Le parlement de Grande-Bretagne approuve la dévolution de nouveaux pouvoirs de piratage et de surveillance, par Ryan Gallagher
Source : The Intercept, le 22/11/2016
Ryan Gallagher
Le 22 novembre 2016
Il y a quelques années, il aurait été impensable qu’un gouvernement britannique admette qu’il allait pirater l’ordinateur des gens et collecter des données personnelles à grande échelle. Mais aujourd’hui, ces pratiques controversées sont sur le point d’être autorisées dans une nouvelle loi de surveillance sans précédent.
Le parlement de Grande-Bretagne a approuvé la semaine dernière un projet de loi appelé le Investigatory Powers Bill, surnommé la “charte des fouineurs” par la critique. La loi, qui devrait entrer en vigueur avant la fin de l’année, a été introduite en novembre 2015 à la suite des retombées des révélations du lanceur d’alerte de l’Agence Nationale de Sécurité, Edward Snowden, à propos d’un vaste plan de surveillance des Britanniques. Le Investigatory Powers Bill (projet de loi sur les pouvoirs d’enquête) a pour but essentiel de légaliser rétroactivement le programme d’espionnage électronique dévoilé par les documents de Snowden, mais il permet également d’élargir les pouvoirs de surveillance du gouvernement.
L’aspect le plus controversé de cette nouvelle loi est qu’elle donnera au gouvernement britannique l’autorité de contraindre les fournisseurs d’Internet à fournir leurs services avec “un avis de sauvegarde de données”, les obligeant à enregistrer et à stocker l’historique des sites visités par leurs clients sur une période allant jusqu’à douze mois. Les agences de maintien de l’ordre pourront avoir accès à cette base de données sans mandat ou ordre d’une cour. De plus, cette nouvelle loi donnera aux enquêteurs de police et aux investigateurs fiscaux, avec l’aval d’un ministre du gouvernement, la possibilité de pirater des téléphones et des ordinateurs ciblés. La loi permettra aux agences de renseignement de passer au crible “un vaste ensemble de données personnelles” contenant des millions de dossiers sur les appels téléphoniques des gens, leurs habitudes de voyage, leurs activités sur internet ou encore leur transactions financières ; enfin, cela rendra légal pour les espions britanniques d’opérer le piratage à grande échelle d’ordinateurs et de téléphones hors de leurs frontières afin d’identifier de potentielles “cibles d’intérêt.”
“Chaque citoyen aura son activité internet – les applications qu’il utilise, les messages qu’il envoie, et leurs destinataires – enregistré pendant 12 mois,” dit Eric King, un expert de la vie privée et ancien directeur de “Don’t Spy On Us“, une coalition de groupes britanniques de protection des droits de l’Homme faisant campagne contre la surveillance de masse.
“Il n’y a pas une seule démocratie, ou même un autre pays dans le monde, qui fasse cela.”
King affirme que cette nouvelle loi aura un effet dissuasif, se traduisant par une perte de confiance du public quant à la libre communication entre les gens. Il cite une enquête Pew publiée en mars 2015 selon laquelle 30% des adultes américains ont modifié leurs habitudes d’utilisation d’Internet ou de leur téléphone en raison de la surveillance gouvernementale. “Cela va changer la façon dont les gens communiquent et expriment leur pensées,” dit King. “Pour une société censée être progressiste, encourageant les débat ouverts et le dialogue, c’est affreux.”
D’autres défenseurs des libertés individuelles s’inquiètent que cette nouvelle loi soit perçue par les gouvernements à travers le monde comme un feu vert pour lancer des régimes de surveillance similaires. “Le passage du projet de loi aura un impact qui dépassera les frontières du Royaume-Uni,” dit Jim Killock, directeur exécutif du groupe basé à Londres Open Rights Group. “Il est probable que d’autres pays, incluant les régimes autoritaires respectant peu les droits de l’Homme, utiliseront cette loi pour légitimer leurs propres pouvoirs de surveillance intrusive.”
Malgré la large portée du projet de loi sur les pouvoirs d’enquête, il n’a généré que peu de débat au Royaume-Uni, et n’a pas reçu une grande couverture de la part des médias grand public. L’une des raisons à cela est indubitablement le vote choc du Royaume-Uni, en juin, de sortir de l’Union Européenne, communément appelé le Brexit – qui a dominé l’espace médiatique et les discussions ces derniers mois. Cependant, il existe un autre facteur majeur à l’adoption rapide de cette loi, en l’absence de réaction. Le parti travailliste, le parti principal de l’opposition du Royaume-Uni, s’était engagé à combattre “l’espionnage injustifié“, mais a finalement soutenu le gouvernement et voté en faveur de cette nouvelle loi de surveillance. “La faute revient au parti travailliste,” dit Killock. “Ils ont demandé beaucoup trop peu de contreparties et n’étaient pas préparés à contester fortement les principaux dogmes inhérents à ce projet de loi.”
Dans un effort pour apaiser certaines de ces critiques, le gouvernement a accepté de renforcer le contrôle de cette surveillance. Le projet de loi sur les pouvoirs d’enquête introduit pour la première fois un “commissaire judiciaire”, probablement un ancien juge, qui pourra examiner les mandats d’espionnage autorisés par un ministre du gouvernement. Il renforce également les dispositions relatives à la façon dont la police et les agences d’espionnage pourront cibler les journalistes afin de tenter d’identifier leurs sources confidentielles. De nouvelles garanties impliquent que les autorités devront demander l’aval du commissaire judiciaire afin d’obtenir les enregistrements téléphoniques ou les emails d’un journaliste ; auparavant ils pouvaient obtenir ces données sans supervision indépendante.
Le syndicat national des journalistes de Grande-Bretagne croit cependant que la loi ne va pas assez loin dans la protection de la liberté de la presse. Le syndicat s’inquiète particulièrement qu’une potentielle surveillance des organisations médiatiques pourrait être gardé totalement secrète, signifiant qu’il n’y aura aucun recours pour contrer les décisions les concernant eux ou leurs sources. “Le projet de loi est une attaque contre la démocratie et le droit du public à l’information, il permet à l’État d’interférer secrètement et de manière illégitime dans la presse,” s’est lamenté le syndicat à travers une déclaration la semaine dernière, ajoutant que “le manque de protection des sources a des répercussions sur les journalistes travaillant dans les zones de guerre ou bien ceux enquêtant sur le crime organisé ou les fautes étatiques.
D’autres problématiques relatives à la façon dont la loi sera appliquée restent obscures. Ainsi, la loi contient une disposition qui permet au gouvernement de délivrer à une société un “avis de capacité technique” pouvant inclure “des obligations relatives à la suppression par un opérateur de la protection électronique appliquée à toutes communications ou données par ou au nom de cet opérateur.” Plus tôt cette année, les géants Apple, Facebook, Google, Microsoft, Twitter et Yahoo ont critiqué ce pouvoir, exprimant leurs inquiétudes quant à l’utilisation de ce dernier par le gouvernement afin de forcer des entreprises à affaiblir ou contourner la technologie de cryptage utilisée pour protéger le secret des communications et des données.
En pratique, si la loi est utilisée pour contrer les bénéfices du cryptage, cela pourrait ne jamais être découvert. Le gouvernement a inclus dans le projet de loi une section qui criminalise “les révélations non-autorisées” de toute information liée à ses ordres de surveillance, ce qui pourrait potentiellement dissuader les lanceurs d’alertes ou les leakers de se manifester. La sentence pour ce type d’infractions peut aller jusqu’à douze mois de prison, une amende, ou bien les deux.
Bien que le projet de loi sur les pouvoirs d’enquête entrera bientôt en vigueur, il est probable de le voir être l’objet de plusieurs poursuites en justice. Il y a d’ores et déjà trois affaires en cours pouvant aboutir à la modification de certaines de ses dispositions. L’une de ces affaires est une contestation sérieuse devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme, et pourrait décider de l’illégalité de cette collecte et rétention de données. (Les décisions de la Cour Européenne des Droits de l’Homme restent en vigueur au Royaume-Uni, en dépit du Brexit.)
Quoiqu’il arrive, certains ne semblent pas vouloir laisser le soin aux institutions judiciaires de déterminer à quel point le gouvernement peut siphonner leurs données. Une organisation britannique à but non lucratif récemment établie, Brass Horn Communications, dit préparer un nouveau fournisseur d’accès à internet basé sur Tor, un outil pour surfer anonymement sur internet, dans un effort destiné à permettre aux gens de se protéger contre l’espionnage. “Nous devrions pouvoir faire une recherche sur un problème médical embarrassant, ou poser des questions à Google, sans avoir à se soucier que cela soit répertorié dans des archives internet de manière permanente,” dit un porte-parole de l’organisation. “Le gouvernement a décidé que chacun est un suspect, mais vous ne pouvez pas traiter une société entière comme criminelle.”
Source : The Intercept, le 22/11/2016
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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