Le meilleur du pire de la couverture médiatique du « Brexit », par Julien Salingue
Source : Acrimed, Julien Salingue, 12-07-2016 Le 23 juin 2016, une majorité des électeurs britanniques (51,9% des suffrages exprimés) se prononçait en faveur de la sortie de l'Union européenne. Ce résultat, largement traité dans les grands médias français, a donné lieu à un déferlement de commentaires méprisants, pour ne pas dire injurieux à l'égard des électeurs britanniques, notamment de la part d'éditocrates mécontents du résultat du scrutin. Quelle que soit l'appréciation que l'on porte sur le « Brexit », ses causes et ses conséquences, ainsi que sur la campagne référendaire, force est en effet de constater qu'une fois de plus [1], les donneurs de leçons eurobéats se sont déchaînés contre une population – ou certains secteurs d'une population – qui a eu l'outrecuidance de « mal voter ». Nous proposons ici une revue – non exhaustive – du « meilleur du pire » des commentaires sur le Brexit. Jean Quatremer, évidemmentÀ tout seigneur tout honneur, c'est avec Jean Quatremer, correspondant de Libération à Bruxelles dont nous avons eu à de multiples reprises l'occasion de saluer les exploits, que nous ouvrirons le bal. Le mercredi 22 juin, veille du référendum, il était l'un des invités de l'émission « Europe Hebdo », sur LCP [2], et nous a offert ses lumineuses lumières. Alors que le scrutin n'a pas encore eu lieu, Jean Quatremer, questionné sur les modalités d'un éventuel Brexit, explique qu'il y aura deux types de négociations : sur la sortie de la Grande-Bretagne, et sur les nouveaux accords qui lieront Grande-Bretagne et Union européenne. La suite est… savoureuse :
Des propos qui ont valu à Jean Quatremer d'être cité sur le compte Twitter de LCP : En d'autres termes, si les Britanniques votent « leave », il faudra leur en faire payer le prix, et de préférence le prix fort. En cherchant bien, on pourrait imaginer que Jean Quatremer se fait maladroitement, au cours de cette tirade, le porte-parole de la position « dure » sans nécessairement la reprendre à son compte. Mais ce serait mal connaître le journaliste de Libération qui sortira du bois (où il était fort mal caché), après le vote, lors d'une table ronde organisée à Sciences Po Paris [3], au cours de laquelle il joue le « modérateur »… sans aucune modération. Extrait [4] :
« Ils vont le bouffer jusqu'au bout ». Une formule qui ne manque pas d'élégance, et qui traduit malheureusement plus que l'état d'esprit du seul Jean Quatremer à l'égard de ces Britanniques qui n'ont rien compris et qui doivent payer.
Les Britanniques, ces « crétins »Dans les heures et les jours qui ont suivi le scrutin, on a ainsi vu se multiplier les reportages et les articles filant la métaphore de la « gueule de bois » : Si l'on comprend bien la métaphore, ces Britanniques irresponsables ont donc voté alors qu'ils n'étaient pas en pleine possession de leurs moyens, réalisant, le lendemain du vote, le geste déraisonnable, voire irrationnel qu'ils ont commis la veille. Confirmation dans Sud-Ouest le 26 juin : « Comme au lendemain d'une soirée bien arrosée. On a refait le monde, rêvé d'un avenir radieux. Et puis, au matin, on se réveille sous les coups de boutoir de la gueule de bois du siècle. C'est un peu ce que vit le Royaume-Uni depuis le vote historique de jeudi qui a sanctionné la sortie du pays de l'Union européenne. » Mais ce n'est qu'une image… À l'appui de cette « thèse », de nombreux articles ont été consacrés à des électeurs britanniques « regrettant déjà leur vote » (pour le Brexit évidemment) : Aucune idée, bien évidemment, de la représentativité de ces quelques témoins, dont on reconnaît parfois, au passage, qu'ils ne sont pas nombreux. Ainsi sur le site d' Europe 1 : « À en croire plusieurs témoignages dans les médias et sur les réseaux sociaux, plusieurs Britanniques regrettent déjà d'avoir voté en faveur d'une sortie de l'Union européenne ». « Plusieurs ». Diantre. Mais l'accumulation de titres au sujet de ces électeurs est venue, consciemment ou non, à l'appui de la « thèse » de la « gueule de bois » [5], certains ne se privant pas de généralisations abusives et… méprisantes : No comment…
Le « vieux » Britannique : voilà l'ennemi !Il serait toutefois malhonnête d'affirmer que l'ensemble des Britanniques ont été désignés à la vindicte eurobéate. Une catégorie a été particulièrement ciblée : les électeurs les plus âgés. Il semble en effet ressortir de diverses enquêtes d'opinion réalisées en Grande-Bretagne que la société britannique serait fracturée entre les « vieux », majoritairement pour le « leave », et les « jeunes », majoritairement pour le « remain ». Mais du simple « constat » sociologique, on a rapidement dérapé vers la stigmatisation des électeurs britanniques les plus âgés, jugés coupables de tous les maux et accusés d'égoïsme vis-à-vis des « jeunes ». Avec les fulgurances de certains journalistes et éditocrates, au premier rang desquels l'inévitable Jean-Michel Aphatie : Jean Quatremer, s'adressant aux électeurs « anglais et gallois » [6] :
Mais aussi Hélène Bekmezian, du Monde : Qui s'est également fendue d'une plaisanterie au goût… douteux : Rendons grâce à ces esprits chagrins : en Suisse aussi, les « vieux » ont été célébrés, comme dans le quotidien Le Temps (26 juin) : Au-delà du caractère accusateur du discours, il existe un problème majeur, qui n'a pas semblé inquiéter nos journalistes et éditorialistes : les enquêtes d'opinion sur lesquelles s'appuie cette opposition entre « les jeunes » ayant voté « remain » et « les vieux » ayant voté « leave », indiquent que les plus jeunes se sont en réalité massivement abstenus. Ainsi de ces chiffres diffusés par Sky News, qui précisent le taux de participation par tranche d'âge : Soit, si l'on tient compte de l'abstention, les résultats suivants [7] : En d'autres termes, s'il est vrai que les plus jeunes ont moins voté pour le Brexit, c'est également, si l'on tient compte de l'abstention, chez les plus jeunes que l'on trouve le moins de votants pour le « remain ». Ces données sont-elles fiables ? Pas nécessairement. Mais dans la mesure où elles reposent sur les mêmes enquêtes d'opinion que celles qui ont servi à développer le discours de la « fracture » générationnelle, on ne peut qu'être (naïvement ?) surpris du fait que les eurobéats aient soigneusement sélectionné les données afin de n'utiliser que celles qui servaient leur discours…
Interlude : Bernard-Henri LévyBernard-Henri Lévy y est, bien évidemment, allé de sa contribution. Et c'est dans les pages du Monde [8], quotidien dont il est, rappelons-le, membre du Conseil de surveillance, qu'il s'est épanché le 25 juin. Extrait :
BHL ne s'embarrasse pas de nuances, sans doute parce qu'il connaît à merveille la situation politique et sociale britannique, lui qui avait fait preuve d'une lucidité toute philosophique le jour du scrutin : Brexit ou pas, BHL reste BHL.
L'Union européenne ou le « chaos »Dans les jours qui ont suivi le scrutin, on a en outre vu se développer dans les médias dominants un discours particulièrement alarmiste, probablement destiné à convaincre les lecteurs, auditeurs et téléspectateurs que sortir de l'Union européenne signifiait, sinon l'enfer, au moins le « chaos ». Ainsi, à la « une » du Monde (papier) le 28 juin : Ou sur le site du quotidien le 1er juillet : Notons que le même jour, on trouvait une autre occurrence du mot « chaos » dans les titres des articles du Monde.fr : En espérant que, malgré le Brexit, Boko Haram ne se développera pas en Grande-Bretagne… Le Monde a également joint sa voix au chœur des eurobéats déterminés à rendre les Britanniques responsables de tous les (futurs) maux de l'Europe, entretenant un climat particulièrement anxiogène : Et comme le ridicule ne tue pas : Et que dire de ce titre du Figaro ? Inutile de préciser que l'incident de l'Eurostar n'avait (évidemment) rien à voir avec le Brexit…
Face à l'irresponsabilité des Britanniques, on a donc pu compter sur la responsabilité et la clairvoyance d'éditocrates et de journalistes qui, signalons-le au passage, n'étaient pourtant pas les derniers à nous « vendre », il y a peu de temps encore, le « modèle britannique ». Des esprits clairvoyants qui, à en croire Laurent Joffrin, lui aussi dépité du vote des Britanniques, étaient en bonne compagnie :
Aussi « raisonnables et ouverts » que tous les donneurs de leçons de l'éditocratie ? Probablement. Source : Acrimed, Julien Salingue, 12-07-2016 |
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