50 milliards en moins : une austérité à l'espagnole
Personne n’a encore pris la mesure des économies voulues par le gouvernement. Supprimer 50 milliards d’euros de dépenses publiques sur trois ans va avoir des effets récessifs sur l’économie. Alors que la déflation menace dans toute l’Europe, cette politique procyclique risque de causer de lourds dégâts, à l'image de ce qui s'est produit en Espagne.
« Jamais un gouvernement n’a engagé de telles réductions sur les dépenses publiques. » Le ministre des finances, Pierre Moscovici, insistait à nouveau, dimanche soir au micro de France Inter, sur la « courageuse » politique du gouvernement. Effectivement, le choix est sans précédent. Depuis l’après-guerre, jamais un gouvernement en France n’a lancé un tel programme d’austérité. Il ambitionne d’économiser 50 milliards d’euros en trois ans.
Personne n’a encore pris la mesure de l’effort demandé. L’annonce reste pour l’instant dans l’abstraction des milliards. Qu’est-ce que 50 milliards dans le flot des dépenses publiques – État, collectivités locales, sécurité sociale – qui dépassent les 1100 milliards ? Dans le lot, pense-t-on, il y a bien sûr des économies à faire. Tout le monde pense aux ronds points inutiles, aux documents demandés trois fois par des administrations différentes, etc. L’ennui, c'est que tout cela n’est pas du tout à la hauteur de l’enjeu.
« La France est dans une zone dangereuse »,soutient le président de la Cour des comptes, Didier Migaud. Le rapport de la Cour remis ce mardi pointe les secteurs qui doivent être particulièrement ciblés : en priorité la protection sociale et tout ce qui s’y apparente, « compte tenu de son poids dans les dépenses publiques » et les dépenses des collectivités locales. « Il faut changer de méthode pour obtenir les économies programmées », insiste Didier Migaud.
Le mensonge de Vincent Peillon sur le gel de l’avancement automatique des fonctionnaires donne une première illustration de ce qui se prépare dans le secret des cabinets. Ce sont des réductions gigantesques qui sont en cours d’élaboration, avec des ruptures complètes dans les systèmes sociaux et publics. Sans le dire, la France est en train de s’engager dans une politique d’austérité comparable à ce qu’a mis en place le gouvernement espagnol en 2008-2009 : une politique de la Troïka sans la Troïka.
Depuis le début de la crise financière, les termes de cette politique de la Troïka sont désormais familiers. Et la France a déjà beaucoup fait pour s’y conformer. Réduction du nombre de fonctionnaires ? C’est en cours depuis 2009 et, en dépit de ses promesses électorales, François Hollande a poursuivi la mesure. Diminution des salaires de la fonction publique ? Le point d’indice de la fonction publique est gelé depuis 2010, ce qui équivaut de fait à une baisse de 5 % environ des salaires et des pensions.
Remise en cause des systèmes de retraites ? Une nouvelle réforme a été lancée par le gouvernement Hollande : le système français repoussant l'âge de la retraite et allongeant la durée de cotisation est devenu un des plus durs d’Europe, bien que la démographie soit favorable. Suppression des professions réglementées ? La réforme est en cours pour les taxis et les pharmaciens. Réduction des soins de santé : le programme est aussi engagé de longue date. Révision du code du travail : la refonte a là aussi déjà commencé et se poursuit notamment avec la réforme de l'inspection du travail.
Après trois années de silence, l’ancien premier ministre espagnol, José Luis Zapatero, qui a été un des premiers à expérimenter ces remèdes, est revenu dans un livre (lire l'entretien à Info Libre ici) sur cette période que beaucoup considèrent comme une trahison. « La question, se justifiait-il, est de savoir comment nous affrontons la concurrence. La réponse facile, entre guillemets, tient à l’innovation, à la technologie… Mais ils (la Chine, l’Inde, le Brésil) sont en train de l’acheter. La droite et le courant majoritaire de l’économie disent : "Ah, ça, on ne peut le faire qu’avec une dévaluation salariale, un marché du travail presque libre pour l’entreprise, sans salaire minimum, avec moins de droits dans les contrats, une négociation collective inexistante, parce que c’est la seule façon d’être compétitif…" C’est à ce discours que la social-démocratie doit savoir répondre », expliquait-il.
José Luis Zapatero avait au moins comme justification d’être soumis à une pression intense des marchés financiers et des responsables européens, au moment où il a pris ces décisions. De plus, il y avait un côté expérimentation en temps réel. Dans la panique, personne ne savait vraiment que faire. François Hollande n’a pas cette excuse. Il n’y a pas de pression des marchés, pas de risque d’explosion de la zone euro dans l’heure. Négligeant la mise en garde de l’ancien premier ministre espagnol, François Hollande n’a pas cherché une réponse sociale-démocrate. Il s’est contenté d’épouser sans grande difficulté le discours du monde des affaires.
Dans les conciliabules organisés à Bercy, il se prépare ainsi une politique d’austérité sans précédent. Des programmes entiers de développement, d’investissement, de soutien à l’économie voire de sécurité vont être visés. Même si le gouvernement dit refuser une politique arbitraire du chiffre et lui préférer une réflexion approfondie dans ses choix et ses missions, l’exemple de la RGPP à nouveau remise sur le métier dit l’inverse : l’État se prépare à supprimer budgets et effectifs, selon la règle du chiffre.
Les manœuvres autour du gel de l’avancement automatique dans l’éducation nationale indiquent exactement la même chose. Pourquoi le gouvernement cible-t-il d’abord l’éducation nationale ? Parce que ce sont les plus gros bataillons de la fonction publique, qui représentent le plus gros poste budgétaire pour l’État, après les charges financières liées à la dette.
Le mea culpa du FMI ou de l'OCDE
Pour justifier la mise en œuvre d’une politique si éloignée des promesses de la présidentielle, François Hollande et le ministre des finances Pierre Moscovici mettent en avant la nécessité de reprendre en main les comptes publics, de ne pas perdre en crédibilité face aux financiers. L’urgence absolue est aussi de redonner une compétitivité à la France.
Derrière le pacte de responsabilité défendu par François Hollande, se cache un revirement idéologique qui laisse sans voix. Après avoir défendu pendant des décennies non seulement une politique de l’offre, mais aussi le rôle d’impulsion et de soutien de l’État dans l’économie, le gouvernement se rallie à la vision la plus libérale, qui considère que toute dépense publique est par nature improductive. Cette conversion inattendue l’amène à accepter des transferts massifs vers le privé, censé être le seul à même de savoir ce qui est bon pour l’économie.
Ce ralliement est d’autant plus étonnant que les politiques d'austérité imposées par l'Europe ont de moins en moins de défenseurs. Les expériences passées de la Grèce, de l’Espagne ou du Portugal ont échaudé nombre d’économistes et de politiques. L’Europe du Sud, soumise au régime de la Troïka, a connu la plus grande destruction de richesses économiques en temps de paix. Confrontées à un effondrement spectaculaire et qu’elles n’avaient pas prévu des économies de l’Europe du Sud, les institutions internationales se sont senties dans l’obligation de procéder à une révision critique de leurs théories.
Les économistes du FMI ou de l’OCDE ont découvert, par exemple, que les dépenses publiques n’étaient pas forcément improductives, que les salaires versés aux fonctionnaires servaient à entretenir la consommation et la demande, que l’État pouvait soutenir par ses dépenses la production et l’investissement. Une vraie surprise !
Dans un rapport très critique publié à l’automne 2012, l’économiste en chef du FMI, Olivier Blanchard, insistait sur l’erreur conceptuelle que les États européens avaient commise dans leurs prévisions – prévisions accréditées par le FMI, malgré tout. Les gouvernements assuraient que pour un euro d’économie dans les dépenses publiques, la contraction économique n’était que de 50 centimes. Or, cela ne s’était pas passé comme prévu.
« De récents développements suggèrent que les multiplicateurs budgétaires à court terme peuvent être plus grands que prévu au moment de la planification budgétaire. Des recherches, dont il a été fait état dans les derniers rapports du FMI, montraient que les multiplicateurs budgétaires sont plus proches de 1 dans un monde où de nombreux pays s’ajustent en même temps. Des analyses suggèrent ici que les multiplicateurs sont désormais plus grands que 1 », écrivait le rapport. Les études du FMI évaluent aujourd’hui les coefficients multiplicateurs entre 0,9 et 1,7. En clair, pour un euro de dépense publique économisé, les contrecoups sur l’économie peuvent être de 90 centimes à 1,7 euro.
La commission européenne conteste cette analyse du FMI : elle juge que les effets contreproductifs de l’austérité sont surestimés et s’en tient à sa règle passée : la politique d’ajustement et de dévaluation interne finit par porter ses fruits. À l’appui de cette thèse, elle met en avant les supposés succès espagnols. Après cinq années de récession, dit-elle, la reprise se manifeste en Espagne.
Et quelle reprise ! L’activité économique a crû de 0,1 % au troisième trimestre, après une chute de près de 13 % en cinq ans. Les crédits aux entreprises sont en baisse de 19 % à la fin de l’année, la production baisse, la consommation aussi. Le chômage atteint un taux de 26 %, et de 53 % pour les jeunes. Si l’Espagne enregistre un premier excédent commercial depuis 1971, c’est surtout en raison de la chute des importations. L’endettement de l’État qui était de 57 % du PIB en 2007 est passé à 93 % fin 2013, et devrait dépasser la barre des 100 % cette année.
C’est à cette thèse européenne sur les mérites de la dévaluation interne que souscrit le gouvernement. Comment exclure que les mêmes causes ne produiront pas les mêmes effets qu’en Espagne ? La question est soigneusement éludée par le gouvernement. Déjà, les premiers effets de l’augmentation des prélèvements fiscaux et des mesures d’économies décidées au cours des derniers dix-huit mois s’inscrivent dans les comptes de la Nation. L’économie est à la limite de la récession La production industrielle a baissé à nouveau de 0,3 % en décembre. Depuis le début de la crise, elle a chuté de 16 %, pour revenir au niveau des années 2006.
Tout demeure bloqué depuis la crise financière. Six ans ont passé et l’économie française fait du surplace. La consommation stagne. Les investissements sont à leur plus bas niveaux depuis la crise de 1993, les industriels repoussant tout projet faute de débouchés et de crédit. Le chômage, par contre, s’envole. Décréter 50 milliards d’économies supplémentaires dans ce contexte, c’est l’assurance d’un effondrement ou au moins d’une chute prolongée dans la récession de l’économie française.
Les yeux rivés sur l’exemple allemand, François Hollande est convaincu qu’il faut en passer par les adaptations menées en Allemagne dans les années 2004-2008 pour relancer la compétitivité en France. C’est oublier, au-delà des contraintes imposées par la monnaie unique bien plus défavorable à la France qu’à l’Allemagne, et de la spécialisation très différente de l’industrie allemande, que les plans Hartz d’adaptation et d’ajustements parfois drastiques des salaires ont été menés à une période où tous les autres pays européens étaient en croissance. La rigueur allemande, même si elle a été payée à un prix élevé par une partie des salariés allemands, a pu être menée sans trop de heurts grâce à la demande et à la consommation du reste de l’Europe.
La situation est aujourd’hui radicalement différente. La France se lance dans une austérité accrue au moment où l’Europe entière est menacée par la déflation. Même s’il n’est jamais prononcé, le mot est dans tous les esprits. Il a même échappé par inadvertance à Arnaud Montebourg, ministre du redressement productif. Loin de mener une politique contracyclique pour lutter contre ce danger considéré comme un des plus graves par les économistes, le gouvernement décide de conduire une politique procyclique, au risque d’aggraver encore la chute de l’économie française, mais aussi de toute l’Europe.
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