vendredi 10 février 2017

(4) L’indispensable fact-checking interne : l’exemple du New Yorker

(4) L'indispensable fact-checking interne : l'exemple du New Yorker

Série : Le naufrage des Décodeurs du Monde

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Le vrai “fact-checking”, celui qu’il nous faut au plus vite… (Merci à P.R. 🙂 )

Points de contrôle, par John McPhee

Source : The New Yorker, le 09/02/2009

Les vérificateurs de faits cochent les cases une à une.

Par John McPhee

Sara Lippincott, qui vit actuellement à Pasadena, après avoir pris sa retraite en tant que rédactrice à ce magazine au début des années 90, a travaillé dans le département de vérification des faits du New Yorker de 1966 à 1982. Elle était passionnée par la science, et quand des articles scientifiques parvenaient au magazine elle en trouvait généralement la photocopie sur son bureau. En 1973, un de mes longs articles nommé “La courbe de l’énergie de liaison” (“The Curve of Binding Energy”) a bénéficié de son attention exclusive pendant trois ou quatre semaines et en requérait chaque instant. Expliquant son travail devant un public d’une école de journalisme, Sara déclara un jour, “Chaque mot d’un article qui a la moindre chance de se corréler à un fait s’y rapportant est examiné, et, s’il passe le test, il reçoit l’imprimatur du vérificateur, qui consiste en un minuscule coup de crayon.” De mon article brut de 6000 mots (qui portait sur du matériel nucléaire militaire utilisé dans l’industrie privée et de ce que des terroristes pourraient ou ne pourraient pas faire avec), un paragraphe est resté en mémoire à cause du niveau de difficulté qu’il présentait et l’effort qu’elle a fait pour le garder ou l’écarter.

C’était une histoire que m’a racontée John A. Wheeler qui, durant la Seconde Guerre mondiale, fut le physicien résident en chef au Hanford Engineer Works, sur la rivière Columbia dans le sud du centre de Washington, où il a assisté au démarrage et à la production de plutonium du premier réacteur nucléaire de grande échelle au monde. En 1939, avec le physicien danois Niels Bohr, Wheeler avait identifié les noyaux atomiques les plus propices à la fission et à l’importante libération d’énergie de liaison induite par cette fission. En 1943-44, tandis que le premier réacteur était en cours de conception pour Hanford, Wheeler insista pour que sa section initiale circulaire soit étendue à un carré, de sorte que cinq cents barres de combustible supplémentaires puissent, si nécessaire, être insérées dans la matrice en graphite du réacteur (une modification extrêmement onéreuse réalisée parce que Wheeler suspectait que quelque chose comme une contamination au Xénon pourrait affecter la réaction. Ce fut le cas, et l’augmentation du flux de neutrons générée par les barres de combustible supplémentaires ont résolu le problème. En 1973, dans le bureau du professeur Wheeler de l’université de Princeton, j’avais griffonné des notes depuis environ une heure quand il dit, comme une arrière-pensée, qu’une chose étrange se produisit à Hanford durant l’hiver 1944-45, ou peut-être pas. Il ne l’avait pas observé lui-même. Il ne l’avait jamais vu mentionné dans un écrit. Hanford était un endroit vaste, étendu dans une région de graminées, plein de rumeurs, de secrets et d’histoires apocryphes. Si j’avais du exploiter cette histoire, j’aurais dû l’authentifier par moi-même parce qu’il n’avait aucune idée au sujet de sa véracité. Il déclara qu’il avait entendu qu’un ballon incendiaire japonais (un des ballons militarisés qui furent lâchés au Japon et transportés par le jet-stream au-dessus de l’Océan Pacifique) avait atterri sur le réacteur qui fabriquait le plutonium qui détruisit Nagasaki, et avait provoqué son arrêt.

Les japonais nommèrent ces ballons fusen bakudan. De trente-trois pieds de diamètre, ils étaient faits en papier et étaient équipés de dispositifs incendiaires ou hautement explosifs. En moins d’un an, neuf mille furent lâchés d’une plage de l’île de Honshu. Ils tuèrent six habitants de l’Oregon, dont cinq enfants, déclenchèrent des feux de forêt, et atterrirent de l’Alaska au Mexique, et au plus loin à l’est à une quinzaine de miles du centre de Détroit. En complément du manuscrit de “La Courbe de l’Energie de Liaison”, qui par ailleurs n’était pas au sujet de Hanford, j’écrivis une demi-douzaine de phrases au sujet du ballon qui provoqua l’arrêt du réacteur, et j’ai remis l’article tel quel. Si l’histoire de Wheeler était vraie, elle serait éditée. Si elle était invérifiable, elle serait supprimée. J’espérais qu’elle serait vraie. La suite dépendait de Sara

Ses appels téléphoniques ricochèrent sur l’ensemble des États-Unis : de Brookhaven à Bethesda, de La Jolla à Los Alamos, sans mentionner Hanford et diverses cibles du district de Columbia. Parmi tout ce qu’elle devait faire d’autre pour finaliser – un mot à la fois – ces indénombrables coches, elle en arriva à passer des appels au sujet du ballon incendiaire pendant des jours. Enfin vint une percée apparente. Quelqu’un lui dit qu’il ne pouvait pas authentifier l’histoire, mais il connaissait sans aucun doute quelqu’un qui le pourrait.

“Ah, oui ? Qui ?”

“John Wheeler.”

Je dis à Sara d’abandonner l’anecdote. L’histoire était assurément l’invention de quelqu’un ; nous n’avions qu’à la supprimer ; elle en avait fait assez. Elle continua à passer des appels téléphoniques.

Si Sara était en train de chercher des informations dans le noir, l’obscurité était la longue ombre du secret de guerre, quand quarante-cinq mille personnes, des maçons jusqu’aux théoriciens, vivaient à Hanford, Pasco, Kennewick, et particulièrement à Richland, une bourgade de deux cents âmes que l’armée acheta en 1943 et étendit aussitôt avec plus de quatre mille maisons. L’importante population, nonobstant Hanford Engineer Works, du projet Manhattan était si secrète que même le chef d’état-major inter-armée n’en connaissait pas l’existence. Harry Truman ne l’apprit qu’après la mort de Franklin Roosevelt, en avril 1945. Le personnel d’Hanford vivait au milieu d’affiches énonçant “Ne Soyez Pas Pris La Bouche Ouverte.” Ils plaçaient leur bouteille d’urine à leurs pas de porte le soir afin qu’elle soit testée sur la présence de plutonium. Les habitants de Richmond firent plus de bébés que partout ailleurs dans le pays. Il n’y avait pas grand-chose à faire en dehors du plutonium. Pour coller une oreille au sol, façon de parler, et rechercher des espions, un agent résident du FBI alla dans les bordels de Pasco et de Kennewick, emmenant avec lui sa belle épouse. Elle restait assise dans la voiture tandis qu’il faisait du contre-espionnage à l’intérieur. Pour faire le profil de ceux qui pourraient être des cibles faciles pour des espions, les agents du FBI allaient de maison en maison, tentant de savoir qui étaient les plus gros buveurs, et qui allait coucher dans le lit de quel voisin. Hanford Engineer Works avait ses propres juges de paix, sa propre prison. Des tavernes étaient érigées pour le “biberonnage” de nuit des ouvriers du bâtiment, dont la tendance à la bagarre était telle que Wheeler se rappela plus tard “ces clandos à bière avec les fenêtres proches du rez-de-chaussée de sorte que des gaz lacrymogènes puissent y être projetés.”

Le personnel-clé était connu sous de faux noms. Enrico Fermi était M. Farmer. Eugène Wigner était M. Winger. Arthur Compton était M. Comas. Les gens se référaient à Wheeler comme étant Johnny le génie. L’exposition aux radiations était appelée “la brillance”, et le mot pour les radiations était “l’activité”. Un technicien qui fauta et utilisa le mot en “R” fut convoqué dans un bureau et fut copieusement assaisonné. À de très rares exceptions, le personnel n’avait aucune idée de ce qu’ils accomplissaient, mais ils faisaient ce qu’on leur disait. (“Nous lavions nos mains tellement de fois par jour que je pensais être Lady Macbeth.”) Le projet Manhattan, à Hanford comme ailleurs, réclamait “l’immédiate amputation haute” de tout membre humain avec une coupure contaminée au plutonium.” Il aurait pu y avoir un tableau d’affichage : 29 JOURS SANS L’ABLATION D’UN HUMERUS. Il y avait des veuves noires (araignées venimeuses) dans les maisons des gens. Une femme appela l’hôpital gouvernemental et demanda ce qu’elle devait faire si une veuve noire mordait sa fille de trois ans. L’hôpital : “Si elle entre en convulsions, emmenez-la…”

À l’intérieur et à l’extérieur du site, les rumeurs étaient incessantes au sujet de la contribution de Hanford à l’effort de guerre : au hasard, c’était un camp de prisonniers de guerre, une usine de combustible solide pour fusées, une cuisine biologique préparant des choses pour la guerre bactériologique, une ligne de production de nylon (DuPont était le principal sous-traitant industriel). Interrogé sur ce qui se passait réellement, le porte-parole bien informé de l’Armée de terre, le capitaine Frank Valente, a déclaré : “Nous déshydratons le fleuve Columbia pour l’expédier à l’étranger”.

Et maintenant, à la fin de 1973 au New Yorker, le moment où « La Courbe de l’Energie de Liaison » allait devoir être imprimé approchait rapidement, et les modifications ne seraient plus possibles. Encore une fois, j’ai remercié Sara et lui ai dit de supprimer l’histoire du ballon japonais. O.K., dit-elle, mais peut-être que si elle trouvait un moment libre ce dernier après-midi, elle ferait encore un appel ou deux. Ou trois. Et elle l’a fait, et elle a retrouvé quelqu’un dans le Delaware qui lui a dit qu’il ne pouvait pas authentifier l’histoire, mais qui savait absolument qui le pourrait.

Ah ? Qui serait-ce ? John Wheeler ?

Le gestionnaire du site Réacteur B. Il aurait certainement su si un ballon incendiaire avait enflammé son bâtiment.

Où est-il maintenant ?

Retraité en Floride.

Sara chercha son numéro de téléphone. Le département de vérification de l’époque était équipé du sol au plafond avec des annuaires téléphoniques. Elle a appelé. Il n’était pas à la maison. Il était parti faire ses courses.

Où ?

Au centre commercial.

Sara a appelé la police, leur a expliqué la situation, a demandé de l’aide et leur a donné son numéro de téléphone.

Quelques minutes passèrent, moins d’une heure. L’article n’était pas encore parti à l’impression lorsque le gestionnaire du site a appelé. Il était dans une cabine téléphonique, l’ancêtre des téléphones portables. Sara expliqua le but de son appel et lui lut un passage qui se terminait comme suit :

Les ballons incendiaires ont été tellement efficaces, en fait, que les journaux ont été invités à ne pas imprimer d’informations à leur sujet, parce que les États-Unis ne voulaient pas encourager les Japonais à en lâcher plus. Le ballon qui a atteint Hanford a traversé non seulement le Pacifique, mais aussi Olympic Mountains [État de Washington, NdT] et les glaciers alpins de la chaîne des Cascades. Il a atterri sur le bâtiment abritant le réacteur qui produisait le plutonium de Nagasaki et provoqua son arrêt.

Le gestionnaire a dit à Sara, “Comment avez-vous appris cela ?”

Il a ajouté que le ballon n’était pas réellement tombé sur le bâtiment, mais sur une ligne à haute-tension transportant le courant vers le réacteur. Il y avait juste assez de temps pour corriger l’article.

A-Rod fait une erreur de temps en temps, et donc le New Yorker également. Le plus rare de tous est un fait qui n’était pas erroné dans le manuscrit original, mais est devenu une erreur dans le processus de vérification. Lorsque cela se produit, il peut assez bien être appelé un événement, comme le jour où le savon a coulé à Procter & Gamble. Cela ne m’est arrivé qu’une seule fois – et il y a près de trente ans. Si le blâme est à assigner, Dieu ne plaise, je ne suis pas le cessionnaire, et ni Sara, qui a vérifié la pièce. Appelé « Bassin, Montagnes et Vallées », il était le premier d’une série de longs articles sur la géologie qui apparaissaient de temps en temps sur une douzaine d’années. Il comportait de nombreux passages introductifs sur des thèmes comme la tectonique des plaques et le temps géologique. Dans le manuscrit original, un paragraphe disait :

Ce sont les plaques qui se déplacent. Elles se déplacent toutes. Elles se déplacent dans différentes directions et à des vitesses différentes. La plaque Adriatique se déplace vers le nord. La plaque Africaine arriva un jour derrière elle et la poussa vers l’Europe – enfonçant l’Italie comme un clou dans l’Europe – et ainsi créa les Alpes.

Problème C, problème B, problème A, le programme dériva, comme toujours, vers la limite temporelle, le bouclage final et irréversible. Dans la tête de chacun comme dans les immeubles environnants, les choses s’accélèrent et peuvent devenir, c’est un euphémisme, frénétiques. Joshua Hersh, un vérificateur des faits moderne qui est plus froid de caractère que le marbre, se réfère à ce moment comme à “la dernière minute la trouille aux fesses.” Alors que “Bassin, Montagnes et Vallées” arrivait à 5 minutes du bouclage, tellement de cailloux volaient autour de ma tête que j’aurai cru Sara si elle m’avait dit qu’il y a des noyaux de calcaire dans les fruits. A une minute de la fin, elle vint me dire que j’avais tort sur la plaque Adriatique, elle ne bouge pas vers le nord, mais vers le sud-ouest.

Désespérément, j’ai dit, “Qui a dit ça ?”

Elle dit, “Eldridge Moores.”

Théoricien de calibre mondial de la tectonique des plaques, auteur d’innombrables articles scientifiques sur la séquence ophiolitique comme signature des mouvements globaux de la tectonique, président de la Société géologique de l’Amérique, Eldridge Moores était le géologue généreux et excentrique qui s’était engagé à m’enseigner, de voyages d’études en voyages d’études, l’histoire géologique de, parmi tant d’autres, la Californie, l’Arizona, la Grèce et Chypre. Le cerveau en ébullition, je dis à Sara : « Si Eldridge Moores dit que la Plaque de l’Adriatique se déplace vers le sud-ouest, elle se déplace vers le sud-ouest. Change la phrase s’il te plait.”

Dans le New Yorker du lundi suivant, la plaque Adriatique se dirigeait vers le Maroc. Feuilletant le magazine pendant un moment libre cette semaine-là, j’ai appelé Eldridge et je l’ai trouvé dans son bureau à l’université de Californie, Davis. Je dis : “Eldridge, si la plaque adriatique bouge vers le sud-ouest, qu’est-ce que les Alpes font là ?”

“La plaque Adriatique ?”, dit-il.

Je répondis, “La plaque Adriatique.”

Je crois que je l’ai entendu se frapper le front. “Oh, non !” dit-il. “Pas la plaque Adriatique ! La plaque Egéenne. La plaque Egéenne bouge en direction du sud-ouest.”

La pire des erreurs de vérification, c’est quand on dit qu’une personne est morte alors qu’elle ne l’est pas. Selon les mots de Josh Hersh, “Ca les ennuie vraiment.” Sara se souvient d’un lecteur d’une maison de retraite médicalisée qui avait lu dans le New Yorker qu’il était “feu le lecteur de la maison de retraite.” Il a écrit pour demander une rectification. Le New Yorker, dans son édition suivante, bien sûr s’y plia, et par erreur reproduisit l’erreur, parce que le lecteur en fait mourut durant le week-end alors que le magazine était à l’impression.

Toutes les erreurs ont une longue vie. Comme Sara dit à des étudiants en journalisme, une fois que l’erreur est à l’impression, “elle prend vie, elle est dans les bibliothèques, elle est soigneusement cataloguée, scrupuleusement indexée… Digitalisée, elle trompe chercheurs après chercheurs, à travers les âges, tous ils feront de nouvelles erreurs sur la base de ces erreurs originales, etc. etc. jusqu’à une explosion finale d’errata.” Epée sortie, le vérificateur se tient au bout du pont. C’est en partie la raison pour laquelle ce travail existe et pourquoi, selon les mots de Sara, une publication croira en “une meute de professionnels sceptiques perdus dans ses propres épreuves.” Les journaux n’ont pas de service de vérification des faits séparés, mais n’importe quel magazine en a. Quand j’ai commencé à travailler au Time -en l’année 957 sous le règne de Eadwig le Juste- les rédacteurs du Time étaient des hommes, et les vérificateurs de faits, des femmes. C’était des expertes. Quand je produisis un article en freelance à l’Atlantic, j’ai demandé qui ferait la vérification, et on m’a répondu : “C’est comme vous voulez.” L’Atlantic n’avait pas de budget pour la vérification. Un peu plus tard, quand j’ai vendu un article à National Geographic, il apparut qu’ils avaient plus de vérificateurs qu’il n’y a d’Indiens en Amazonie. Holiday et le Saturday Evening Post étaient les seuls un peu moins assidus. Alors que le service de vérification du New Yorker avait une réputation dès le départ dans ce domaine, de nombreux autres magazines étaient autant engagés et prudents. Vingt-huit ans après ce premier article pour l’Atlantic, j’en ai vendu un second, et cette fois j’ai eu droit à une vérification comme avec le New Yorker.

Les éditeurs de livres préfèrent considérer la vérification des faits comme relevant de la responsabilité des auteurs, ce qui, contractuellement, se résume à la simple question de savoir qui ne paiera pas. Si du contenu qui est apparu dans un magazine vérifié réapparaît dans un livre, l’auteur n’est pas le seul bénéficiaire du travail du vérificateur. L’éditeur du livre a gagné un billet gratuit à la respectabilité factuelle. Les éditeurs qui, pour des raisons initiales de marketing, mettent un texte sous presse avant que le service de vérification d’un magazine ne l’ait fait, récoltent ce qu’ils méritent. Une protection presque infaillible pendant la progression du magazine jusqu’au livre réside dans le lectorat vigilant du magazine. Après une erreur dans The New Yorker, des missiles à détection de chaleur s’élèvent et retombent sur l’auteur, le vérificateur des faits, le rédacteur en chef, et même l’ombre du fondateur. Comme le département de vérification le résume, “Aucune erreur ne passe inaperçue des lecteurs.” Au cours des derniers jours de 2005, Rebecca Curtis a écrit une belle et courte histoire “Twenty Grand” qui est parue dans The New Yorker. Ses personnages, en 1979, vont dans un McDonald’s pour manger des McNuggets de poulets. Les McNuggets sont apparus dans le courrier de Noël du New Yorker. McDonald’s les avait introduits en 1983.

Lors des quelques occasions où un tel message m’est parvenu, j’ai écrit au lecteur un mot de remerciement (à moins que la lettre se situe quelque part dans le continuum entre la méchanceté et le déplaisant, ce qui est rarement le cas). “Vous avez raison !” dis-je. “Et je vous en suis très reconnaissant, car l’erreur ne sera pas présente quand l’article apparaitra sous la forme d’un livre.” Si, dans la lettre du lecteur apparait l’ombre d’un sourire, je ne peux m’empêcher d’ajouter, “Si un lecteur à l’œil de lynx tel que vous a parcouru ces milliers de mots et n’a trouvé qu’une seule erreur, je suis soulagé.”

Avec la confortable certitude que le département de vérification des faits va passer derrière moi, j’aime supposer avec certitude des noms et des numéros dès le début, pendant que je change et re-change et écoute les phrases, préférant entendre un chiffre ou une date approximatif que le son dissonant de termes journalistique : QUELLE VILLE, 000 000 $, nom AV, nombre AV, En cours. Ce sont des sortes de billets à ordre, et le vérificateur est supposé les payer. En cours veut dire ce qu’il veut dire, juste comme ça ; AV signifie “à venir”. Au moins, pour moi, ils desservent le son d’une phrase autant que des substituts plats, des inventions provisoires. Dans un train de marchandise de deux kilomètres de long, il y a tube vital d’air qui court tout du long et commande les freins. Dans “Coal Train” (Le train de charbon) (2005), j’ai ressenti le besoin d’une analogie et en ai inventé une :

Le relâchement des freins pneumatiques commença aux deux extrémités, et se dirigea vers le milieu. L’ensemble du très long tube d’air du train ressemblait à la vessie natatoire d’une anguille américaine.

Rapidement, le département des vérifications fut au point en ichtyologistes, et je fus informé par Josh Hersh que la vessie natatoire d’une anguille américaine est proportionnellement bien plus courte que chez la plupart des poissons communs.

“Qui le dit ?”

“Willy Bemis.”

“Ah.”

Willy Bemis est à l’anatomie des poissons ce qu’Eldridge Moores est à la tectonique des plaques. Willy était la figure centrale d’un de mes livres paru trois ans plus tôt, dont des extraits furent publiés dans le New Yorker. Il avait depuis quitté l’université du Massachussetts pour le poste de directeur de Shoals Marine Laboratory, les classes situés au large [Shoals Marine Laboratory est situé sur une île du golfe du Maine, NdT] de Cornell University et de l’université du New Hampshire. Je l’ai appelé à Ithaca pour lui demander ce qui pouvait être fait. Toujours accommodant, Willy essaya au début de rationnaliser l’anguille. Peut-être que sa vessie natatoire pourrait faire l’affaire après tout. Peut-être l’analogie fonctionnerait. Je déclarais que l’anguille ne passerait jamais le département des vérifications, ou, pour autant, à travers moi. Nous étions proche de boucler, et Willy était incapable de penser sur l’instant à une espèce ayant une vessie natatoire suffisamment longue. Que faire ? Il appela Harvard. L’ensemble du très long tube d’air du train ressemblait à la vessie natatoire d’un poisson corde [Erpetoichthys, NdT].

Sur la rivière Merrimack à Merrimack, New Hampshire, il y a une brasserie qui a brassé la première Bud en 1970. John et Henry Thoreau, en 1839, passèrent par ce site dans leur skiff fait maison lors d’un voyage qui fut à l’origine du premier livre de Henry. Une chute d’eau blanche connu sous le nom local de “Cascade de Cromwell” depuis le 17ème siècle, mais, écrivit Thoreau, “Ces chutes sont le Nesenkeag des Indiens,” et il continua, “Le Grand Fleuve Nesenkeag arrive sur la droite en haut.” Le New Hampshire a beaucoup d’endroits aux noms finissant en “keag”. Le “keag” est prononcé comme s’il n’y avait pas de “a”, donc “keg”. En 2003, mon gendre Mark Svenvold et moi allâmes à travers les Chutes Nesenkeag, Namaskeag et Amoskeag, dans un canoë Old Town, retraçant le voyage en amont de Thoreau, et, en tirant le canoë pour remonter les rapides, je me suis trouvé en train de me demander combien de “kegs” (barils) cette usine de Budweiser pouvait produire par jour. De retour à la maison et en train d’écrire, j’ai inventé un nombre à partir de rien, et c’est ce qu’Anne Stringfield, vérifiant le fait, dit dans son rapport :

Juste au-dessus des Chutes Cromwell, route 3, très proche mais invisible depuis la rivière, il y a une brasserie Budweiser dont la production moyenne journalière est de 13 000 barils par jours.

Ne jamais sous-estimer AnheuserBusch [compagnie de brasserie qui possède Bud, entre autres, NdT]. La production moyenne par jour se révéla être de 18 000 barils.

Un autre article fluvial – “La rivière au cul serré” – a été vérifié par Josh Hersh en 2004. Il a trouvé cela, dans son rapport :

Les gens disent : “La rivière Illinois ? C’est quoi ? Jamais entendu parler. Où va-t-elle. En fait, il y a deux rivières Illinois en Amérique, chacune, bien sûr, aussi connue que l’autre.

L’une est dans l’Illinois, l’autre en Arkansas et Oklahoma ; et ce sont celles que vous trouvez dans le Dictionnaire géographique Merriam-Webster, qui est une des références préférées des services de vérification. Josh plongea dans le web, et en revint avec une troisième rivière Illinois, en Oregon, qui est presque inconnue même en Oregon.

En fait, il y a bien trois rivières Illinois en Amérique, et chacune, évidemment, est aussi connue que les autres. (Et maintenant, avec cet article, en janvier 2009, le service de vérification des faits a encore trouvé une autre rivière Illinois, en Colorado. Si je devais republier ce morceau d’information fluvial 46 fois de plus, évidemment, je trouverais une rivière Illinois dans chaque État américain.) Cet exploit, de la part de Josh, était juste un exercice d’étirement avant d’embarquer, entre autres choses, sur un bateau qui dérivait, oisif, sur l’Illinois, du même nom, quand un vaisseau plus grand qu’un porte-avion se précipita sur lui avec cinq coups de sirènes brefs, le signal universel de danger immédiat. Le vaisseau de plus de onze cent pieds de long et câblé solidement, était composé de quinze barges poussées par un “remorqueur”. J’étais dans la cabine du pilote, gribouillant des notes. Juste comme le bateau allait entrer dans notre angle mort – mille pieds d’eau que nous, dans la cabine du pilote, ne pouvions voir, des gens apparurent sur le pont du bateau, le bateau démarra et, d’une façon à la fois altière et méfiante, bougea légèrement sur le côté, lentement. Nous avons poursuivi en descendant la rivière, alors que le bateau nous dépassa de port en port, faisant sa route en remontant les mille pieds de péniches jusqu’au niveau de la cabine du pilote. Deux hommes et deux femmes sont dans le bateau. La femme la plus proche – assise à l’arrière à bâbord dans la partie ouverte du cockpit – porte un maillot de bain deux pièces noir et doré. Elle avait le genre de corps que vous voyez sculpté dans le marbre. Elle avait des cheveux dorés. Rapidement et adroitement, elle mit ses mains dans son dos pour dégrafer son haut. Elle le laissa sur ses genoux et pivota de 90° vers le carré du remorqueur. Epaules en arrières, les pommettes hautes, elle tint la pause sans faiblir. Elle s’exposait largement au mépris de la gravité. Pas d’angle de répit. C’est une sirène, et ce sont ses chants.

Jusqu’à présent, c’est vérifiable. Quelque chose comme ça peut – selon le New Yorker – être mis “sur l’auteur”. C’était mon expérience, ma description, ma construction, mon érection. Personne ne semble s’être soucié de la couleur du maillot de bain. J’ai poursuivi, malgré cela, en disant quelque chose comme cela :

Elle est “l’Ovale avec Pointes” d’Henry Moore. Moore a dit : “Formes arrondies portant une idée de fructification, de maturité, probablement parce que la terre, les seins de femmes, et la plupart des fruits sont ronds, et ces formes sont importantes parce qu’elles ont cette résonnance dans nos habitudes de perception. Je pense que l’élément humaniste organique sera toujours pour moi d’importance fondamentale en sculpture.”

Et maintenant nous étions en vérification profonde. En 1975, j’avais téléphoné à Lynn Fraker, qui était docteur du musée d’art de Princeton, où « Ovale avec Pointes » de Moore est l’une des deux douzaines de sculptures monumentales et principalement abstraites qui se trouvent à l’extérieur du campus. Je voulais les utiliser comme exercices de description dans un cours d’écriture où j’allais enseigner pour la première fois. Le Henry Moore, de onze pieds de haut, a la forme d’un donut, et de chaque côté intérieur un renflement conique en forme de sein s’élance vers un autre renflement conique en forme de sein, leurs extrémités se touchant presque, comme s’ils étaient au plafond d’une chapelle. Mon opinion était que les étudiants devraient pouvoir faire une meilleure description que cela. “Donut”, par exemple, n’était pas un mot qui devrait être autorisé à surgir au sujet de l’œuvre d’Henry Moore, et, dans chaque classe où j’ai enseigné depuis lors, j’ai utilisé les notes de cette conversation avec Lynn Fraker. Ils comprennent les mots d’Henry Moore, qu’elle a récités de mémoire. Et maintenant, en 2004, je ne savais pas où elle les avait lus. Elle avait quitté Princeton des décennies auparavant, s’était remariée, et était inaccessible.

L’internet ne fut d’aucune aide, mais Josh, en cherchant dans les catalogues de la Bibliothèque publique de New York, apprit que des recueils de commentaires de Moore sur l’art sculptural se trouvaient dans une annexe du centre-ville, de l’autre côté de la Cinquième Avenue en face du bâtiment principal de la bibliothèque. Après une heure ou deux, il y trouva un essai de Moore dans un numéro de 1937 de The Listener de la BBC. Dans le paragraphe suivant, les mots que Lynn Fraker m’avait soufflés. Ils avaient besoin de très peu d’ajustement pour être rendus textuellement, comme ils sont ci-dessus. Après quoi, nous étions de retour à “sur l’auteur” :

Elle n’a pas bougé — cette Maja demi-nue a dépassé tout le monde. Ses mamelons sont une paire d’yeux fixant le remorqueur. Pour ma part, je veux sauter hors du remorquage, nager vers elle, et demander s’il y a quelque chose que je peux faire pour aider.

Peut-être que je donne trop de crédit aux vérificateurs de faits. Après tout, je fais ce qu’ils font avant qu’ils ne le refassent. Je ne leur laisse pas une montagne de travail, et cela est particulièrement vrai si le New Yorker a rejeté l’article et je me prépare à l’inclure dans un livre, comme cela s’est passé en 2002, lorsque le magazine a jeté un œil froid — pour quelque raison inexplicable — sur douze mille mots sur l’histoire américaine de la pêche. J’ai donc vérifié les parties vierges du livre moi-même, en risquant l’analogie avec l’avocat qui se défend lui-même et a un imbécile pour client. La tâche m’a pris trois mois — essayer de retracer les faits dans le manuscrit d’autant de façons différentes que je pouvais imaginer, comme les vérificateurs le font régulièrement. Il y a eu quelques passages qui m’ont freiné presque jusqu’à l’arrêt, quand, pour une raison ou une autre, il a fallu une éternité sur Internet et plus encore dans les bibliothèques pour déterminer ce qu’il faut faire ou pas.

La fille de Penn Margaret pêchait dans le Delaware, et écrivit à la maison à un frère lui demandant “d’acheter pour moi une solide canne à pêche en quatre parties et un moulinet avec de solides et bonnes lignes…”

Le problème n’était pas avec la canne ou le moulinet mais avec la progéniture de William Penn. Devrait-il y avoir des virgules autour de Margaret ou pas de virgule autour de Margaret ? La présence ou l’absence de virgules indiquerait en fait si Penn avait une fille ou plus. Les virgules — présentes ou absentes — n’étaient pas seulement des virgules ; elles étaient des faits, ni plus ni moins factuels que les fûts de Bud ou la couleur du costume de Santa. Margaret, une des nombreuses filles de Penn, est entrée dans le livre sans virgule. En pousuivant, j’ai essayé de vérifier ceci :

Le mercredi 15 août 1716, près de Cambridge, dans le Massachusetts, Cotton Mather est tombé d’un canot en pêchant sur Spy Pond. Après avoir émergé trempé, perplexe, bredouille, il dit : « Mon Dieu, aide-moi à en comprendre la signification ! » Peu de temps après, il châtiait ses confrères pour perdre le temps de Dieu dans la pêche récréative. Pas beaucoup de chaleur là-bas. Mieux vaut se tourner vers le pasteur Fluviatulis Piscator, connu de sa famille sous le nom de Joseph Seccombe, âgé de vingt et un ans quand mourut Cotton Mather. À côté de la rivière Merrimack, en 1739, Piscator prononça un sermon qui fut publié plus tard comme « Un discours prononcé en partie à Ammauskeeg-Falls, à la saison de la pêche. » Il en existe neuf exemplaires. Un a été vendu aux enchères en 1986 pour quatorze mille dollars. Celui que j’ai vu était à la Bibliothèque de Philadelphie. Il y était inséré la description d’un libraire qui disait, “Premier livre américain sur la pêche à la ligne ; Première publication américaine sur les sports de champ et de ruisseau. La défense de Seccombe de la pêche est remarquable pour venir si tôt, à une époque où la pêche de plaisance devait se défendre.”

Il y avait, dans tout cela, une partie d’une phrase qui a prouvé, en 2002, être exceptionnellement difficile à vérifier. Elle aurait pu facilement être réécrite autrement, mais j’avais obstinément voulu la vérifier. En substance :

Joseph Seccombe, âgé de vingt et un ans quand mourut Cotton Mather.

Afin de cocher ces mots tels quels rigoureusement, vous devez connaître non seulement l’année de la mort de Mather et celle de la naissance de Seccombe, mais aussi le mois et le jour de chacun. Quand Mather mourut, le 13 février 1728, Seccombe avait soit vingt-un, soit vingt-deux ans. Lequel ? L’internet me faisait défaut. Les bibliothèques me faisaient défaut. Les œuvres complètes de Joseph Seccombe et Fluviatulis Piscator me faisaient défaut. J’ai appelé Kingston, dans le New Hampshire, où il avait servi comme curé pendant plus de vingt ans. La personne que j’ai contactée a généreusement promis de regarder dans les registres de la ville et de l’église et de me rappeler, ce qu’elle fit, deux ou trois jours plus tard. Elle était désolée. Elle avait cherché consciencieusement, mais à Kingston de toute évidence la date exacte de la naissance de Seccombe était introuvable. J’étais sur le point d’abandonner et d’insérer “dans sa petite vingtaine” quand une ampoule brilla dans ma tête. Si Joseph Seccombe était prêtre en 1737 (l’année de son arrivée à Kingston), il avait été instruit quelque part et, à l’époque, pour les études supérieures, il n’y avait qu’une possibilité en ville dans la province de Massachusetts Bay. J’ai appelé Harvard.

Par le standard téléphonique, j’ai été mis en contact avec quelqu’un qui écouta ma question et répondit sur le champ, en quelques secondes, “14 juin 1706.”

Source : The New Yorker, le 09/02/2009

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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Source : The New Yorker, le 14/09/2009

“J’ai été fact-checké par le New Yorker”, par Evan Osnos

Par Evan Osnos, le 14 septembre 2009

Les rédacteurs au New Yorker sont souvent interrogés sur leurs processus internes de “fact-checking” (vérification des faits). (En février, John McPhee a écrit un papier sur cette pratique et ses praticiens.) Le processus consistant à vérifier de façon indépendante chaque assertion de faits dans un article — chaque détail, chaque hypothèse — est un art tellement important et menacé ces derniers temps que je me plais à l’expliquer à mes interlocuteurs avec souvent plus de détails qu’ils n’en attendraient habituellement. L’étendue du processus de “fact-checking” est spécialement surprenante pour nos amis journalistes chinois. Il se trouve que Qian Gang, rédacteur en chef en vue, que j’ai interviewé pour notre enquête “La Zone Interdite“, a récemment publié un papier dans le Southern Weekend, journal de la province du Guangzhou, intitulé “J’ai été fact-checké par le New Yorker“.

Quand j’ai reçu un appel de “fact-checking” du New Yorker, j’ai eu l’impression de me retrouver plongé au milieu d’un rituel antique.

Cela fait trente ans que je suis dans le métier des médias, mais c’est la première fois que je suis confronté à une telle chose. J’avais répondu à une interview par téléphone d’un reporter du New Yorker, il y a environ un mois de cela. Il faisait un portrait d’un de mes amis, une rédactrice en chef d’une revue renommée de Beijing. Le coup de fil du lundi provenait d’une femme ; elle me dit que son collègue avait proposé son article, et qu’elle souhaitait vérifier les faits avec moi.

L’article de Qiang, qui circule parmi les journalistes chinois, s’embarque dans une discussion sur le rôle disputé de la vérification des faits à l’heure des nouveaux médias. Grâce à un ami qui a fait la traduction depuis la Chine, voici quelques extraits :

La “vérification” dura à peu près une demi-heure. Je ne pouvais m’empêcher de célébrer la diligence que démontrait cette dame, compte tenu que je n’étais qu’un des nombreux interviewés. Après cet appel, je me suis immédiatement renseigné sur le sujet auprès d’experts et fait mes recherches sur internet. A l’origine, le système de vérification des faits dans les médias étatsuniens remonte à l’époque de Joseph Pulitzer, il y a un siècle. La revue du New Yorker créa un service de vérification des faits et embaucha des gens qualifiés comme vérificateurs de faits. Un poste prometteur ; il se dit que les personnes ayant été vérificateurs de faits ont de très grandes chances d’être recrutées comme rédacteurs en chef (dans d’autres publications).

Les vérificateurs de faits sont indépendants et n’ont pas de relations avec les journalistes enquêtés. La procédure est rigoureuse. La professeur Chen Wanying de H.K.U. est passée par ce processus aux États-Unis, en tant que journaliste. Elle écrivait pour le “Village Voice” et quand son article a été proposé, il lui a été demandé de fournir tous les contacts des personnes interviewées. Cela revient indubitablement très cher, seuls quelques grands groupes de presse se le permettent, dit Chen Wanying : “C’est trop coûteux.”

Le professeur Zhan Jiang, qui a étudié les médias étasuniens, m’a dit qu’il y avait de moins en moins de groupes de presse aux États-Unis qui suivaient de telles procédures. Pas étonnant que je ressente alors cette sensation de me retrouver au milieu d’un rituel antique durant l’appel téléphonique de vérification des faits du New Yorker. La devise de M. Pulitzer : “Exactitude ! Exactitude ! Exactitude !” apparaît comme un brouillard évanescent à une époque où les médias font face à une concurrence féroce. La presse prête à investir beaucoup de capital humain et d’argent dans le reportage d’investigation et la vérification des faits est bel et bien chancelante.

Le reportage fait à la va-vite semble dorénavant primer sur l’exactitude. Selon le spécialiste de l’internet Hu Yong, le mode de production de l’information était : “filtrer puis publier”. Nous sommes en train de virer vers : “publier et filtrer ensuite”. A quoi cela nous mène-t-il ? Il cite des experts occidentaux : “Au vingt-et-unième siècle, quand tout un chacun est un journaliste, nous faisons face à une jungle d’informations, dans laquelle le bon et le mauvais coexistent.”

Cette question me taraude. Je ne pense pas que l’essor de l’internet mène nécessairement au déclin de l’idéologie classique de l’information. Après le 18 juillet 2007, lorsque de fortes pluies s’abattirent sur Jinan, Tencent.com demanda aux internautes de Jinan de pouvoir collecter leurs témoignages oculaires. En quelques heures une quantité d’informations exactes était proposée au public. La vitesse et la puissance délivrées dépassaient ce dont était capable la presse traditionnelle. La polémique concernant le “tigre de Hua Nan”(dans laquelle une photo d’un animal menacé avait été truquée) fut aussi creusée par les internautes. Ils ont vérifié les faits et dénoncé les mensonges. De même, nous ne devrions pas oublier que des blogs de particuliers se chargent parfois de la lourde tâche de la vérification des faits.

Mais il y a indubitablement des exemples contraires. Nombres de faits sur internet sont impossibles à vérifier. Bien que l’internet permette de corriger les erreurs, certaines assertions qui finissent sur la toile ne sont pas rectifiées et s’établissent comme des vérités finales. Le problème actuellement est que beaucoup de gens dissertent sur le déclin et la chute de la presse traditionnelle, mais ils décrivent la “révolution” de la nouvelle presse de manière romantique. Ils ignorent intentionnellement ou inconsciemment la richesse apportée par la presse traditionnelle au long de l’Histoire. À l’âge du multimédia, a-t-on toujours besoin de professionnalisme dans le journalisme ? A-t-on toujours besoin de compétences et de qualifications pour faire le travail d’investigation ? Comment enseigne-t-on le journalisme aux étudiants à l’université ? Alors que de plus en plus d’options s’offrent à eux après leur diplôme, et nombreux seront ceux qui poursuivront leur carrière sur la toile, devons-nous continuer à parler de Ta Kung Pao, Fan Changjiang et de l’enquête sur le Watergate dans les classes de journalisme ? Ou devons-nous considérer que ces leçons traditionnelles doivent se confronter à l’innovation. Mais comment ? La proposition fondamentale de l’information – offrir des faits exacts – fait face à un défi majeur. Dans le nouvel environnement médiatique, comment la presse peut-elle faire sa vérification des faits n’est pas une question simple.

Evan Osnos a rejoint le New Yorker comme rédacteur en 2008, et traite de politique intérieure et étrangère.

Source : The New Yorker, le 14/09/2009

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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Série : Le naufrage des Décodeurs du Monde

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