Par Pierre Schweitzer.
Le deux poids deux mesures a encore de beaux jours devant lui en matière d’extrémisme politique, et malgré une barque plus que chargée Karl Marx bénéficie toujours d’une fascination de la part d’une partie de nos élites intellectuelles et politiques. À une époque où l’Union Européenne juge bon de « fêter » les 200 ans de Marx, il est toujours bon de relire Marx dans le texte. Les appels à l’élimination physique de ses cibles politiques ne sont même pas déguisés, et le Marx adepte de la dictature politique ne semble pas éclabousser le Marx philosophe ou économiste. S’il est faux de dire que Marx est responsable des dizaines de millions de morts des dictatures communistes, il est tout aussi naïf et factuellement erroné d’affirmer que ses écrits n’ont eu aucune influence sur ces massacres.
Toutefois ces aspects sont bien connus, sans doute beaucoup plus qu’un autre aspect peu reluisant de l’oeuvre de Karl Marx : son antisémitisme sans bornes. Dan Hannan l’évoquait dans un précédent billet, que j’aimerais compléter par quelques morceaux choisis d’un article publié par Marx le 4 janvier 1856 dans le New-York Daily Tribune. Comme on peut s’en douter cet article est souvent discrètement évincé des florilèges marxistes, mais avec quelques efforts on en retrouve la trace sur la toile.
Pour que le lecteur comprenne mieux le contexte des phrases suivantes, précisons que Karl Marx dénonce dans cet article le rôle joué par les financiers juifs de plusieurs pays européens dans la vente d’emprunts russes émis par le Tsar pour financer la Guerre de Crimée. Il s’en prend tour à tour à plusieurs familles juives impliquées dans l’industrie bancaire : Stern, Stieglitz, Rotschild, etc. pour dire tout le mal qu’il en pense. Les passages traduits ici sont les considérations plus générales sur les Juifs.
L’antisémitisme de Marx
« Il y a un Juif derrière chaque tyran, tout comme il y a un Jésuite derrière chaque Pape. En réalité, les espoirs des oppresseurs seraient vains et la guerre pratiquement impossible s’il ne se trouvait quelque Jésuite pour endormir les consciences et quelque Juif pour faire les poches.
(…)
Hope inspirant le respect des plus éminents marchands de son époque, et Stieglitz faisant partie de la franc-maçonnerie juive, qui a toujours existé, ces deux pouvoirs combinés pour influencer tout à la fois les marchands les plus haut placés et les plus petits travailleurs, ont été mis au plus grand profit de la Russie.
(…)
Mais les Hope ne fournissent que le prestige de leur nom : le vrai travail est fait par les Juifs, et ne peut l’être que par eux, puisqu’ils monopolisent et maîtrisent tout l’appareil de prêt à intérêt. Ils concentrent en effet leurs énergies sur le commerce de titres financiers, ce qui fait qu’ils manipulent de grandes quantités de monnaies et de factures. Prenez Amsterdam par exemple, une cité qui abrite beaucoup des pires descendants des Juifs, (…) et où ils ne sont pas moins de 35.000, dont beaucoup sont impliqués dans les jeux d’argent ou la finance. Ici et là, dès qu’une somme d’argent cherche preneur, l’un de ces petits Juifs est là pour lui faire une suggestion et le placer. Le plus habile bandit de grand chemin des Abruzzes n’est pas mieux renseigné sur le contenu de la valise d’un voyageur que le Juif ne l’est sur le moindre capital disponible.
Ainsi ces emprunts qui sont une malédiction pour le peuple, une ruine pour leurs détenteurs, et un danger pour les gouvernements, sont une bénédiction pour les enfants de Judée. Cette organisation de financiers juifs (Marx désigne les juifs hollandais, ndr) est aussi dangereuse que les organisations aristocratiques de propriétaires terriens.
(…)
Ne nous croyons pas trop sévères envers cette gent de financiers. Le fait qu’il y a 1855 ans le Christ a chassé les marchands du Temple, et que les marchands contemporains engagés du côté de la tyrannie se trouvent être ces mêmes Juifs n’est peut-être rien de plus qu’une coïncidence historique. Les financiers juifs font seulement à une échelle plus large et plus insupportable ce que d’autres font à un niveau moins significatif. Mais c’est seulement parce que les Juifs sont si puissants qu’il est plus que temps de mettre à jour et de dénoncer leur organisation. »
Marx et ses amalgames douteux
On pourrait objecter que Marx s’attaque ici aux Juifs non pas pour ce qu’ils sont mais pour ce qu’ils font. Cependant pour le lecteur attentif il est impossible d’ignorer que nulle part la distinction n’est établie, l’article étant à l’image de la pensée marxiste une suite de généralisations grossières et d’amalgames douteux. Au détour d’une phrase on devine que Marx tient particulièrement en horreur la religion (juive, en l’occurrence) qu’il reproche à certains financiers de pratiquer de manière très ostensible. Mais au total c’est bien à l’activité économique supposée de toute une catégorie de population qu’il s’en prend, sans jamais envisager l’idée que tous les Juifs de son époque ne sont pas des financiers, petits ou grands.
Mais alors, Karl Marx n’avait-t-il pas le droit comme tout un chacun de dénoncer une profession et ceux qui la pratiquent ? En tant que libéral nous serions tentés de répondre par la positive, mais le contexte importe. Si Marx n’a pas vécu assez longtemps pour assister au génocide des Juifs à partir de 1941, l’historien cultivé qu’il était ne pouvait ignorer les persécutions dont ils avaient été victimes à travers l’Histoire.
On peut d’autant moins en douter que l’article cité plus haut mentionne l’expulsion des Juifs d’Espagne puis du Portugal pour expliquer leur arrivée massive en Hollande. Étant donné que Karl Marx n’a jamais fait mystère de la nécessité d’une violence physique pouvant aller jusqu’à la mort pour combattre ses ennemis désignés, on peut difficilement lui pardonner ces diatribes haineuses dont ses héritiers intellectuels se font encore occasionnellement le relais.
De la nuance et du débat
Nul courant de pensée n’est exempt de contradictions ou d’ambiguïtés occasionnelles de la part de ses chefs de file : à ce titre on cite souvent les conseils économiques de Milton Friedman au régime autoritaire de Pinochet au Chili (une accusation qui ne résiste cependant guère à l’analyse détaillée des faits), les positions pro-coloniales d’Alexis de Tocqueville concernant l’Algérie, ou plus récemment les positions de plus en plus violentes d’intellectuels qui se qualifient encore de libertariens, tels Hans-Hermann Hoppe.
Fort heureusement le mouvement libéral, dans sa grande majorité, a un sens de la nuance plus développé que le mouvement marxiste. Pas question ici de se diviser en deux camps : les amis de la liberté qui souscrivent à toutes les thèses des auteurs canoniques, et les traîtres qui osent s’en détacher ou émettre des critiques. Le libéralisme n’est pas une religion et ses défenseurs doivent éviter de se créer des idoles et de suivre aveuglément toutes leurs positions, surtout lorsque celles-ci contredisent des principes moraux fondamentaux.
Cela n’empêche pas de continuer à lire tous les auteurs et à apprécier leurs contributions respectives. À titre personnel je pense que tout n’est pas à jeter dans la pensée marxiste, et que son influence constante et durable devrait nous inspirer de l’humilité et nous questionner plus sérieusement sur ce qui peut faire son attrait dans le monde d’aujourd’hui. Si je ne vois rien à sauver dans les écrits économiques de Marx, je pense que son approche de la sociologie n’est pas sans intérêt. On peut relire Marx, en débattre, mais cela n’autorise pas à le glorifier en dépit de ses positions antisémites et de l’influence mortifère de sa pensée sur des régimes politiques les plus meurtriers du siècle passé.
Article publié initialement le 11 mai 2018
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