérêts occidentaux. Dans certains centres académiques influents et des puissants cercles politiques d’Occident, l’« islam de Gülen » est considéré comme digne d’être répliqué par les musulmans du monde arabe, par les pays musulmans de l’Asie centrale et par les diasporas d’Europe, d’Amérique et d’Australie. Ainsi, décrire Gülen comme un « dissident » serait quelque peu douteux. Il serait plus convenable de le décrire comme un chef pragmatique d’un mouvement religieux qui, avec opportunisme, a choisi une base depuis laquelle il peut superviser son réseau éducatif d’écoles et son commerce de plusieurs milliards, ainsi que son empire médiatique et financier. De plus, auparavant, Gülen entretenait des relations amicales avec les anciens premiers ministres Tansu Ciller et Bulent Ecevit, ce qui a encore plus ébranlé l’idée qu’il était un dissident. Cependant, Gülen n’a jamais eu de proche contact avec des chefs de partis islamiques en Turquie, et il n’a pas non plus publiquement condamné l’interdiction du parti Refah [parti du bien-être, NdT], fondé par Necmettin Erbakan, dont le gouvernement fut brusquement renversé par le régime kémaliste à l’époque. Puisqu’il a prôné la réhabilitation d’un islam conservateur et la purge des institutions d’État turques d’un inflexible sécularisme, Gülen a conseillé à ses partisans de voter pour les candidats AKP lors des élections passées, du fait que les sympathisants de Hizmet et du AKP sont musulmans, des classes populaires jusqu’aux classes moyennes en Anatolie, qui avaient été marginalisés par les élites turques séculaires pendant des décennies. En plus, Hizmet et AKP ont plaidé en faveur du capitalisme libéral comme le modèle le plus effectif de développement économique. Au cours de la dernière décennie, le gouvernement d’Erdoğan a gagné plusieurs élections consécutives avec la majorité absolue. Cela est en grande partie grâce à Hizmet. D’un autre côté, Hizmet apprécia la liberté d’action qui en a découlé et ses activités ont prospéré sous la direction du AKP. Bien que l’interdépendance et la complémentarité entre Hizmet et le AKP basées sur des valeurs et intérêts communs soient discutables, il n’en est pas moins qu’il y a toujours eu de réelles différences idéologiques et politiques entre eux. Ces différences ont grandi avec le temps, se transformant en un conflit ouvert qui a récemment explosé. Du fait que les sympathisants de Hizmet ont infiltré avec brio les structures de l’État parmi les plus sensibles telles que la police, le renseignement et les ministères publics et judiciaires, il est fort possible que ce mouvement puisse avoir servi comme une opportunité pour déstabiliser et même renverser le gouvernement Erdoğan, par des acteurs internationaux bien plus puissants et sinistres. Gülen est probablement devenu lui-même un pion très pratique dans la tentative de déstabilisation de la Turquie, précisément alors que la Turquie sortait d’un succès économique impressionnant et avait introduit des réformes complètes dans l’optique d’une réelle démocratisation et d’une émancipation culturelle. Elles incluent de prometteuses actions pour la résolution des plaintes de la minorité kurde, à un moment où la Turquie prenait également d’importantes décisions concernant une politique étrangère indépendante, qui se libérait de la tutelle des États-Unis, faisant de la Turquie une puissance forte et respectable fondée sur des principes avec ses propres valeurs morales — probablement le phénomène le plus récent dans les relations internationales contemporaines. Une Amérique déçue Erdoğan a raison quand il affirme que le développement rapide de la Turquie a mis ses ennemis mal à l’aise. Par conséquent, les accusations du gouvernement contre Gülen et ses partisans lui reprochant de rendre un service inestimable aux ennemis de la Turquie pourraient être fondées. Tout au moins, les accusations d’Erdoğan contre Hizmet ne sont pas une simple théorie du complot, comme certains médias turcs et internationaux voudraient nous le faire croire. Michael Koplow, le directeur de programme à l’Institut israélien de Washington, fait valoir qu’aucun pays ne peut remplacer le rôle stratégique de la Turquie pour les États-Unis. L’Amérique est toutefois préoccupée, car elle ne sait pas si elle peut encore faire confiance au dirigeant turc et si la Turquie peut toujours être considérée comme une alliée fiable. Des questions se posent à Washington pour savoir si la Turquie est toujours une alliée de l’Occident. Le gouvernement des États-Unis ne cache pas son mécontentement face aux récents choix faits par la Turquie en matière de politique étrangère. Les États-Unis reprochent au gouvernement AKP de privilégier sa politique étrangère à court terme au détriment des objectifs américains à long terme dans cette région. Ces accusations portent sur les choix politiques de la Turquie vis à vis de l’Egypte et de la Syrie, en particulier sur l’aide peu critique apportée à l’opposition syrienne et les pires relations bilatérales imaginables avec Israël. Ce que le gouvernement des États-Unis ne veut pas pardonner à la Turquie, c’est le dernier choix en date de son gouvernement d’ouvrir le marché d’approvisionnement des systèmes de défense antimissile à la Chine, un concurrent des États-Unis, plutôt qu’à un pays membre de l’OTAN. Les États-Unis considèrent une telle politique immature et égoïste. La Turquie a bien sûr le droit de faire comme elle le souhaite, cependant, comme Koplow l’a récemment déclaré dans un entretien publié par Strategic Outlook, un groupe de réflexion et de recherche turc de Konya, l’administration Obama ne peut pas simplement ignorer une telle décision. Les États-Unis ne peuvent pas accepter l’indépendance de la politique étrangère de la Turquie, craignant que cela ne mette à mal leurs objectifs stratégiques à long terme et leur hégémonie globale. C’est aussi une critique de la Turquie, en réponse de quoi la Turquie a menacé d’expulser l’ambassadeur des États-Unis à Ankara. Les questions sur ce que pense Erdoğan, quels sont ses plans et sur la nécessité éventuelle pour les États-Unis de modifier leur attitude face à la Turquie ont généré de vives inquiétudes et d’importantes confusions à Washington. Il est fort probable que les États-Unis vont tenter de tirer parti des structures d’État parallèles formées des partisans de Gülen afin de déstabiliser le gouvernement AKP et éventuellement de provoquer un changement de dirigeant à la tête du gouvernement turc, en espérant que le nouveau meneur du AKP soit un partenaire plus fiable. La mission de Gülen En 1953, les États-Unis ont clandestinement aidé à renverser le gouvernement nationaliste Mossadegh d’Iran. Ils avaient leur part de responsabilité dans la chute de Sukarno en Indonésie en 1965, et en 1973 quand ils ont renversé le président chilien Salvador Allende. À la place de ces chefs populaires, les États-Unis ont installé quelques-uns des dictateurs les plus cruels du 20ème siècle : Shah Reza Pahlavi, Suharto et Pinochet. En rapport avec cette analogie, il peut être intéressant de mentionner certaines allégations concernant certaines écoles de Gülen en Asie centrale qui auraient servi par le passé de couverture pratique à 130 agents de la CIA en Ouzbékistan et au Kirghizstan, qui espionnaient pour le compte du gouvernement américain tout en travaillant comme enseignants d’Anglais. Dans ses mémoires, Osman Nuri Gundes, ancien chef de la branche d’Istanbul des services de renseignement turcs, parle même des « ponts de l’amitié » (« Bridges of Friendship ») comme nom de code pour ces opérations. Ce cas particulier d’abus présumé des écoles de Gülen par la CIA a été par la suite documenté par Sibel Edmonds dans ses mémoires « Classified Woman: Sibel Edmonds Story » (« Une femme secrète : l’histoire de Sibel Edmonds »). Edmonds est une ancienne traductrice du FBI qui, par la suite, est devenue l’une des lanceuses d’alerte les plus connues dans le domaine de la sécurité nationale. Edmonds affirmait que le maillon clé entre Fethullah Gülen et ses manœuvres avec la CIA était Graham Fuller, un célèbre analyste du renseignement à la « RAND Corporation », ex-responsable de la CIA à Kaboul et vice-président du conseil national du renseignement. Quoiqu’ayant réfuté les allégations sur le rôle des écoles de Gülen dans la dissimulation des agents de la CIA, Fuller a admis qu’il s’est porté garant de Gülen lorsque les services américains de l’immigration ont voulu l’expulser en 2006. Fullen a écrit une lettre au FBI et au Département de la Sécurité intérieure en faveur de Gülen. Fuller a écrit qu’il ne croyait pas que Gülen soit une menace pour l’Amérique. Grâce à ce soutien, Gülen a été autorisé à rester sur le territoire des États-Unis. L’autre personne à avoir écrit une lettre similaire en faveur de Gülen fut Morton Abramowitz, ex-agent de la CIA en Turquie, qui par la suite a occupé le poste d’ambassadeur des États-Unis dans ce même pays. Malgré le fait que Gülen a toujours plaidé que son mouvement avait une portée éducative et non politique, les derniers évènements en Turquie montrent que son objectif ultime était d’établir un contrôle politique des différentes institutions de l’État turc, mais sans l’apparente transparence observable lors de la création d’un parti politique ou lors de la participation à des élections. Il a préféré pour cela l’infiltration des structures d’État. Quelques indices sur ces motivations peuvent être trouvés dans l’appel de Gülen à ses partisans vers la fin des années 90 dans lequel il dit : « Nous invitons nos amis qui occupent de hautes fonctions dans la branche législative du gouvernement et des institutions d’État à maitriser les arts administratifs, pour qu’ils puissent, le moment venu, réformer l’État turc et le rendre plus productif à tous les niveaux au nom de l’islam. Nous devons être patients et attendre le bon moment et la bonne occasion. Nous ne devons pas le faire trop tôt. » Ce genre d’infiltration a nui à la réputation de la Turquie dans le monde, comme le montre l’arrestation d’un grand nombre d’innocents considérés être des partisans de Gülen travaillant dans la police, le ministère public et la justice. L’organisme turc de défense du droit de la presse affirmait que les journalistes Ahmet Sik et Nedim Sener ont été emprisonnés en 2011 uniquement à cause de leur travail plutôt que pour leur implication dans des activités subversives ou en lien avec des fractions ultra-nationalistes, les deux faits dont ils étaient accusés. Dans son livre « Imam’s Army » (« Armée de l’Imam »), Ahmet Sik ne fait pas qu’énumérer les preuves de l’ingérence de Fethullah Gülen dans les affaires de la police et de la justice turques, il révèle aussi certaines activités cachées dont le but est d’aider ses partisans à obtenir un pouvoir politique et de l’influence en Turquie. Il y a des indices montrant que 95% des employés de la police en Turquie sont des sympathisants Hizmet. Cependant, certains experts récusent les accusations concernant l’infiltration. Le professeur Mucahit Bilici de l’université de New York plaide que Gülen est très soutenu et très suivi par les citoyens turcs et que Hizmet n’est pas une organisation secrète. Contrairement à Erdoğan, qui a violemment critiqué la politique israélienne dans le passé, Gülen a cultivé des relations étroites avec Israël et les membres du lobby juif en Amérique, critiquant vivement la flottille du Mavi Marmara lorsque ses militants ont essayé de briser le blocus de la bande de Gaza. Gülen a averti qu’une telle action n’aurait pas dû avoir lieu sans l’approbation préalable des autorités israéliennes. Le succès et la capacité d’Erdoğan à créer une Turquie économiquement forte et prospère, ainsi que sa volonté résolue à mener une politique étrangère authentique et indépendante, semblent déjà causer de sérieuses inquiétudes à Washington et en Israël. Il ne serait donc pas surprenant que l’infrastructure Hizmet de Gülen soit identifiée comme mécanisme destiné à réorienter la politique turque. Gülen, comme dans « L’empire de la peur » [allusion au roman de science-fiction de L. Ron Hubbart, NdT], comme l’a récemment mentionné Erdoğan, pourrait bien avoir été spécialement choisi pour imposer un modèle laïc recyclé à la Turquie par la plus hégémonique des puissances mondiales. Source : openDemocracy, le 06/02/2014 Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source. |
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