Le premier journaliste occidental entre dans la ville qui a ressenti la fureur d’Assad et entend les comptes-rendus des témoins de l’épisode syrien le plus sanglant.
La ville massacrée de Déraya est un lieu habité par les fantômes et les questions. Elle rappelle le grondement des explosions de mortiers et le claquement des armes à feu d’hier ; ses quelques habitants qui y retournent parlent de mort, d’assaut, de « terroristes » étrangers et de son cimetière hanté par les snipers.
Les hommes et les femmes auxquels nous avons pu parler, dont deux ont perdu des êtres chers dans l’infamie de Déraya qui s’est déroulé il y a quatre jours, ont relaté une histoire bien différente de la version qui a été répétée dans le monde entier : la leur est un récit de prise d’otages par l’Armée Syrienne Libre et de négociations désespérées d’échange de prisonniers entre les opposants au régime armés et l’armée syrienne, avant que les forces gouvernementales de Bachar el-Assad ne prennent la ville d’assaut pour la reprendre aux rebelles.
Officiellement, il n’a été fait aucune mention de tels pourparlers entre les ennemis. Mais de hauts gradés syriens ont raconté à The Independent comment ils avaient « épuisé toutes les possibilités de conciliation » avec ceux qui tenaient la ville, tandis que les habitants de Déraya ont dit qu’il y avait eu une tentative des deux côtés d’organiser un échange de civils et d’officiers en permission – apparemment kidnappés par les rebelles à cause des liens de leurs familles avec l’armée gouvernementale – contre des prisonniers détenus par l’armée. Lorsque ces pourparlers ont échoué, l’armée a avancé dans Déraya, située à 10 kilomètres du centre de Damas.
Le fait d’être le premier témoin oculaire occidental dans cette ville, hier, était aussi frustrant que dangereux. Les corps d’hommes, de femmes et d’enfants avaient été déplacés vers le cimetière où beaucoup d’entre eux ont été découverts ; et lorsque nos sommes arrivés en compagnie des troupes syriennes au cimetière sunnite – coupé en deux par la route principale qui traverse Déraya – des snipers ont ouvert le feu contre les soldats, touchant l’arrière de l’antique véhicule blindé dans lequel nous nous sommes enfuis. Pourtant, nous avons pu parler à des civils, loin des oreilles des officiels syriens – par deux fois dans la sécurité de leur domicile -, et leur récit du massacre de samedi dernier, d’au moins 245 hommes, femmes et enfants, suggère que les atrocités fussent beaucoup plus généralisées que l’on supposait.
Une femme, disant s’appeler Lina, a dit qu’elle traversait la ville en voiture et qu’elle a vu au moins dix corps d’hommes sur la route près de chez elle. « Nous avons continué de rouler, nous n’avons pas osé nous arrêter, nous avons juste vu ces corps dans la rue », a-t-elle dit, ajoutant que les troupes syriennes n’étaient pas encore entrées dans Déraya.
Un autre homme a dit que, bien qu’il n’ait pas vu les morts dans le cimetière, il pensait que la plupart étaient liés à l’armée gouvernementale et, parmi eux, plusieurs appelés en permission. « L’un des morts était un facteur – ils l’ont inclus avec les autres parce qu’il travaillait pour le gouvernement », a dit l’homme. Si ces récits sont vrais, alors les hommes armés – portant des cagoules, selon une autre femme qui a décrit comment ils ont investi sa maison et comment elle les a embrassés dans une tentative effrayante de les empêcher de tirer sur sa propre famille – étaient des insurgés armés plutôt que des soldats syriens.
La maison d’Amer Cheikh Rajab, un cariste, a été prise par des hommes en armes pour servir de base aux forces de l’ « Armée Libre », la phrase que les civils utilisent pour désigner les rebelles. Ils avaient brisé la vaisselle de la famille et brûlé les tapis et les lits – la famille nous a montrés cette destruction – mais ils avaient également arraché les puces des ordinateurs portables et des postes de télé qui se trouvaient dans la maison. Pour servir de pièces pour des bombes, peut-être ?
Sur une route au bord de Déraya, Khaled Yahya Zukari, un conducteur de camion, avait quitté la ville, samedi, dans un minibus avec sa femme de 34 ans, Musreen, et leur fille âgée de sept mois.
« Nous étions en chemin vers [la ville voisine de] Senaya, lorsque soudain nous avons essuyé beaucoup de tirs », a-t-il dit. « J’ai dit à ma femme de se coucher sur le plancher, mais une balle est entrée dans le bus et a traversé notre bébé et touché mon épouse. C’était la même balle. Elles sont mortes toutes les deux. Les tirs provenaient des arbres, d’une zone de verdure. Peut-être étaient-ce des partisans de la lutte armée qui se cachaient derrière le sol et les arbres et qui nous ont pris pour un bus militaire transportant des soldats ».
Toute enquête d’envergure sur une tragédie de cette dimension et dans ces circonstances était apparemment impossible hier. Par moment, en compagnie des forces armées syriennes, nous avons dû courir le long de rues vides avec des snipers antigouvernementaux aux intersections ; de nombreuses familles s’étaient barricadées chez elles.
Avant même de nous mettre en route pour Déraya depuis la grande base aérienne à Damas – qui contient des hélicoptères d’attaque Hind et des chars T-72 de fabrication russe – une salve de mortier, peut-être tirée depuis Déraya elle-même, s’est écrasée sur la piste à 300 mètres de nous à peine, envoyant une colonne de fumée noire dans le ciel en tourbillonnant. Bien que les soldats syriens aient nonchalamment continué de prendre leur douche à l’air libre, j’ai commencé à ressentir de la sympathie pour les observateurs onusiens du cessez-le-feu qui ont quitté la Syrie la semaine dernière.
Le compte-rendu le plus triste de toute la journée d’hier fut peut-être celui de Hamdi Hhreitem, 27 ans, qui était assis chez lui en compagnie de son frère et de sa sour, et qui nous a relatés comment ses parents, Selim et Aicha, étaient sortis pour acheter du pain samedi. « Nous avions déjà vu les images du massacre à la télévision – les chaînes occidentales disaient qu’il s’agissait de l’armée syrienne, la télévision d’Etat disait que c’était l’« armée libre » – mais nous étions à court de nourriture et mon père et ma mère sont partis en ville en voiture. Ensuite, nous avons reçu un appel de leur mobile et c’était ma mère qui a juste dit : « Nous sommes morts ». Elle ne l’était pas. »
« Elle a été blessée à la poitrine et au bras. Mon père est mort mais je ne sais pas où il a été touché ou qui l’a tué. Nous sommes allés le chercher à l’hôpital, nous l’avons couvert d’un linceul et enterré hier ».
Et l’avenir ? La famille a parlé des élections. « Si le président est élu, c’est très bien. S’il n’est pas, alors nous aurons un autre président... » C’était un faible espoir, cri doux pour mettre fin à la violence. La bataille pour Déraya, bien sûr, se poursuit.
Robert Fisk
Robert Fisk: Inside Daraya - how a failed prisoner swap turned into a massacre - Robert Fisk - Commentators - The Independent
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