Loi Travail : un mouvement qui n'en finit pas de « s'essouffler », par Olivier Poche
Source : Acrimed, Olivier Poche, 27-06-2016 Notre Lexique pour temps de grèves et de manifestations en donnait la définition dès 2003 :
Lors de chaque mobilisation sociale d'ampleur en effet, difficile de ne pas entendre ou lire, dans les « grands médias », cette formule, qui, sous la forme d'une interrogation ou, pire, d'un constat, informe moins sur l'évolution du conflit que sur la vision qu'en ont les médias qui le (mal)traitent. Si la mobilisation a le malheur de s'amplifier, on parlera de « contagion » qui « s'étend », de « jeudi noir » et de « galères » tous azimuts. Au moindre reflux apparent, généralement fondé sur les chiffres officiels, souvent mieux adaptés, on annoncera avec soulagement le « début de la fin ». Le mouvement contre la Loi Travail, qui dure depuis mars dernier, n'a pas dérogé à la règle : ces derniers jours, en particulier, les articles et les reportages se sont ainsi multipliés pour diagnostiquer un « essoufflement » de la mobilisation qui, c'est certain, ne « passera pas l'été ». Mais depuis quand ce diagnostic – qui n'est encore, à l'heure où nous écrivons, qu'un pronostic… – a-t-il été posé ? Nous nous sommes penchés sur la question, en tentant de remonter le fil médiatique de « l'essoufflement » du mouvement. Et le verdict est sans appel : à en croire les médias dominants, le mouvement s'essouffle… depuis le début. Un mouvement s'essouffle toujours (au moins) deux foisNathalie Saint-Cricq, éditorialiste figaresque égarée sur le service public, l'avait annoncé dès le 23 mai dernier, en réponse à une question de David Pujadas s'inquiétant de savoir si on assistait « à une radicalisation de la CGT » : C'était donc entendu, le mouvement s'essoufflait. Trois semaines plus tard, la journée de manifestation nationale du samedi 14 juin est marquée (notamment) par de colossaux écarts entre syndicats et préfecture de Police dans le décompte des manifestants. On en a compté, sur toute la France, 120000 selon la Préfecture, et 1,3 million selon les syndicats. À Paris, Préfecture et syndicats sont d'accord pour relever des chiffres en hausse, mais qui n'en sont pas moins très éloignés : 75000 selon la Préfecture, 1 million selon les syndicats. À Marseille, 5000 selon la Préfecture, 140000 selon les syndicats. Difficile d'y voir clair… Il est donc logique de faire appel à l'experte maison, accessoirement cheffe du service politique, pour répondre à la question qui préoccupe l'éditocratie française, représentée ce soir-là, comme de coutume, par David Pujadas : La réponse, d'une remarquable impartialité, mérite d'être savourée à petites lampées : Nathalie Saint-Cricq, elle, ne s'essouffle jamais [1]. Mais elle n'est pas la seule. En réalité, la prophétie (que les prophètes espèrent auto-réalisatrice) de l'essoufflement est une constante au sein des médias dominants, comme on s'en convaincra aisément avec ce petit passage en revue – non exhaustif – du « commencement de la fin » qui a commencé en réalité dès le début… Le commencement de la finL'essoufflement du mouvement commence en effet très tôt. Après un mois de mars marqué par des manifestations le 9, le 17, puis une grande manifestation nationale rassemblant entre 400000 et 1,2 million de manifestants le 31, la question se pose dès le 9 avril, sur RFI : Au détour d'un article publié le 11 avril, Les Échos se chargent de répondre à la question : Verdict confirmé le 28 avril par ICI Radio-Canada. L'éloignement conférant sans doute un surcroît de lucidité, et en tout cas un peu d'avance sur les médias hexagonaux, l'information est désormais en titre : En mai, l'essoufflement ne fait plus de doute, et il est régulièrement annoncé. Ainsi, le 5, sur LCI, par Renaud Pila qui vient en plateau défendre son « analyse » : Le 17, avec une prudence reconnaissable au point d'interrogation, sur Europe 1… … Comme dans La Croix, où l'on pose la question qui s'impose à une sociologue : Le 19, sur BFM, l'essoufflement fait l'objet d'un reportage : Parenthèse : on ne saurait confondre les médias qui parient sur l'essoufflement et les médias qui font des sondages sur les Français qui parieraient sur l'essoufflement, comme le Huffington Post, le 4 mai : Fermons la parenthèse et reprenons : en juin, l'essoufflement ne s'essouffle pas, au contraire. Le 11, c'est le 20h de France 2 qui traite le sujet (entre les deux interventions, donc, de Mme Saint-Cricq annonçant l'essoufflement du mouvement, le 23 mai et le 14 juin). Le lancement pose la question : Et le reportage apporte la réponse : Le 13 et le 16 juin, ce sont, respectivement, Le Figaro et Le Point qui entrent dans la danse – seule surprise : la date tardive de leur ralliement. Partout en FranceSelon nos recherches (qui ne peuvent prétendre à l'exhaustivité), c'est donc RFI qui évoque pour la première fois l'essoufflement du mouvement « en France ». Mais les médias locaux l'avaient vu venir avant. L'avantage de la proximité ? Ainsi, dès le 5 avril – record absolu –, en Auvergne : Le 18 avril, en Haute-Garonne : Le 29 avril, en Charente : Puis, l'essoufflement fait tache d'huile. Le 17 mai, il est signalé à Metz : Le 18, à nouveau, en Auvergne : Le 19, dans l'Ain : Et c'est donc bien légitimement qu'on peut s'étonner de quelques poches de résistance, comme ici, dans le Nord : À la SNCFDernier exemple de cette façon de (re)couvrir un mouvement social, par nature fragile et incertain, en guettant les moindres signes de faiblesse pour les propulser à la une – contribuant ainsi, au moins symboliquement, à l'affaiblissement qu'on prétend constater : la grève à la SNCF, dont l'essoufflement est signalé dès le 3 juin : « Les assemblées générales ont toutes reconduit le mouvement de grève », mais le mouvement ne s'en « essouffle » pas moins. La preuve en image (celle qui illustre l'article) et en légende : Il est à nouveau annoncé le 12 juin : Le 16 (grâce à « une source interne ») : Puis, le 21 : En résumé, si l'on en croit les médias dominants, le mouvement contre la Loi Travail n'a eu de cesse, semaine après semaine, de s'essouffler. Souvent réticents à rendre compte de la montée en force d'un mouvement social, ces médias se plaisent en revanche à en chroniquer, éventuellement sous une forme ingénument interrogative, le commencement de la fin, à en guetter les signes d'affaiblissement, au besoin dès le lendemain de son apparition – pour être certains d'avoir eu raison avant tout le monde ? À moins qu'il ne s'agisse, en multipliant les faire-part de décès de la mobilisation, d'instiller le doute chez les personnes mobilisées, de leur suggérer qu'elles sont isolées et qu'il ne sert à rien de s'entêter à continuer ? On ne saurait le croire – bien que le risque d'un effet performatif ne soit pas négligeable… On ne peut toutefois manquer de relever le paradoxe qui consiste à diagnostiquer l'essoufflement de la mobilisation tout en multipliant les reportages et articles sur les effets de celle-ci, en évoquant la « France bloquée » ou la « galère » des usagers, sans même parler des discours catastrophistes sur les risques qui planeraient sur l'Euro de football, et les appels répétés à mettre un terme à la mobilisation. Mais les grands médias et les grands éditorialistes ne sont pas un paradoxe près. Nous réserverons pour terminer une mention spéciale au Journal du dimanche qui, plus lucide que tous les autres, annonçait le 12 juin dernier, non pas l'essoufflement, mais la fin du mouvement : Tout simplement. Source : Acrimed, Olivier Poche, 27-06-2016 |
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