La réaction au Brexit est la raison pour laquelle le Brexit est survenu, par Matt Taibbi
Source : Rolling Stone, le 27/06/2016
Par Matt Taibbi, le 27 juin 2016 En 1934, à l’aube de la Terreur Staliniste, le grand écrivain russe Isaac Babel osait une boutade audacieuse lors de la conférence internationale des écrivains à Moscou : “Tout nous est donné par le parti et le gouvernement. Un seul droit nous est refusé : celui d’écrire mal.” Babel, cet ancien loyaliste soviétique qui fut finalement exécuté en tant qu’ennemi de l’état, semblait tenter de dire quelque chose de profond : la liberté de faire des erreurs est elle-même une composante essentielle de la liberté. En règle générale, les gens n’aiment pas être préservés d’eux-mêmes. Et si vous pensez que priver les gens de leur droit de faire des erreurs est sensé, vous n’avez probablement aucun respect de leur droit de prendre une quelconque décision. Ceci est pertinent au lendemain du référendum sur le Brexit, au cours duquel les citoyens britanniques ont voté de peu pour la sortie de l’Union Européenne. Du fait que le vote a été perçu comme induit par les mêmes sentiments racistes que ceux qui alimentent la campagne de Donald Trump, une grande partie des commentateurs ont suggéré que la démocratie a fait erreur, et que le vote devrait peut-être être annulé pour le bien des britanniques. Les réseaux sociaux se sont remplis de tels appels. “Est-ce que c’est moi, ou bien le #Brexit est une occasion pour laquelle le gouvernement devrait passer outre un référendum populaire ?”, écrivait un commentateur type. Dans les articles d’opinion la même rengaine pouvait y être lue. Le professeur d’économie d’Harvard et champion d’échec Kenneth Rogoff a écrit un article pour le Boston Globe intitulé “L’échec démocratique de la Grande Bretagne” dans lequel il prétend que: “Cela n’est pas la démocratie ; c’est une roulette russe pour républiques. Une décision aux conséquences gigantesques… a été prise sans peser le pour et le contre de manière adéquate.” Rogoff continue ensuite en faisant quelque chose qui est maintenant devenu populaire chez les experts des grands médias : se référer aux leçons que l’on peut tirer de l’antiquité. Il y a plusieurs milliers d’années de cela, dit-il, des “gens très intelligents” nous avaient déjà prévenus des dangers d’autoriser les moins que rien à prendre des décisions. “Depuis la nuit des temps,” écrit-il, “les philosophes ont essayé d’élaborer un système qui essaie d’équilibrer les forces d’un principe de majorité avec le besoin d’assurer que les classes savantes aient un poids prédominant au moment de prendre des décisions importantes.” En se donnant apparemment le rôle d’un “savant” dans cet exercice, Rogoff continue : “Selon certains… Athènes avait mis en place l’exemple historique le plus pur de démocratie,” écrit-il. “Mais malgré cela, au final, après de multiples décisions de guerre catastrophiques, les athéniens ont compris le besoin de donner plus de pouvoir à des institutions indépendantes.” C’est exactement l’argument mis en avant par le fameux blogueur anglais Andrew Sullivan il y a quelques mois de cela dans une diatribe de 8000 mots contre Donald Trump, “Les démocraties s’effondrent lorsqu’elles deviennent trop démocratiques.” Tout comme Rogoff, Sullivan considère que les sociétés trop démocratiques tombent dans des passions excessives, et ont besoin de ce rempart de Gens Très Intelligents pour s’assurer qu’elles ne fassent pas trop de bêtises. “Les élites comptent dans une démocratie,” estime Sullivan, parce qu’elles constituent “l’ingrédient sans lequel une démocratie ne peut être sauvée d’elle-même.” Je dirais plutôt que les électeurs sont l’ingrédient sans lequel les élites ne peuvent être sauvées d’elles-mêmes, mais Sullivan a l’opinion exactement inverse, et a Platon de son côté. Bien qu’une partie de son analyse semble être fondée sur une mauvaise lecture de l’histoire antique (voir ici pour une exploration amusante du sujet), il a raison à propos de Platon, la source d’un grand nombre de mèmes du genre “les anciens nous avaient prévenus au sujet de la démocratie.” Il a juste mis de côté la partie où Platon, au moins sur les sujets politiques, était un peu un connard. Le grand philosophe méprisait la démocratie, croyant que c’était un système qui brouillait les nécessaires distinctions sociales, incitant les enfants, les esclaves et même les animaux à oublier leur place. Il croyait que c’était un système qui menait à un trop grand laisser-aller, dans lequel les gens “buvaient trop du vin fort de la liberté.” Trop de permissivité, écrivait Platon (et que reprit Sullivan), mène à une populace gâtée qui deviendra un redoutable vengeur pour quiconque s’opposant à sa jouissance. Ces “moins que rien” dénonceront inévitablement comme oligarques n’importe quel groupe de dirigeants tentant d’imposer des règles fondamentales et raisonnables pour la société. Il faudrait être un snob de première classe, complètement imbu de sa personne, pour tenter d’appliquer ces arguments à la politique de notre époque, et se prendre pour un équivalent des philosophes-rois de Platon. Et il faudrait que vous soyez sacrément borné pour ne pas saisir que c’est ce genre d’énoncé qui inspire aux populations des mouvements comme le Brexit ou la campagne de Trump. Si j’étais britannique j’aurais probablement voté Remain. Mais il n’est pas difficile de comprendre qu’on puisse être en colère d’être assujetti à d’innombrables bureaucrates de Bruxelles. Pas plus qu’il n’est difficile d’imaginer que la réaction de l’après Brexit confirme tous les doutes que vous pouviez avoir à propos des gens qui dirigent l’UE. Imaginez que des pontes et des professeurs suggèrent que votre droit de vote devrait être restreint parce que vous avez voté Leave. Maintenant imaginez que ces mêmes personnes traitent les gens ayant voté comme vous “d’enfants“, et vous fustigent pour ne pas apprécier à sa juste valeur, disons, les joies de soumettre la Magna Carta et la déclaration des droits à la Cour Suprême Européenne. Le message général reste le même dans chaque cas : Laissez-nous gérer ça. Quoiqu’il en soit, disons que les personnes ayant voté pour le Brexit, comme celles qui voteront pour Trump, ont tort, sont ignorantes, dangereuses et injustes. Même en précisant que la réaction au Brexit et à la campagne de Trump révèlent un problème potentiellement plus sérieux que le Brexit et la campagne de Trump. Il devient périlleusement à la mode dans tout le monde occidental de tendre vers des solutions non-démocratiques à chaque fois que la société glisse dans une direction que les gens n’apprécient pas. Ici en Amérique, le problème va grossissant tant à droite qu’à gauche. Qu’il s’agisse d’Andrew Sullivan qui appelle les taupes Républicaines à truquer le processus de nomination pour faire capoter la candidature de Trump, ou des Démocrates de la première heure comme Peter Orszag qui prétend que l’intransigeance des Républicains implique que nous devrions donner plus de pouvoir aux “commissions dépolitisées”, la tentation d’agir par diktat est de plus en plus présente de nos jours. “Trop de démocratie” était un argument réservé aux étrangers qui tentaient de faire des choses comme voter pour exiger le contrôle de leurs propres fournitures de pétrole. J’ai entendu ce terme pour la première fois en Russie au milieu des années 90. En tant que jeune reporter basé à Moscou après la chute du communisme, j’ai passé des années à écouter les conseillers américains et leurs acolytes du Kremlin s’extasier sur l’expérience démocratique. Puis, en 1995, les sondages montrèrent que le communiste Gennady Zyguanov devançait Boris Yeltsin dans la course à la présidence. En un instant tous ces anciens évangélistes démocratiques commencèrent à dire que la Russie n’était “pas prête” pour la démocratie. Ce ne sont plus désormais uniquement les visiteurs opportunistes du Tiers-Monde qui avancent ce type de raisonnement, l’argument vise les propres électeurs du pays “peu informés”. Ce glissement a peut-être commencé avec le 11-Septembre, après lequel un grand nombre de gens acceptèrent soudain les exécutions sommaires, la torture, la surveillance sans mandat et l’insouciante élimination de concepts tels que l’habeas corpus. Quinze ans plus tard nous sommes pris d’une manie encore plus grande à interdire et censurer des choses qui aurait été impensable une génération auparavant. Elle semble être reprise également dans les polémiques de campus (étendre l’exception des “sujets qui fâchent” au Premier Amendement est soudain une idée populaire) et le débat sur l’immigration (dans lequel Trump remporta sa nomination haut la main en appelant à un test de religion franchement inconstitutionnel pour les immigrants) La démocratie semble être devenue si dénudée et corrompue en Amérique qu’une génération entière a grandi sans la moindre foi dans ses principes. Ce qui est particulièrement inquiétant à propos du Brexit et de la montée de Trump est la façon dont ces épisodes sont présentés comme impliquant une exception aux règles démocratiques habituelles. Ils sont considérés comme des menaces si monstrueuses qu’il faut abroger le processus démocratique pour les combattre. Oubliez Platon, Athènes, Sparte et Rome. L’histoire récente nous montre que la chute dans le despotisme commence précisément de cette façon. Il y a à chaque fois une urgence qui nécessite une suspension temporaire de la démocratie. Après le 11-Septembre on a eu la métaphore de la “bombe à retardement” pour justifier la torture. Ian Bremmer, un professeur de l’université de New-York autoproclamé “leader d’opinion prolifique” a qualifié le Brexit de “risque politique le plus significatif que le monde ait connu depuis la crise des missiles cubains,” s’apparentant littéralement à un scénario de fin du monde. Sullivan a justifié sa demande de manœuvres non-démocratiques au motif que l’élection de Trump serait un événement similaire à une “extinction massive”. Je n’y crois pas. Ma compréhension primitive de la démocratie est que nous devons tendre vers elle en ces moments de crise, et non nous en éloigner. Cela ne veut pas dire grand-chose d’être contre la torture jusqu’au moment où vous êtes le plus tenté d’y avoir recours, ou de croire au vote jusqu’à ce qu’un résultat précis ne vous convienne pas. Si vous croyez qu’il puisse y avoir “trop de démocratie” vous n’y avez sans doute jamais vraiment cru. Et même les électeurs mal-informés peuvent le ressentir. Source : Rolling Stone, le 27/06/2016 Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source. |
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