UBS, Cahuzac, HSBC... Le roman noir de l'évasion fiscale
31 mai 2013 Par antoine peillon
Parmi tous ces allers et retours entre Paris et Genève, ou Lausanne, ou Zurich, faits depuis deux ans maintenant, celui-ci fut particulièrement stressant. Mais sidérant aussi. De la belle contrebande journalistique, si j’ose dire !
Ce jeudi 24 janvier 2013, dans le TGV Lyria qui serpente entre Alpes et Jura, je laisse mon regard flotter sur les sapinières enneigées et le torrent que longe la voie, je me vide volontairement l’esprit, afin de relâcher la prise de l’inquiétude qui me gagne dès que je pense à ma source, au choix qu’elle a fait de m’expliquer dans le détail l’organisation de l’évasion fiscale de Jérôme Cahuzac, alors ministre du Budget, aux risques qu’elle prend, à l’éventuelle imprécision de ses informations, afin d’évacuer aussi d’inévitables interrogations sur une éventuelle manipulation…Au passage devant les douaniers français et suisses, à la gare de Genève-Cornavin, j’ai toujours ce pincement de cœur, qui est sans doute celui du passeur clandestin. Mon carnet de notes, mon dictaphone, mon appareil photo peuvent-ils me compromettre, divulguer des confidences, des secrets, pis encore, l’identité de mes sources ? Ce 24 janvier, donc, je passe les couloirs de la frontière, la tête dans les épaules, le visage inexpressif, les mains au fond des poches du blouson. Depuis ce matin très tôt, dès la sortie de chez moi, à Paris, mon mobile est éteint, privé de batterie, afin de contrecarrer, si possible, écoutes et géolocalisation. Etrange sentiment d’être coupé du monde, pendant un peu plus de douze heures, sans même pouvoir communiquer avec ma source, en cas de rendez-vous manqué, afin de la protéger au mieux des curiosités indiscrètes.
Car une source, pour un journaliste d’enquête, c’est parfois bien plus important qu’un lac pour le pêcheur à la ligne, même que le lac Léman (ici on préfère l’appeler « lac de Genève »). Une source bancaire de haut niveau, travaillant au cœur du système financier suisse (TÉMOIGNAGE SUR YOUTUBE), qui souhaite informer un journaliste sur les arcanes de son monde si opaque, si fermé, qui accepte même de donner - sous couvert d’anonymat – une interview enregistrée ; oui, cela mérite tous les efforts de protection, de confiance réciproque et, pourquoi pas, de respect. Ce midi, alors qu’un soleil vif de fin d’hiver incendie le lac et les façades vitrées des banques, je fais quelques détours, autour de la place de la Navigation, avant d’entrer dans le hall de l’hôtel de la paix, à moins que ce ne soit dans celui de l’hôtel Beau Rivage, ou dans celui de l’hôtel d’Angleterre.
Pierre – nous avons finit, à force, par nous appeler par nos prénoms – (il s'agit de Pierre Condamin-Gerbier) ne tarde pas à m’y rejoindre. Une table à l’écart, un déjeuner frugal, et le dictaphone qui enregistre des informations précises, sûres, décisives. Ces vérifications et précisions des révélations diffusées par Mediapart, depuis le 4 décembre 2012, seront publiées le 1er février 2013. On y lit qu’un conseiller financier parisien, Hervé Dreyfus, « a amené un certain nombre de personnalités politiques et de grands capitaines d’industrie français dans les livres de Reyl, un financier genevois, de façon discrète et subtile ». Que, « comme chez UBS, certains des gestionnaires de Reyl se déplaçaient en France pour organiser la venue à Genève de clients aux actifs non-déclarés ». Mais encore qu’il y a « une proximité très importante entre Hervé Dreyfus et son amie d’enfance Cécilia Ciganer (ex-Sarkozy) » et que « de ce fait, Hervé Dreyfus est d’ailleurs un des conseillers patrimoniaux de Nicolas Sarkozy, pour des investissements immobiliers ou autres et pour sa fiscalité ». Que « de ce fait aussi, tout un réseau politique a bénéficié des services financiers de Reyl (…), car Hervé Dreyfus connaît parfaitement les problématiques particulières des fameuses personnalités politiquement exposées (PEP) ».
A la question de savoir si le système d’évasion fiscale presque généralisé décrit alors par Pierre concerne d’autres personnalités politiques, celui-ci répondait : « Je connais très clairement des dossiers impliquant des gens qui ont des profils similaires à celui de Jérôme Cahuzac de par leur séniorité politique, ainsi que ceux touchant aux actifs non-déclarés de grands entrepreneurs français proches des différents pouvoirs politiques de gauche et de droite. Je peux en témoigner parce que je l’ai vu, entendu et vécu. »
Dans une interview publiée dans le site internet de La Croix, le 20 mars 2013, Pierre enfonçait le clou : « Une enquête judiciaire qui entraînerait une investigation poussée chez le groupe Reyl représenterait un grand coup de pied dans la fourmilière, car il y a d’autres personnalités que Jérôme Cahuzac, et tout aussi sensibles, qui sont gérés chez eux. On découvrirait alors un vrai secret d’État et un vrai scandale républicain, c’est-à-dire l’utilisation des places financières offshore par des hommes politiques français, de gauche et de droite, depuis de nombreuses années. Et pas seulement dans le cadre d’opérations de financement politique qui ont fait la une des médias, mais vraiment à des fins personnelles. »
Affirmations lourdes de conséquences politiques et qui ne sont pas passées inaperçues. A peine quelques jours après la publication du premier entretien, les policiers de la division nationale d’investigations financières et fiscales (DNIFF) de la police judiciaire me feront demander d’entrer en relation avec ma source suisse. Pierre m’ayant très vite répondu qu’il se mettait volontairement à la disposition de la police et de la justice françaises, le contact fut aussitôt établi et une première audition eut lieu, à Annecy (Haute-Savoie), le 13 février 2013.
Depuis, Pierre - qui sait qu’il risque de « prendre une balle dans la tête » - persévère dans sa marche au service de la vérité et de la justice. Au moment où j’écris ces lignes, dans la troisième semaine d’avril, je sais qu’il a demandé au procureur de Genève de le libérer du secret bancaire, cette loi d’airain en Suisse, et qu’il a déjà répondu à l’appel des juges d’instruction parisiens Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire qui mènent l’information judiciaire sur « l’affaire Cahuzac ». Je sais aussi qu’il se tient à la disposition des juges d’instruction Guillaume Daïeff et Serge Tournaire qui enquêtent sur l’organisation de l’évasion fiscale par la banque suisse UBS en France, banque qui est poursuivie pour « démarchage bancaire ou financier illicite de prospects français ou résidant sur le territoire national, (…) complicité du même délit », ainsi que pour « blanchiment en bande organisée de fonds obtenus à l’aide de démarchages bancaires ou financiers illicites ». Plusieurs cadres d’UBS France, dont son ancien directeur général, ont déjà été mis en examen pour « complicité de démarchage illicite » et « blanchiment »…
Le jeudi 18 avril 2013, tandis que Pierre était auditionné pour la première fois par les juges Van Ruymbeke et Le Loire, une autre de mes sources importantes, un officier de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), était entendue une première fois, en tant que témoin, par les juges Daïeff et Tournaire, dans un bureau voisin du pôle financier du tribunal de grande instance de Paris. Ce policier y confirmait mes révélations sur la surveillance étroite opérée par le renseignement sur l’organisation de la fraude fiscale internationale, notamment celle qui fut organisée en France par la banque suisse UBS, et sur la non-transmission à la justice des informations considérables recueillies lors de cette surveillance. Il y a un peu plus d’un an, mon livre affirmait, témoignages et documents à l’appui : « Si plusieurs officiers de la DCRI ont enquêté sur l’évasion fiscale orchestrée par UBS en France, l’objectif de leurs investigations était, en réalité, de prévenir tout risque de poursuites judiciaires. » Une de mes sources policières y précisait même : « Je vais vous expliquer la mission réelle de la sous-direction K (de la DCRI) en matière d’évasion fiscale : protéger le premier cercle des fraudeurs, quand ceux-ci soutiennent, par cotisation en espèces ou par influence, le parti de ceux qui sont au pouvoir. Connaître, le plus en amont possible, les délits des riches et des puissants - cela va souvent ensemble - permet des négociations sérieuses et précises sur les contreparties attendues en échange d’une solide et confidentielle immunité fiscale. » Le lundi 22 avril, cette même source policière était à nouveau entendue par le juge Tournaire.
Le 24 juillet 2012, la Commission d’enquête sénatoriale sur l’évasion fiscale publiait son rapport. Le rapporteur, le sénateur du Nord Eric Bocquet, témoignait : « Ce qui m’a le plus frappé, ce sont les sommes que représente l’évasion fiscale. Selon les estimations, ce sont entre 40 et 50 milliards qui manqueraient au budget annuel de l’Etat. Sur un budget total de 275 milliards d’euros, ce ne sont pas des sommes négligeables. » Les chiffres et les témoignages recueillis par la Commission d’enquête, y compris à propos d’UBS, confirmaient ainsi les informations que m’avait donné l’ensemble de mes sources.
En ce début de printemps 2013, un an après la parution de Ces 600 milliards qui manquent à la France, la justice - peut-être enfin suivie par le gouvernement et le Parlement - avance à pas de géant dans l’élucidation d’un système de corruption et de dissimulation généralisées qui coûtent entre 40 et 50 milliards d’euros, chaque année, aux finances publiques de notre pays ! L’affaire Cahuzac est loin d’avoir révélé toutes ses dimensions, car plusieurs investigations journalistiques – outre deux nouvelles commissions d’enquête parlementaire (à l’Assemblée nationale ainsi qu’au Sénat) et l’information judiciaire de Van Ruymbeke et Le Loire – sont en cours. Le 23 avril, l’ouverture d’une autre information judiciaire (encore Van Ruymbeke !) pour « démarchages bancaires ou financiers illicites et complicité de ce délit, blanchiment en bande organisée de fonds obtenus à l'aide de démarchage bancaire ou financier illicite et blanchiment en bande organisée de fraude fiscale », dans le cadre de l'affaire des fichiers volés de la banque HSBC, me font penser que plus rien d’arrêtera la justice sur le front de l’évasion fiscale.
Le mérite en revient, premièrement, à toutes ces sources – financiers, cadres de banques, policiers, magistrats – qui ont décidé de briser l’omerta fatale qui les étouffaient jusqu’à ce que je les rencontre lors de mon enquête sur UBS, en 2011 et en 2012. Une décision courageuse, parfois dangereuse, qui fait qu’ils sont par excellence ces « héros ordinaires » dont Eva Joly a écrit que « parce qu'ils se sont opposés au pouvoir, leur vie est devenue un roman noir »*
Antoine Peillon, grand reporter au quotidien La Croix, auteur de Ces 600 milliards qui manquent à la France ; Enquête au cœur de l’évasion fiscale (Seuil, 2012). Article publié dans les pages 70 à 73 de Polka n° 22, juin-juillet-août 2013.
* Eva Joly et Maria Malagardis, Des héros ordinaires ; Un livre d’espoir, Les Arènes, 2009.
http://blogs.mediapart.fr/blog/antoine-peillon/310513/ubs-cahuzac-hsbc-le-roman-noir-de-levasion-fiscale
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