samedi 28 mai 2016

1957 : des prêtres et des séminaristes nantais rappelés en Algérie témoignent…

1957 : des prêtres et des séminaristes nantais rappelés en Algérie témoignent…

En 1956, plusieurs séminaristes du Grand Séminaire de Nantes, qui avaient déjà effectué leur service militaire, sont « rappelés » en Algérie. Avant de partir, ils sont ordonnés prêtres à Laval en avril 1956.

ordonnes

Arrivés en Algérie, ils servent comme officiers, sous-officiers ou hommes de troupe et restent en contact les uns avec les autres. Parfois se rencontrent. Lorsque Jean-Paul Sartre publie les témoignages d’appelés dans Les Temps Modernes, plusieurs écrivent à la revue. Devant les questions que se posaient les prêtres et séminaristes appelés en Algérie, le cardinal Feltin, aumônier aux armées, envoie sur place le P. d’Ouince. Ce jésuite très respecté fait le tour des garnisons et recueille les témoignages.

François de L’Espinay, aumônier chargé des séminaristes en Algérie, informé des drames de conscience que se posent les séminaristes, et des SOS qu’ils adressent à leurs supérieurs, leur écrit une lettre de deux pages. « Nous sommes ici des hommes de guerre écartelés entre notre désir de paix et notre obligation de faire la guerre. Le militaire porte la mort et il meurt. La main du Seigneur s’appesantit parfois d’une façon bien mystérieuse. Je sais combien est douloureuse pour beaucoup cette dualité d’homme de paix et d’homme de guerre. » Cette lettre ne répond pas totalement aux questions qui taraudaient les prêtres et que, parfois, leurs supérieurs hiérarchique leur posaient.

A leur retour au Grand Séminaire de Nantes, sept prêtres – dont Marcel Bauvineau, Henri Demangeau, Henri Poisson et Paul Templier – rédigent un rapport qui présentaient à leurs autorités religieuses d’alors les cas de conscience qui leur étaient soumis. Avec l’aval de leur supérieur, l’adressent en mars 1957 à Mgr Badré, directeur de l’Aumônerie militaire. Aucun de ces prêtres n’est antimilitariste, aucun ne veut accuser l’armée ni salir les militaires qui se battent en Algérie. Ils veulent que leur Eglise sache ce qui se passe en Algérie en 1956-1957, et qu’elle leur apporte des réponses aux cas de conscience qu’ils se posent, et qu’on leur pose. Ils n’ont écrit que des faits rigoureusement vérifiés et ont écarté les rumeurs. Dans leur lettre d’accompagnement à Mgr Badré ils écrivent : « Nous nous permettons de vous faire parvenir ces documents « à titre de compte rendu », dirions-nous s’il fallait employer un langage militaire. Les témoignages sont clairs et absolument vérifiables. Ils sont présentés sans commentaires. Ils sollicitent le jugement de moralistes. Ce serait fausser le sens de notre réflexion que d’y voir un réquisitoire portant sans nuance sur l’ensemble de l’armée d’Afrique du Nord. »

Quinze jours plus tard, Mgr Badré leur répond. « Votre document me servira dans l’action que j’essaie de mener pour que, malgré les difficultés, nous arrivions à maintenir les principes moraux au milieu de cette guerre inhumaine. Il est indispensable de ne pas condamner toute une institution ou tout un corps social parce que certains de ses membres se conduisent mal. Je suis heureux que vous n’ayez pas fait, comme beaucoup d’autres, un travail purement négatif. »

Leurs Documents sur l’Algérie, datés du 1er février 1957, polycopiés à l’alcool, décrivent pourtant la désespérance des rappelés, les dérives de la « pacification ». « Tout ce qu’on décrit, ce n’est pas la torture, dit l’un d’eux, c’est le terreau sur lequel elle ne peut pas ne pas naître. » Mais leur initiative se heurte à l’époque à un silence quasi complet de leur hiérarchie. Déçus, les trois amis rangent tout cela dans un carton, « on s’est renfermés sur nous-mêmes, ça ne nous a pas fait de bien ! » ajoute l’un d’eux.

Ce rapport n’a jamais été publié.

Le voici :

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Source : Paul Templier, 21-05-2002

Documents sur l'Algérie

 I° Partie : Des faits inquiétants.

II° Partie : Réflexions sur l'action militaire

dans certains secteurs.

III° Partie : Des réalisations plus heureuses

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En guise de préambule

Paul Templier Le 21 Mai 2002
7 Rue François Albert
44200 – NANTES

Aux copains du 117° RI rappelés en Algérie en Avril 1956
qui ont commandé la plaquette « Documents sur l'Algérie »

Chers amis,

J'ai beaucoup de plaisir à vous envoyer ce dossier, que je vous ai présenté lors de notre rencontre du 26 Avril 2002 à Vitré et que vous avez été 25 à commander.

Comme je vous l'ai dit, si je ne vous avais pas parlé plus tôt de ce témoignage que nous avions réalisé à notre retour d'Algérie, c'est que nous n'avons commencé à nous réunir que bien des années plus tard et que je n'y pensais plus du tout !

Il a fallu que notre passé nous rattrape, du fait de la campagne médiatique de ces années 2001 / 2002, et que le journal « La Croix » publie en Mars 2001 une partie de nos témoignages, pour que nous soyons amenés à le ressortir.

Vous ne vous y reconnaîtrez pas totalement car ce dossier a été réalisé par une quinzaine de rappelés, dont quelques-uns ont vécu des choses très dures… et qui, de plus étaient tous prêtres ou séminaristes : ce qui donne naturellement une tonalité un peu particulière. J'espère tout de même que vous ne vous sentirez ni jugés, ni trahis.

Quelques-uns d'entre vous m'ont dit que leurs enfants ou petits enfants se posaient des questions sur ce que leur père ou grand-père avait pu vivre en Algérie : aurions-nous tous plus ou moins trempé dans les pratiques sauvages largement évoquées par les médias ces derniers mois ? J'espère qu'ils pourront découvrir que même si nous avons été plongés dans des situations difficiles, parfois dramatiques, nous avons essayé de rester des hommes dignes de ce nom. D'autant que notre compagnie a été relativement épargnée, puisqu'elle n'a eu aucun tué et qu'il est à peu près certain que la torture n'y ait jamais été pratiquée. Il n'en reste pas moins qu'une certaine haine de l'arabe nous a gagnés et que parfois des réactions de violence instinctive nous ont conduit à des attitudes dont nous ne sommes pas très fiers. Mais c'est surtout l'écœurement qui nous a tous envahis, d'autant que nous pressentions que ce conflit était sans issue.

Nous avons la chance d'en être tous revenus, d'avoir gardé une vraie camaraderie et de solides amitiés. Entre nous, nous nous comprenons à demi-mots, mais ceux qui n'ont pas vécu cette situation auront toujours du mal à s'en faire une idée juste. Ces quelques pages peuvent y aider.

Bien cordialement à vous…

I° PARTIE : Des faits inquiétants

Les témoignages qui suivent sont la relation par des rappelés, de faits vécus. Il ne s’agit pas pourtant d’un reportage, car ces faits ont été intentionnellement choisis et groupés, en raison du problème moral qu’ils posent.

On ne s’étonnera donc pas de trouver seulement les aspects plus ou moins horribles de la guerre, et l’on se rappellera que, malgré les apparences, ce n’est pas un acte d’accusation de l’armée en Algérie.

Ce sont des faits authentiques. D’autres faits aussi graves auraient pu être cités. Par souci d’objectivité, nous nous sommes limités aux plus indiscutables. Ce sont des faits, rien de plus, mais des faits inquiétants, angoissants même pour une conscience d’homme et de chrétien. Nous les livrons tels quels.

1…TEMOIGNAGE D’UN SOUS OFFICIER, CHEF D’UNE DEMI-SECTION G.V.
D’UNE COMPAGNIE D’INFANTERIE COLONIALE. ( SECTEUR D’ORANIE )

14 JUIN : Accrochage au douar “S.M.” Au cours de la bagarre, durant environ deux heures, un suspect ( un indicateur connu comme tel et pris sur le fait le matin même au cours d’un ratissage ) est fait prisonnier. Ayant été malmené par la police, se voyant en mauvaise posture, il fait le mort. Profitant d’un manque de surveillance et d’une panique occasionnée par une bande de fellaghas exécutant une sortie d’une mechta fortifiée d’où ils se défendaient depuis plus d’une heure, il se sauve avec eux… Réaction immédiate de la police: parmi les suspects ( ? ) arrêtés, pour éviter d’autres évasions, deux ou trois sont exécutés sur place d’une rafale de P.M.

Vers midi, fin de l’accrochage. Un fellagha en uniforme agonise dans une mechta. Il a été blessé par une grenade anti-char, et ne risque pas de survivre. Quelques gars rentrent pour le rouer de coups de pieds. Puis, ayant jeté sur lui tout ce qu’ils ont pu trouver dans la mechta, ils mettent le feu.

Quelques instants plus tard, les suspects, toujours les mêmes, sont rassemblés, solidement gardés. Pressentant les intentions de la police, le sous-lieutenant F., chef de section, rappelé, vient me trouver. “Que fait-on des prisonniers? Il faut éviter un massacre!”… Je lui conseille d’aller s’adresser au commandant pour qu’il empêche ces exécutions sommaires. Le commandant est occupé à prendre liaison avec l’hélicoptère qui doit évacuer les blessés. Aucune décision n’est prise. Le sous lieutenant F. revient les larmes aux yeux. Déjà, une ou deux rafales isolées ont retenti: les gendarmes ont “descendu” un vieillard et une femme. Les autres sont chargés dans les camions et emmenés dans les locaux de la police. Après une nuit de tortures, plusieurs seront exécutés le lendemain.

SOIR DE LA TOUSSAINT: Dans un petit village arabe, après un match de basket, une dispute éclate. Les Arabes ont la riposte facile. L’un de ceux qui sont là sort son couteau et blesse le fils d’un colon. Profitant de la panique, il s’enfuit. Réaction immédiate de la population: “c’est un fellagha”! On vient prévenir la compagnie cantonnée non loin de là, sur un piton. Les gars se mettent à leurs emplacements de combat. Quelques coups isolés partent. Un jeune garçon arabe ( 14 à 15 ans ) prend peur et se sauve encourant. Les gars hésitent à tirer dessus. Mais, quelques Européens les encouragent: “Ca ne fait rien! Ils sont tous pareils! Il faut tous les tuer! Ca fera un de moins!” Quelques rafales de F.M., des coups de fusils, et le jeune homme est abattu. On nous appelle en renfort. A notre arrivée, tous les Arabes du village sont entassés dans la cour d’une grande ferme. Ils vont être interrogés par la police. Pendant ce temps, les gars sont à compter le nombre de balles qu’il leur a fallu pour tuer le jeune homme. Ils avaient gardé précieusement les étuis dans leurs poches

PROCEDE DE DENONCIATION SOUVENT EMPLOYE. 

Pendant le ratissage, les suspects sont groupés au P.C. de l’opération. On les fait passer dix par dix, en ligne, devant un half-track. Dans celui-ci ont pris place deux dénonciateurs ( deux Arabes habillés en treillis, pour que personne ne les reconnaisse ). Les plaques de blindage du half-track sont abaissées, laissant une toute petite fente qui leur permettra de voir ce qui se passe à l’extérieur. Le commandant prend place sur la tourelle du véhicule et, sans que rien ne paraisse, prenant conseil des dénonciateurs, il indique lui-même d’un grand geste ceux qui devront être relâchés, et ceux qui doivent être faits prisonniers, sans qu’ils n’aient rien compris, puisqu’ils se savent inconnus du commandant… Dénonciations?… personnelles?… Chose curieuse, au bout d’un certain nombre de séances de ce genre, les deux dénonciateurs seront emprisonnés à leur tour.

M.B. Prêtre

2…TEMOIGNAGE D’UN SOUS-OFFICIER D’INFIRMERIE
DANS UNE UNITE D’INFANTERIE ( DEPARTEMENT DE TIZI-OUZOU ).

On torturait des prisonniers tout près de l’infirmerie, pour la grande joie des malades d’ailleurs. C’était toujours l’occasion d’un attroupement considérable, et chacun y allait de son coup de poing. L’interprète ( un Arabe du pays ) s’est cassé le poignet à cette besogne. Il a dû être plâtré, et pour continuer son travail, il faisait s’allonger le patient à terre, et lui bourrait les côtes de coups de pieds.

Combien de prisonniers ont connu le supplice de la bouteille enfoncée profondément dans l’anus !

Un jour, je suis allé mener un blessé à l’infirmerie du sous-secteur. Une balle lui avait traversé les cuisses, et nous avions réussi à arrêter l’hémorragie. Arrivé à l’infirmerie, le commandant nous demande s’il était armé. Sur notre réponse affirmative, il enlève le garrot, et met le blessé sous la douche… “On le soignera quand il sera décidé à parler”… On ne s’est pas davantage occupé de lui, et il a succombé dans la nuit.

Au cours d’une opération, on fait un blessé. L’un des hommes l’achève à coups de crosse. Réprimande de son chef: “La prochaine fois, tu commenceras par décharger ton fusil. De la prudence, mon ami!”… Au retour, c’était à qui avait chapardé les plus beaux bijoux, colliers, robes…

Un jour d’embuscade, un vieillard monté sur un âne suivait les véhicules. Revenus de leur surprise, les gars se vengèrent sur lui et l’abattirent sans plus de pitié.

B.J. Séminariste

3…TEMOIGNAGE D’UN 2ème CLASSE RADIO-VOLTIGEUR
D’UNE COMPAGNIE OPERATIONNELLE DE FUSILIERS-MARINS ( ORANIE )

2 JUIN I956 : 6 Heures: … Embuscade qui fait 14 morts G.M.P.R. Les fellaghas s’enfuient par la N.W… Réponse des forces de l’ordre: 9 heures: les camarades ( arabes ) des victimes récupèrent 35 suspects dans les villages des alentours de l’embuscade.

Ces suspects sont alignés dans un champ de blé, par rangées de six, sur le bord de la route nationale. Les camarades rappelés regardent. 5 ou 6 travailleurs arabes qui passaient par hasard, montés sur un camion de pierres, sont arrêtés et mis avec les suspects, malgré les supplications de la femme de l’entrepreneur, ( une française ), qui affirmait que ces ouvriers étaient innocents.

Pendant plus d’une heure, j’ai pu voir brutaliser les prisonniers: coups de pieds bas, coups de crosse dans l’estomac, les côtes, la nuque. L’homme tombe, assommé. On jette un seau d’eau sur ceux qui s’obstinent à rester allongés. Coups de cravache pour les faire se relever. Et l’on recommence. Tous n’arrivaient pas à se relever.

3 des suspects seraient morts sur-le-champ. Tous les autres ont, selon toute vraisemblance, été fusillés dans la soirée. Un des Arabes ayant fait partie du peloton d’exécution m’a assuré que, le lendemain, 21 autres auraient été fusillés, y compris femmes et enfants. La précision dans les détails laissait supposer que c’était vrai.

10 heures : Notre bataillon est alors entré en action. On a eu ordre de brûler les 3 ou 4 villages situés dans la direction prise par les fellaghas. L’ordre a été exécuté. Mais, nous prenions soin de faire évacuer femmes et enfants. Les hommes, eux, étaient tous en fuite. Quant aux villages plus éloignés ( où il n’était pas possible de se rendre le jour même ), ils ont été mitraillés par 4 avions de chasse, et bombardés à la roquette. Les officiers étaient cependant bien d’accord pour estimer que la bande était déjà loin dans la montagne.

5 JUIN I956 : Du 5 au 9 juin, grande opération dans le djebel S. A l’actif du bataillon, on peut compter au moins 15 Arabes tués. Et pourtant, nous n’avons pas vu un seul fellagha, pas essuyé un seul coup de feu.

Un exemple du 1er jour: les villages que nous devons traverser étant systématiquement mitraillés et bombardés, toute la population s’est réfugiée dans les grottes et les ravins. Des gars de la compagnie trouvent des gens dans une grotte. Un homme sort, les mains en l’air. Une rafale part: l’homme tombe. Les autres ne veulent plus sortir. Un camarade entre dans la grotte et mitraille les 7 occupants. Pour se débarrasser des cadavres, on les traîne dans l’oued.

Quelque 50 mètres plus loin, le même gars tombe sur un fuyard blessé: il l’achève d’une rafale.

PRISON DE N.: Malgré les agrandissements, les prisons de la caserne sont trop petites pour les 140 à 160 prisonniers suspects. Dans une cellule pour 4, où il y a deux bas-flancs, on a mis pendant plusieurs semaines 15, 25 prisonniers ( peut-être plus. J’ai pu constater, et un prisonnier me l’a affirmé, qu’il était impossible de s’allonger. Il faut dormir accroupi. Les plus fatigués se relayent sur le bas-flanc. L’odeur, la chaleur humide et lourde rendent l’atmosphère irrespirable, surtout en juin, juillet et août. La nuit, on urine dans un coin de la cellule, et ça sort par-dessous la porte.

LA TORTURE. 

Tous les internés subissent des interrogatoires successifs très durs: “passage à tabac”. Un bon nombre ont droit à la torture. La torture à l’eau, par exemple, ( faire ingurgiter avec une sonde 5 ou 6 litres d’eau ) et la torture électrique sont appliquées méthodiquement. Il est très difficile de dire quelle proportion de prisonniers est ainsi torturée. Ce qui est sûr, c’est que les séances de torture ont lieu à la caserne, plusieurs fois par semaine.

Deux fois, par hasard, ( le 14.8, vers 21 h. et le 1.9, vers 16 h. ) j’ai pu assister derrière la porte, à une séance de tortures: poulies au plafond, anneaux dans le mur, cordes, nerf de bœuf, génératrice électrique. Il existe aussi un personnel spécialisé: la police judiciaire. Un officier de l'armée (l'officier S.A.S.) y assiste souvent.

Ca commence par un passage à tabac en règle, qui ne laisse cependant pas de traces physiques. Puis le patient, les mains liées derrière le dos, est suspendu par les poignets au plafond, grâce à la corde et à la poulie. Au bout de quelque temps, il y a désarticulation complète des épaules. On s’arrange pour que les bouts de doigts de pieds touchent de justesse le sol. L’interrogatoire continue. J’ai entendu de mes propres oreilles un patient répondre: “Je ne dirai rien; de toute façon, vous me tuerez”.

A la fin, on applique un fil électrique aux parties et un autre à l’oreille, et pendant quelques secondes, on tourne la manivelle de la génératrice. L’homme alors, se tord de douleur, et hurle à la mort. On ne sait plus si c’est un homme ou une femme qui crie, tellement la voix est altérée. On relâche doucement la corde. Le patient s’affale sur le sol comme une loque. Il urine, parfois fait dans son pantalon. C’est la relaxation. L’esprit est dans une semi-conscience. C’est à ce moment qu’on peut, quelquefois, obtenir des renseignements.

LA CORVEE DE BOIS.

Le sort final de ces gens ainsi torturés ne faisait pas de doute. C’était ce qu’on appelait la “corvée de bois”. A la nuit, la jeep de la police arrivait dans la cour de la caserne. L’homme de garde allait chercher parmi les prisonniers ceux qui étaient désignés, et les faisait monter dans un véhicule. Quelques minutes plus tard, sur une falaise bien connue, près de la mer, l’exécution avait lieu. Il est très difficile d’évaluer, même approximativement, le nombre des personnes envoyées chaque semaine à la corvée de bois: 5 ou 6, peut-être plus.

Quant aux fellaghas en uniforme, faits prisonniers au combat, leur sort n’est pas meilleur. Je peux citer un exemple qui donne la ligne de conduite généralement suivie dans mon unité.. Le 30 octobre, 7 fellaghas sont faits prisonniers. Après les avoir fait défiler en ville sous bonne escorte, on les a remis au bataillon qui les avait faits prisonniers. Celui-ci s’est chargé de les faire passer à la corvée de bois. Un des premiers fellaghas en uniforme que nous avons pris a été, pendant une demi-journée, attaché au fond de sa cellule. La porte était ouverte, et chacun pouvait venir cogner dessus à sa guise. Les visites n’ont pas manqué.

OCTOBRE : Courant octobre, un jeune Arabe ( 17 ans ) d’un village voisin vient au poste pour demander protection. Son père avait été égorgé par les fellaghas. Au bout de quelques jours, il demande à être habillé, puis armé, et il patrouille avec nous. La réaction des fellaghas est immédiate: 4 personnes de la famille du goumier sont enlevées par les rebelles. Sa grand-mère est trouvé égorgée.

Nous bondissons au village dès le matin. La population ne nous donne aucun renseignement. Le jeune Arabe dénonce alors 2 hommes du village, et les accuse de complicité avec les fellaghas. Ces hommes sont déjà fichés: nous les emmenons à la prison du poste.

Une séance de torture, avec les moyens du bord, ne donne rien. Embarrassé de ses prisonniers, le capitaine imagine alors ce scénario: faire croire aux autres prisonniers et aux gens du village, que les 2 hommes se sont évadés, qu’ils ont voulu rejoindre les fellaghas, et qu’ils ont été égorgés malgré tout. C’est au moins ce que m’a dit l’interprète.

Quoi qu’il en soit du scénario, une nuit suivante, on fait sortir les deux homes de prison. Deux camarades que j’accompagne vont alors dans la prison, et agrandissent sans faire de bruit, la lucarne avec une barre à mine. Pendant ce temps, une section emmène les 2 types ligotés et bâillonnés. A une dizaine de mètres de l’entrée du village, on s’arrête. On fait s’allonger les deux hommes sur la piste. On leur attache les pieds avec le cou. Le jeune Arabe s’approche, tire son poignard, et leur tranche la gorge. L’opération est terminée. La section revient au poste.

5 OCTOBRE : Dans la matinée, le bataillon est appelé pour ratisser un djebel. Plusieurs heures auparavant, l’aviation avait pris à partie une colonne de rebelles. Le djebel est désert. Pas un coup de feu. Au cours du ratissage, derrière un buisson, on découvre un blessé. 3 ou 4 gars l’entourent. Il est en uniforme, il n’a pas d’arme, et il parle français. Par radio, on demande des ordres au commandant: “Que faut-il faire?” La réponse arrive: “Envoyez-le au Maroc!” Les gars ont compris. Une rafale de mitraillette part. Pour plus de sûreté, on loge une dernière balle de pistolet dans la tête. La progression continue.

Le même jour, dans la soirée, nous marchons sur une piste de montagne pour regagner les camions. Sur le bord de la piste, un cadavre d’Arabe. B…, de la 4ème section ( rappelé parisien ) : “Je te parie que je ramène une oreille de fellagha”. C… son collègue : “22”. C… sort son couteau, coupe l’oreille et la tend à B… qui la met dans son portefeuille. B… ira demander du formol à l’infirmerie – qui lui sera quand même refusé – et ne jettera son “souvenir” que lorsque les copains lui auront dit: “Jette ça! C’est dégoûtant! Ca pue!”. Réaction de son chef de section : “Si ça lui fait plaisir! On ne fait pas la guerre avec des enfants de chœur!”

28 OCTOBRE : Un camion de l’escorte de l’Administrateur de N; saute sur une mine. C’est à 1 km du poste; il y a 6 morts. Sur une fréquence radio, je peux entendre l’Administrateur réclamer 50 coups de 105, sur le village le plus proche du lieu de l’attentat. Les règlements militaires ne permettent pas un tel tir: il est refusé.

Mais, quelques heures plus tard, 8 Arabes sont exécutés sur les lieux mêmes de l’attentat. Ce sont, dans la meilleure hypothèse, des civils plus ou moins suspects que la police est allé tirer des prisons de N… Mitraillés sur le bord de la route de montagne, ils ont été poussés dans le petit ravin. Je peux les voir le lendemain, en passant. Ils gisent à flanc de talus, recroquevillés, entassés les uns sur les autres, à quelques mètres du passage des véhicules. Je repasse le 3 novembre: ils y sont encore. Je repasserai plusieurs fois ensuite. Les corps pourrissent au soleil, dévorés dans la journée par les corbeaux, et la nuit, par les chacals que nous pouvons entendre hurler du poste même. Ca pue à 100 mètres à la ronde. Quand nous passons en convoi, nous nous bouchons le nez, et lez chauffeurs accélèrent. Vers le 15 novembre, on jugera que l’exemple a assez duré ou que ça empeste trop, et l’on fera recouvrir de terre les cadavres. Réaction des gars: “Ce n’est pas hygiénique; on aurait pu attraper des maladies”.

H.D. Séminariste

4…TEMOIGNAGE D’UN OFFICIER D’ADMINISTRATION.
( SECTEUR D’ORANIE )

Les officiers d’administration d’un hôpital d’évacuation, stationnés dans un quartier militaire de la ville, ont des contacts quotidiens avec les officiers des unités de tirailleurs implantés dans le quartier.

Dans une conversation avec plusieurs officiers rappelés, le lieutenant V…, officier de tirailleurs, originaire d’Oran, et servant sur sa demande en situation d’activité, montre à ses interlocuteurs deux photos prises par lui et représentant 2 Arabes, vêtus de costumes civils, égorgés et pendus à un arbre, à l’entrée d’un village. Le lieutenant V… déclare les avoir égorgés et pendus de sa propre main “pour l’exemple et pour venger ses hommes”.

A l’un de ses auditeurs qui lui exprime nettement sa désapprobation, le lieutenant V… répond “qu’à la guerre, il ne faut pas faire de sentiment”.

Un peu plus tard, cet officier fait l’apologie de l’anti-terrorisme, “justice par les faits suppléant la carence de la justice par les principes”, et se vante d’avoir lui-même jeté une grenade dans un café maure, déguisé en Arabe.

D.H. Séminariste

5…TEMOIGNAGE D’UN BRIGADIER-CHEF
( SECTEUR DU CONSTANTINOIS.)

OCTOBRE 1956 : Un prêtre rappelé, lieutenant, responsable d’une section, me raconta le fait suivant: “L’autre jour, je visitais un village avec mes hommes, quand, tout à coup, l’un d’eux reçoit une rafale de mitraillette en entrant dans une mechta. En réaction, j’ai fait tuer tous les hommes du village”.

Devant mon étonnement, il me répondit: “Les gens du village savaient qu’on nous attendait. Pourquoi ne nous ont-ils pas prévenus? Bien sûr, moi aussi, je suis écœuré d’agir ainsi en tant que chrétien d’abord, à plus forte raison en tant que prêtre. Mais, je suis militaire et, en tant que tel, je dois agir ainsi, sinon je quitte l’armée, ou alors, il ne nous reste plus qu’à nous présenter aux Arabes la gorge tendue…”

SEPTEMBRE 1956 : Après l’enterrement de G.M. G…, le lieutenant commandant la section me dit: “Ce garçon a été blessé mortellement en allant chercher des camarades blessés. Alors, j’ai fait massacrer les habitants des villages avoisinants: femmes, enfants, tout le monde”

NOVEMBRE 1956 : Extrait d’une lettre d’un militaire actuellement en Algérie: “Après l’embuscade de B…, le colonel s’adresse à la troupe. J’ai 8 de mes hommes qui sont morts; je vous permets de tuer 400 Arabes”. Résultat: les plus méchants sont sortis et ont tué tous les Arabes rencontrés.

A.L. Prêtre.

6…TEMOIGNAGE D’UN SOUS-OFFICIER CHEF DE GROUPE
( SECTEUR ALGEROIS )

8 AOUT 1956 : A 1 km. de B…, – 9 h. 15 – embuscade montée par les fellaghas. 13 militaires tués… 1 blessé… 2 fellaghas en uniforme tués… 3 blessés seront achevés dès l’arrivée des sections de renfort… 1 autre blessé sera achevé au camp par la section de garde.

A 15 h., au retour d’une opération de ratissage, 4 Arabes sont amenés sur les lieux de l’embuscade, pour creuser la fosse où seront déposés et brûlés les corps des fellaghas. Le travail terminé, les 4 Arabes sont fusillés sur place, et enterrés sommairement. Raison donnée: “Ont essayé de camoufler le corps d’un fellagha”.

A 17 h., retour au camp de la compagnie de B… avec 6 Arabes ramassés au cours du ratissage, à plusieurs km. du lieu de l’embuscade. Ils sont remis aux mains des gendarmes de T… venus sur place faire une enquête. Ils sont sommairement interrogés et, devant leur refus de parler, sont remis par les gendarmes à la disposition des militaires de la compagnie. Passage à tabac en règle, pendant lequel les militaires de B… peuvent calmer leurs nerfs, et assouvir leur soif de vengeance. Après avoir demandé à la police de faire cesser ce passage à tabac qui ne se terminerait qu’avec la mort des Arabes, devant son refus, je demande au commandant de compagnie de prendre ses responsabilités et d’intervenir. Ce n’est pas sans peine qu’il réussit à délivrer les 6 Arabes, devenus de vraies loques humaines, des mains des militaires déchaînés.

J.L. Prêtre.

7…TEMOIGNAGE D’UN SOUS-OFFICIER.
( SECTEUR DE L’ALGEROIS ).

Quelques faits dont je n’ai pas été témoin, mais qui se sont passés dans un bataillon que je connais bien, et qui m’ont été rapportés par un séminariste que je connais, Y.L…, qui, lui, a été témoin.

Au cours d’une opération héliportée, dans le djebel B.L.., des suspects sont arrêtés. On les fait monter en hélicoptère pour les conduire au P.C. opérationnel. Mais, en cours de route, les suspects sont largués de l’appareil, sans parachute évidemment.

Au retour d’une opération qui n’avait donné aucun résultat, ( et après d’autres du même genre ), des gars excédés de toujours marcher ainsi apparemment pour rien, tombent à bras raccourcis sur 3 Arabes qu’ils rencontrent. L’un d’eux, ancien séminariste, et par ailleurs fort sympathique, ( je le connais bien ) les égorge tous les trois de sa propre main. Cet acte, connu du commandant de compagnie, n’attire aucune sanction. Et le journal, 2 jours plus tard, titre: “A K…, règlement de compte entre fellaghas”.

Toujours au même bataillon, un soir de fête, les gens sont un peu gais. Le commandant de compagnie ordonne comme “réjouissance”, de mettre mortiers et mitrailleuses en batterie sur le douar voisin. Et le feu d’artifice commence. Deux jours plus tard, nouvel article sur le même journal: “A K…, dans la nuit du… au…, attaque rebelle victorieusement repoussée par les forces de l’ordre”.

CAS DE CONSCIENCE : (qui m’a été posé par un colonel ) “Une embuscade a fait 11 morts dans mon secteur. Une opération de ratissage immédiate a permis de coffrer un bon nombre de suspects. J’ai la certitude, par aveux, recoupements, témoignages, que 13 d’entre eux sont coupables directement, non seulement d’avoir participé à l’embuscade, mais d’autres crimes et sabotages. Le règlement m’ordonne de les remettre à la justice civile qui seule, est habilitée à prononcer une condamnation. Mais, si j’agis ainsi, l’expérience me prouve abondamment que ces gens seront certainement relâchés d’ici peu de temps, sans doute parce que cette justice civile n’aura pas réuni les preuves convaincantes, et les témoins nécessaires pour un procès en règle. Ils reviendront donc, et continueront leurs exactions. Je suis responsable de la vie mes hommes, et ne puis laisser faire cela. J’estime qu’il y a carence de la justice, et par conséquent, je puis suppléer, et faire la justice moi-même.

J’en ai déjà fait tuer 5; je me dispose à faire tuer les 8 autres. Croyez-vous que je suis en état de péché mortel?”

P.T. Prêtre

8…TEMOIGNAGE D’UN SOUS-OFFICIER
( SECTEUR DE L’ALGEROIS )

27 MAI 1956 : .Au cours de la 1ère “opération casbah” à Alger, les soi-disant auteurs de la 1ère embuscade de Palestro sont amenés au début de l’après-midi, en camion: une vingtaine d’hommes et parmi eux, un sergent français déserteur. Le camion stationne quelques instants sur une grande place d’Alger. Très rapidement, des militaires participant à l'”opération casbah”, montent dans le camion, et à coups de pieds, de poings, de crosses, frappent les occupants du camion qui sont, non seulement tués, mais littéralement mis en morceaux. Ensuite, bagarre pour emporter une “oreille-souvenir”. Un légionnaire a même coupé l’une des oreilles du jeune sergent déserteur avec ses dents.

Au cours de la même “opération casbah”, 3 suspects sont découverts dans un garage, avec quelques provisions, deux sacs marins, et quelques effets militaires. Les 3 hommes sont sortis sur la rue. Alors, commence le “passage à tabac” à coups de poings et coups de pieds. Les Arabes s’écroulent, et sont relevés à coups de baïonnettes, et la séance continue. Ceci se renouvelle plusieurs fois. Et finalement, ne pouvant plus se tenir debout, jambes et bras cassés, ils sont traînés au camion qui devait les emmener.

H.P. Prêtre

CONCLUSION.

Au terme de cette douloureuse collecte de faits, deux remarques s’imposent:

1 – Toutes les régions d’Algérie sont touchées par de tels excès. Le mal est plus ou moins grave, plus ou moins camouflé, mais il est général.

2 – Ces faits séparés, faciles à monter en épingle, faciles aussi à excuser, voire justifier, ne portent pas en eux-mêmes leur explication. C’est l’ambiance qu’il faudrait évoquer, ce climat moral, où, peu à peu, la haine arrive à s’installer froidement.

Les gens s’apitoient volontiers sur le sort que fut le nôtre; mais, en général, ils tombent à faux. Ils croient que ce qui a rendu pénible notre séjour en Algérie, c’est l’insécurité,, la fatigue, l’inconfort, l’isolement. Dans l’ensemble, très peu de ceux qui n’y sont pas passés réalisent ce qui a fait le drame humain de tant de jours.

Des prêtres et séminaristes rappelés.

GRAND SEMINAIRE DE NANTES

Le 1° Février 1957

II° PARTIE REFLEXIONS SUR L'AMBIANCE MILITAIRE

INTRODUCTION

Parmi les faits inquiétants qui ont été cités, les uns se présentent comme exceptionnels, sortes d'accès de folie de compagnies qui d'ordinaire restent sages et humaines. D'autres faits, au contraire supposent une certaine mentalité, une certaine ambiance qui les porte et les prépare.

C'est cette dernière situation concrète que nous envisageons dans les lignes qui suivent. Nous voudrions redonner l'atmosphère particulière de compagnies de combat où, par suite de circonstances diverses, il y a eu durcissement.

Que le lecteur prenne donc bien garde de ne pas étendre automatiquement à toutes les compagnies de combat ce que nous affirmons de certaines d'entre elles. Pour être clair, disons que notre témoignage ne concerne directement que sept ou huit compagnies dont nous avons partagé la vie journalière, et qui étaient engagées dans des secteurs peut-être un peu plus pourris. Telles sont les limites très réelles de notre expérience.

Nous pensons cependant que les remarques qui suivent débordent notablement notre entourage immédiat. Elles peuvent valablement s'appliquer à chacun des régiments auxquels appartenaient les rédacteurs de ce texte (infanterie, infanterie coloniale, artillerie, fusiliers-marins). Les opérations menées en commun permettaient des contacts entre les compagnies et élargissaient le champ d'observations.

Enfin, nos cas sont-ils tellement exceptionnels ? C'est ce qu'une enquête plus étendue pourrait seule préciser.

DANS QUEL ESPRIT ? Tous les journaux ont signalé les diverses manifestations qui se sont produites à l'occasion des départs. Nous n'insistons pas. Il est plus intéressant d'observer le moral des gars au cours de ces six mois.

Dans les compagnies de combat, parmi ceux qui nous entouraient, il n'était guère question d'accomplir son devoir ou de servir les intérêts de la France. Au contraire, les attitudes et les réflexions reflétaient généralement une hostilité déclarée à l'égard du gouvernement et de l'armée : « Qu'est-ce que j'en ai à foutre de l'Algérie… Qu'elle devienne Russe ou Américaine, ça m'est égal. Tout ce que je demande, c'est de retrouver ma femme et mon petit boulot tranquille ».

Un témoignage : Nous avons eu au poste plusieurs visites de parlementaires et de généraux. Chacune de ces visites réveillait cette rancœur profonde contre tous ces « politiciens qui nous ont envoyés dans ce pays pourri.. » « Ce sont tous des salauds, y compris les communistes qui ont voté comme les autres ».

Il faut avoir vécu avec le troupe pour sentir toute la violence de cette attitude hostile. Ni les colis de Mme Lacoste ou du P.C.F., ni les concessions sur le chapitre de la discipline militaire n'arrivaient à la désarmer. Il est sûr que le penchant bien français pour tout ce qui est « anti », la mauvaise humeur d'avoir été dérangé, l'égoïsme, entraient pour une certaine part dans cette attitude. Elle dénotait aussi une absence de sens civique peu honorable. Mais, à n'en pas douter, elle traduisait en même temps ce sentiment profond de la majorité d'entre nous, à savoir que la guerre d'Algérie n'était pas la nôtre.

LE COURAGE AU COMBAT Les quelques discours entendus à la radio, les articles des journaux ou les ordres du jour militaires qui s'aventuraient sur le thème de « l'héroïsme » ou du « cran magnifique » étaient accueillis par un haussement d'épaules et ressentis par certains comme une injure.

Nous n'étions ni plus ni moins courageux que d'autres. Au bout de quelques semaines, nous commencions même à posséder une certaine tactique militaire. Dans l'ensemble, et malgré notre impuissance dans bien des cas, nous avions cependant conscience de protéger des vies autour de nous, tant françaises qu'arabes. Le cas échéant, nous nous serions volontiers exposés au danger pour éviter des crimes.

Il faut pourtant noter qu'en cas d'accrochage, c'est la solidarité entre les gars qui était le ressort de l'action. C'est elle qui explique les plus beaux actes de courage. On aurait tout fait pour « sauver un copain ». Cette solidarité remplaçait avantageusement le genre de patriotisme idéologique qu'on nous prêtait, par exemple l'Echo d'Oran.

En définitive, l'ardeur combattive des Unités n'égalait sûrement pas la violence des propos anti-fellagha. En fait, nous nous moquions pas mal des fellagha. Fatigués physiquement, souvent déprimés moralement, nous cherchions d'abord à sauver notre peau. Lorsqu'à l'enterrement d'un camarade, un officier ou un aumônier venait à aborder le thème de « l'Algérie Française », cela nous ulcérait profondément. Nous avions la conviction que les gars qui étaient morts étaient morts pour autre chose.

Avant d'aborder la question des contacts entre la troupe et la population, disons un mot des conditions physiques et morales dans lesquelles se trouvaient les camarades.

Au bout de quelques semaines dans le bled, la fatigue s'était tout de suite fait sentir : longues heures de garde, conditions défectueuses des cantonnements improvisés, marches harassantes dans la poussière et sous un soleil de plomb. La vie que nous menions était dure.

Elle était aussi pénible moralement. Beaucoup d'entre nous avaient été arrachés brutalement à leur femme, leurs enfants, leur métier. Certains avaient dû renoncer à des projets. Nous avons tous connu de ces gars soucieux et inquiets des situations dramatiques créées par leur départ. Bien sûr, la bonne humeur existait, mais sur un fond de récriminations, de rouspétance et de cafard. L'apparente inutilité de nos efforts et de nos fatigues n'était pas non plus un élément de réconfort.

LES PREJUGES RACISTES On s'en prenait alors à tous les gens responsables de la situation, ou jugés tels : les politiciens d'abord, les colons ensuite, et surtout l'Arabe, « ce sale bougnoul d'où venait tout le mal ».

Le ton général était à peu près celui-ci : « Tous les bougnouls sont de pauvres types, récalcitrants au progrès, sales, paresseux et par surcroît fourbes et menteurs ». « Pas un seul ne mérite notre confiance, ils ne comprennent que la manière forte : c'est une sale race ». « Tous les bougnouls qui ne nous dénoncent pas les fellagha sont complices et criminels comme eux »… « Plus on en tue, mieux c'est… Autant de fellagha en moins ».

Le travail que nous avions à faire ne contribuait pas le moins du monde à liquider ces préjugés. C'était un véritable travail de policier : arrestations à tout moment pour vérification d'identité, contrôle de chargement des mulets, fouille complète et répétée des habitations, rafles monstres sur des kilomètres carrés qui rassemblaient de véritables troupeaux d'Arabes, les mains à la nuque pour le contrôle et la fouille, perquisitions nocturnes pour arrêter les suspects.

Quand on se promène pendant quelques semaines, la mitraillette en bandoulière, que l'on a devant soi des hommes et des femmes apeurés, qu'on peut être obéi au doigt et à l'œil, on acquiert vite le complexe de « plus fort », de « l'occupant », du « Maître ».

Venons-en aux faits. Dans de telles conditions, quelle était l'attitude de la troupe ? Il y a eu ces excès très graves surtout à la suite d'accrochages et d'embuscades. Il y a eu aussi des réalisations heureuses. Nous ne voulons pas essayer d'établir un équilibre entre ces deux séries de constatations : ni tenter un plaidoyer, ni dresser un acte d'accusation. Nous voulons simplement dire ce que nous avons vu le plus souvent autour de nous.

Déjà en lui-même le port de l'uniforme semble excuser dans l'esprit des gars bien des entorses à la morale. Mais, en opérations, c'est d'un véritable effondrement de la morale qu'il faut parler.

Les biens

Nous n'étions sûrement pas voleurs par méchanceté. Mais les circonstances réveillaient en nous le vieil instinct du soudard. Une fois que l'on a commencé, on ne sait plus où s'arrêter. Si nous avions besoin de quelque chose, nous nous servions à l'occasion de la première fouille venue : volailles, œufs, sucre, coupons d'étoffe, seau à eau, bouilloires, casseroles, allumettes, lampes électriques, lampes à pétrole. « J'ai vu voler une montre au bras d'un arabe, s'approprier plusieurs dizaines de mille francs découverts dans des cachettes de murailles, détrousser un cadavre ».

Nous n'étions pas non plus vandales par sadisme. Souvent les fouilles se passaient sans trop de dégâts. Souvent aussi nous étions pressés et de mauvaise humeur. Le spectacle était alors moins beau : corbeilles de farine renversées sur le sol, sacs de blé éventrés, buffets vidés à coups de pieds, portes enfoncées à la hache. Quand sur ordre il fallait se montrer méchant, c'était plus rapide : après un pillage en règle autorisé, il suffisait de mettre le feu aux mechtas et aux tas de paille. Pendant six mois, nous avons vu, les uns et les autres, brûler de nombreux villages.

Les personnes

Malgré les distributions de bonbons aux enfants, les soins donnés à des malades, le café bu avec les chefs de village, les contacts dans l'ensemble étaient très durs et parfois humiliants pour la population.

D'abord un témoignage sur la fouille des femmes : « Toutes les femmes devaient passer une à une dans une pièce pour la fouille. Elles dégrafaient leurs vêtements pour permettre à l'interprète de passer la main partout où elles auraient pu cacher une arme. Le capitaine m'a demandé parfois d'assister à l'opération comme 'caution morale'. Une fois ou l'autre, sous mes yeux, le gars chargé de la fouille a un peu abusé de la situation. Mais, à ma connaissance, je crois qu'il n'y a eu qu'un seul viol dans la compagnie ».

La misère des familles, leur pauvreté, ne touchait guère les camarades. De même, quand, après un ratissage, on emmenait tous les hommes d'un village, les cris et les larmes des femmes n'éveillaient souvent qu'indifférence, pour ne pas dire moqueries. Un témoignage : « Un de nos prisonniers porteurs rencontre sa femme et ses cinq ou six enfants alors que nous passons par hasard dans son village. La scène est pitoyable : toute la famille pleure. Je ne crois pas pourtant que la majorité des gars ait réalisé le drame ».

Vis à vis des hommes, et cela non sans raison, notre attitude était celle de la suspicion générale. La méthode forte semblait alors la seule indiquée. Si l'on n'en venait pas toujours aux brutalités, ni même aux coups de crosse ou coups de pieds dans le derrière, le nombre de ceux d'entre nous qui les traitaient avec ménagement était singulièrement restreint.

En somme, l'Arabe était jugé généralement comme un être inférieur, un être de moindre valeur. C'est ce qui explique que le fait de tirer sur un arabe, même un civil (un homme qui se sauve à notre approche par exemple), ne posait pas du tout le même problème que s'il d'était agi d'un européen. Quand, au cours d'opérations, la discipline de feu se relâchait ou devenait inexistante, un Arabe devant nous n'était plus un homme mais une cible à atteindre.

RESPONSABILITES Nous pensons, sans trop de risques d'erreur, pouvoir dégager quelques points plus précis.

Efficacité

D'abord, une certaine doctrine de l'efficacité à tout prix peut expliquer bien des attitudes du commandement. Un témoignage : « Mon capitaine m'a dit un jour : 'Nous sommes ici pour faire la guerre, la loi de la guerre, c'est l'efficacité. La morale est faite pour les gars qui sont dans une situation normale. La guerre, elle, est une situation anormale ».

Pour nécessaire et légitime que soit ce désir d'efficacité, il y a quand même des limites. Or il est absolument exact que des ordres ont été donnés d'achever un blessé, de brûler des villages, de torturer, d'exécuter les prisonniers ou des otages. Il serait injuste d'en rejeter la responsabilité sur les officiers subalternes. En certains cas, il a été possible de constater que l'initiative venait précisément des officiers supérieurs. Ces ordres-là sont dans la logique de l'efficacité, sont-ils légitimes pour autant ?

Ordres injustes

On comprendra que de graves cas de conscience se soient présentés aux chrétiens, quelle que soit leur place dans la hiérarchie militaire. Un témoignage : « J'ai discuté avec un colonel qui n'admettait pas l'existence d'ordres injustes, ni qu'on puisse discuter un ordre. Un ordre est un ordre. L'autorité qui le donne en prend la responsabilité, le subordonné ne peut qu'obéir. Il a été jusqu'à me dire : 'Si le gouvernement donnait l'ordre de tuer tous les Arabes, nous n'aurions qu'à obéir. Et d'ailleurs cet ordre pourrait se justifier par le principe de légitime défense d'un peuple contre un autre'. A son avis, lorsqu'une minorité entrave la vie d'un peuple, il peut être légitime de l'anéantir. Inutile de dire qu'il centrait tout sur l'efficacité : 'Si nous en avions tué cinquante mille dès le début, nous n'en serions pas où nous en sommes' m'a-t-il dit en se référant au précédent de Sétif en 1945. Il était très dur pour certains séminaristes qui 'se réunissent pour discuter des ordres : ces gens-là sont extrêmement dangereux. Ils sont capables de vous foutre en l'air tout un bataillon'. Tout en reprochant au jeune clergé de manquer de sens de l'Eglise et en l'accusant de progressisme dans le sillage de Témoignage Chrétien et de la Vie Catholique, il ne se gênait pas pour traiter Mgr Duval de 'Fellagha en soutane'. Ce colonel était un fervent catholique ».

Ceci est sans doute un cas extrême. Mais il reste que dans l'ensemble, le commandement voit d'un très mauvais œil tout cas de conscience au sujet de l'autorité. On peut même dire qu'il y a comme un postulat sur lequel semblerait reposer toute la discipline militaire, à savoir l'irresponsabilité totale de l'exécutant.

Pour ce qui est de la troupe, ce problème des ordres reste assez théorique. Peu se posent la question, d'une part, d'autre part, il se présentait toujours des volontaires pour les « sales besognes » et ceux qui avaient une opinion pouvaient pratiquement s'abstenir.

Laisser faire

Une attitude de laisser-faire du commandement n'avait pas de conséquence plus heureuse, soit pour empêcher les excès, soit pour sanctionner. Sans doute, l'autorité ne peut enrayer toute la séquelle des maux inévitables qu'entraîne la contre-guérilla. Mais si elle ferme les yeux trop longtemps, elle devient complice. Un témoignage : « J'ai tenté, par la voie hiérarchique, d'alerter le colonel sur des excès graves produits autour de moi. Je n'ai pu aller plus haut que le capitaine. Un recours par lettre au ministère a déclenché de la part de celui-ci une demande d'information. La réaction du colonel a été violente à mon égard. Mais il n'a nullement réprouvé les excès. Aucun blâme, aucune sanction n'ont jamais été portés ». Tous les chefs n'étaient pas de ce genre, mais il est certain que la carence de l'autorité à été souvent grave.

Conclusion

En somme, dans la mesure où les officiers croyaient à une morale de la guerre, dans la mesure en particulier où les officiers subalternes (lieutenants et capitaines) avaient un véritable sens de l'homme, le visage de la pacification pouvait totalement changer. Nous tenons à souligner les efforts d'officiers et de sous-officiers que nous avons connus qui, en des circonstances difficiles, ont fait courageusement et humainement leur devoir de soldat.

Tel est donc, dessiné à grands traits, le visage avec lequel la pacification s'est présentée à nous. Notre témoignage ne peut prétendre en refléter tous les aspects. Mais, n'en serait-il restreint qu'à nos unités de combat, qu'il mériterait déjà la plus grande attention.

L'affranchissement des principes ordinaires de la morale est bien la première chose à signaler : vols, injustices, brutalités, etc… ne posaient guère de problèmes. La conscience de nos camarades s'était singulièrement élargie. Ils posaient des actes que, dans le civil, ils ne se seraient pas permis et que, très probablement, ils ne se permettront plus. L'énervement, le manque de sang-froid et bien d'autres causes peuvent en donner l'explication partielle.

Mais l'explication véritable n'est pas là. Elle réside dans une perte du sens de l'homme. Puisque le fellagha est un 'hors-la-loi', c'est à dire un être qui, à cause de ses crimes, est déchu de tous ses droits, pourquoi s'obliger encore à respecter en lui l'homme ? Puisque la population arabe est plus ou moins complice, que parfois elle se solidarise avec les rebelles, pourquoi lui accorder plus d'égards ? De là à penser que la rébellion est le crime d'une race tarée, collectivement responsable, il n'y a qu'un pas à franchir. Ainsi, toute une gamme de sentiments, depuis l'absence d'amour jusqu'à la haine véritable, ont traduit cette perte de sens de l'homme.

Bien sûr ce n'était parfois qu'incompréhension vis à vis d'une civilisation différente de la nôtre, un manque de sympathie pour l'Arabe, 'peu intéressant', une absence de compassion devant les souffrances de la population, devant les misères de plus pauvre que nous.

Bien plus souvent, c'était un mépris véritable et profond contre 'le bougnoul'. Nous signalons au passage tout le complexe affectif que comporte ce terme qui est à lui seul une injure.

Enfin, comment ne pas être inquiet de la place considérable qu'a pu prendre la haine (consciente ou non) dans notre action militaire : à la fois haine de l'ennemi et haine de l'arabe comme tel. N'est-ce pas, en tous cas, ce sentiment qui a animé la plupart des violences injustifiées que nous avons signalées ?

Nous n'accusons pas tel ou tel de nos camarades plus dépravés, plus fermés à l'amour, moins ouverts sur le véritable sens de l'homme. Mais nous dénonçons cette mentalité collective qui suait la haine. Nous nous élevons contre cette pression sociale inhumaine et anti-chrétienne. C'est un fait que, sans avoir choisi cette ambiance, bon nombre de nos camarades se trouvaient imprégnés et entraînés presque inévitablement. Nous-mêmes, nous ne prétendons pas avoir toujours échappé à cette contagion de la haine, et quand nous tentions de réagir autour de nous, de retenir et d'apaiser, quelle peine avons-nous eu à rappeler l'Evangile.

Dans tout cela, comment réagissaient les chrétiens ? Sauf exceptions, séminaristes et prêtres, nous nous trouvions d'accord généralement avec les militants des mouvements d'action catholique et autres chrétiens formés. Mais il ne nous semble pas que les chrétiens 'simplement pratiquants' aient eu des réactions différentes de l'ensemble des gars. De braves chrétiens ont fait piètre figure, parfois scandale, quant à leur sens de l'homme, à côté d'indifférents, d'athées ou de communistes que nous avons connus. En somme, pratiquants ou non, les réactions de nos camarades nous semblaient à la mesure de leur valeur humaine et plus précisément de leur ouverture aux problèmes sociaux.

Il faut aussi dire un mot de l'appui que les militants chrétiens pouvaient trouver auprès des aumôniers militaires et du clergé local. Quelques faits précis donnent à penser que, dans certains cas limites, la place que l'armée voulait laisser à l'aumônier militaire était assez utilitaire. On semblait d'abord attendre de 'la Religion' et de prêtres qu'ils maintiennent le tonus psychologique des combattants.

On comprendra dès lors les difficultés réelles des aumôniers. Certains chrétiens (prêtres rappelés, séminaristes, militants) auraient souhaité aborder avec leurs aumôniers les problèmes de conscience concrets dont nous avons parlé. En fait, dans bien des cas, il a fallu y renoncer. Le dialogue amorcé s'avérait impossible.

Par ailleurs, le grand nombre des postes isolés rendait le travail du prêtre difficile et limitait souvent son action à une courte visite pour dire la messe. Le dévouement admirable des aumôniers ne pouvait suppléer leur petit nombre.

Le point de vue auquel nous nous sommes placés, celui de l'action militaire, peut paraître étroit. Nous n'avons rien dit du comportement chrétien au poste, de l'amitié, de l'entraide, de la pratique religieuse, de la fréquentation des sacrements, etc… : c'est que ces problèmes ne sont pas particuliers à l'Algérie.

Nous avons surtout insisté sur les difficultés qu'il y a à vivre en chrétien dans cette guerre, non par esprit partisan, mais parce que ces difficultés sont réelles et graves. Dans les secteurs que nous avons connus, la pression sociale est si forte que l'appel à la conscience individuelle ne peut que difficilement être entendu. Les circonstances concrètes de la lutte sont tels qu'une morale de la guerre a toutes les chances de rester purement théorique.

Notre champ d'observation a été assurément limité, nous le soulignons de nouveau… mais les valeurs mises en cause sont trop importantes pour qu'on élude la question. Les risques que courent les jeunes exposés à cette influence déshumanisante et contraire à l'Evangile sont trop graves pour qu'on puisse négliger le problème. Pour notre part, sans prétendre envisager les multiples autres aspects du drame algérien, en nous plaçant sous ce simple angle moral, nous ne voyons d'issue nulle part sinon dans l'arrêt d'une guerre toujours fratricide.

H. DEMANGEAU, Matelot Fusiller Marin

J. BONFILS, Sous-Officier d'Artillerie

J. LEPINE, Brigadier-Chef de Cavalerie

M. BAUVINEAU, Sous-Officier d'Infanterie Coloniale

H. POISSON, Sous-Officier d'Infanterie

P. TEMPLIER, Sous-Officier d'Infanterie

J. PATRON, Sous-Officier d'Infanterie

III° PARTIE … ET DES FAITS PLUS CONSOLANTS .

A côté des faits pénibles et inquiétants du conflit algérien, il faut aussi, pour être juste, citer d'autres faits, plus consolants ceux-là. Ils restent un témoignage de la fraternité humaine existant entre hommes de races différentes.

Pour ne pas trop nous répéter, nous serons obligés de nous limiter, car les faits se ressemblent tous. Il serait injuste, croyons-nous, de juger le mouvement de « pacification » en Algérie à partir du petit nombre de ces faits et de conclure tout de suite à son inefficacité.

1- SECTEUR DE GRANDE KABYLIE.

Voici quelques faits tirés de la vie d'une compagnie de rappelés installés sur un piton du Grande Kabylie :

Activité du médecin rappelé : le point de départ : il soigne un jeune kabyle gravement blessé au pied dans un éboulement de pierres. Soins quotidiens, attentifs, gratuits, jusqu'à la guérison. Aussitôt, une nombreuse clientèle de kabyles vient le voir. Lui-même sort visiter les infirmes.

D'autres faits : le convoi quotidien de ravitaillement trouve un soir des kabyles désespérés. Un de leurs fils s'est gravement blessé dans une chute de cinq à sis mètres. Les rappelés prennent le blessé, le conduisent à la compagnie puis repartent immédiatement de nuit vers l'hôpital le plus proche (alors distant de 17 kms). Dans les jours qui suivent, on prend des renseignements par téléphone, on va voir les parents.

Près de la compagnie se trouve un douar dont les premières maisons ne sont qu'à quelques mètres du camp. Par un jour de pluie, une mechta bâtie depuis peu s'effondre. Une femme se trouve sous les décombres. Immédiatement, une cinquantaine de rappelés viennent dégager la pauvre femme de sa fâcheuse position. On appelle par téléphone l'ambulance du bataillon pour conduire la blessée à l'hôpital.

Durant les derniers mois de notre séjour, les camions servant au ravitaillement s'arrêtent en route pour prendre les kabyles du douar voisin qui reviennent à pied du marché. Dans les véhicules, soldats et kabyles fraternisent.

Plus important que ces faits séparés, il faudrait citer ici les propres paroles du commandant de compagnie demandant à ses hommes de rentrer en contact sympathique avec les Kabyles. C'était d'ailleurs l'un des buts de nos patrouilles quotidiennes. Combien d'heures nous avons ainsi passées en conversation avec les indigènes.

Encore des faits :

Pour les chômeurs, nombreux dans ce pauvre pays, un chantier est ouvert au début du mois de septembre. Il s'agit de refaire une piste. Dès le premier jour, vingt ouvriers se présentent. Ils sont pris en charge par une section S.A.S. et payés au prix syndical d'Algérie.

Une école est également ouverte, vers le milieu d'octobre dans le douar voisin. Un militaire, un appelé fait la classe. Dès les premiers jours, 30 à 40 élèves fréquentent l'école.

Notons aussi, dans les familles du douar voisin, le respect absolu de la femme. Les biens aussi sont respectés. Pas de vol, ou très peu, à l'insu des chefs, car les ordres sont formels. Les prisonniers, les suspects arrêtés (sur mandat d'arrestation), sont traités humainement avant d'être conduits à la prison de X… – Une seule exception : le jour d'une embuscade qui a coûté 11 morts à la compagnie voisine, deux suspects sont arrêtés sur les lieux par notre compagnie. Ils ont reçu nombre de coups de pieds et de coups de poings… Les hommes de cette compagnie ne sont pas mieux que les autres. Souvent, les conversations des hommes révèlent un certain nombre d'incompréhensions, de rancœurs, elles sont souvent la preuve d'un mépris pour une race différente. (Il y a bien chez tout homme un fond de sadisme, prêt à surgir en toute occasion). Il faut savoir gré au commandant de compagnie, qui a réussi malgré tout, à établir un climat de justice et, on peut le dire, de charité. P.G. Prêtre

2- SECTEUR D'ALGEROIS

Quelques heures dans un coin 'pacifié'.

2 Novembre 1956. Je pars dès le matin de M., avec le convoi de ravitaillement, pour aller dire la messe dans un poste isolé. Il y a une bonne vingtaine de kilomètres de piste à faire. Nous traversons d'abord le douar Z. C'est comme partout ailleurs. Mais le capitaine me dite : « Vous allez voir le changement en arrivant au douar B.M. ». Et, de fait, je vois alors ce que je n'avais encore jamais vu – et Dieu sait pourtant le nombre de kilomètres de pistes que j'ai parcourus – j'aperçois soudain, dans les broussailles dominant la piste, un Arabe (en civil) armé d'un fusil de chasse. Mon premier réflexe est de penser que nous tombons dans une embuscade ! Mais le capitaine me rassure : c'est tout le contraire. Cet Arabe monte la garde pour assurer la protection du convoi. Et ce sera ainsi pendant 3 ou 4 kms, jusqu'au poste. Des Arabes armés sont postés tous les 220 mètres environ, qui nous font des grands signes d'amitié au passage.

Notre convoi s'arrête à 500 m du poste. Il ne peut aller plus loin, faute de piste. Mais plusieurs Arabes nous attendent encore, avec des chevaux et des mulets. Accueil très sympathique : les soldats et les Arabes se saluent comme de vieux amis. On charge le matériel et le ravitaillement – et aussi la valise-chapelle – sur les mulets pour arriver au poste. Là, même ambiance fraternelle. Tout un village arabe s'est formé près du cantonnement. Les hommes travaillent avec les soldats à la construction d'un 'bordj'. Beaucoup viennent saluer le capitaine et lui présenter leur requête. Les uns voudraient qu'on leur donne un fusil, d'autres des papiers, d'autres demandent à profiter du convoi pour descendre à la ville de M.

Il y a là toute une « harca », c'est dire un groupe d'une soixantaine d'Arabes à qui on a donné des fusils de chasse et qui sont à la disposition de la compagnie. Ce sont même eux qui montent les couleurs chaque matin en présentant les armes. Pendant que je dis la messe, en plein air évidemment, sous le regard curieux d'un bon nombre d'entre eux, un petit groupe est parti essayer de tuer des perdreaux pour me les offrir. Ils n'ont tué qu'un lapin, mais il fallait voir comme ils étaient heureux de me le donner… Et nous sommes repartis, emmenant avec nous vers M. tous ceux qui avaient pu trouver une place dans les véhicules.

Mais j'ai visité bien d'autres postes et ce jour-là seulement j'ai trouvé une ambiance si pacifique.

P.T. Prêtre

3- SECTEUR D'ALGEROIS

Pour passer le temps et se détendre un peu, le soir, après la soupe, nous faisions du football. Les premiers jours, les Arabes qui habitaient le coin regardaient de loin les militaires jouer. Un soir, quelques gars vont leur demander de venir jouer avec eux. Ils acceptent timidement. Quelque temps après, ils avaient constitué une équipe et, chaque soir que nous étions libres, ils opposaient leur équipe à la nôtre. Un soir même, ils firent venir deux joueurs d'un club voisin.

En opération, pour porter nos sacs, nous récupérions des ânes et des mules avec un 'chauffeur' (pris habituellement parmi les jeunes). Plusieurs fois, et dans différents coins de l'Algérois, nous avons gardé l'animal et le jeune homme en question plusieurs jours. Nous nous arrangions pour nourrir nos compagnons. Le premier jour, habituellement, comme ils ne parlaient pas français, ces jeunes indigènes nous épiaient du coin de l'œil. Mais dès le deuxième jour, ils étaient très familiers avec nous et facilement nous pouvions engager une conversation. Ceci en raison de la nourriture et aussi de la sympathie apportée par les gars.

A P., véritable attaque du train par plusieurs centaines de gosses pour recueillir bonbons, chocolat, sucre, etc … Remarquable ! Les militaires, tous rappelés, donnaient tout ce qu'ils avaient comme nourriture, pain, conserves, tout y passait, si bien que la plupart ne mangeaient pas dans la soirée. Les enfants qui paraissaient les pauvres et les plus petits étaient les plus favorisés.

H.P. Prêtre

4 – SECTEUR D'ORANIE

Mi-juillet, la vallée d'A.I. a été complètement désertée par les habitants des douars : une population de 800 habitants. Raison : sauvagerie d'une répression aveugle.

Fin juillet, un nouveau bataillon dont je fus l'aumônier prend position dans la vallée surnommée par les Arabes 'la vallée de la mort'. Volonté du commandement : inspirer confiance aux Arabes de façon à les ramener dans leurs fermes et leurs douars et leur assurer ainsi des récoltes normales et plus tard assurer les semailles.

Fin octobre, la grande majorité des Arabes avait repris possession des villages et une bonne entente régnait entre militaires et Arabes : réception sous la tente ou dans la mechta pour prendre le thé, pour manger le méchouis… Personnellement 'ai été invité par plusieurs Arabes à prendre le thé chez eux et je m'y suis rendu en toute confiance.

Maison forestière de M. Le sous-lieutenant B. avait organisé à ses frais une infirmerie où, chaque jour, il donnait des soins à des habitants des douars voisins, plus particulièrement aux enfants atteints pour la plupart d'ophtalmies très graves.

Début Août, maison forestière de M. Un Arabe du douar voisin est piqué par un scorpion, il est impossible de le transporter à l'hôpital le plus proche. Le chef de poste confie à son infirmier l'unique sérum antivenimeux que possédait le poste. L'Arabe fut sauvé.

L'officier S.A.S. d'A.T. devenu un véritable juge de paix auquel chacun venait demander de régler ses différends. Soucieux en même temps du bien-être des Arabes, il organise une infirmerie dans les dépendances d'une ferme. Lorsque je suis passé le voir, j'ai constaté la reconnaissance des Arabes qui, depuis longtemps ne voyaient plus de médecin civil.

Après avoir organisé les vendanges dans la région, il avait établi tout un programme de travaux : nouvelles pistes à tracer, routes à améliorer, bordj à construire… tout cela pour permettre aux Arabes de gagner un peu d'argent.

J.L. Prêtre

5- SECTEUR DU BONOIS

Ma section de Fusiliers de l'Air a beaucoup voyagé entre Guelma, Duvivier, Souk-Arhas et Bône. Je ne pense pas que l'un de nous ait eu à se plaindre de l'attitude des indigènes, je ne pense pas non plus que les indigènes aient eu trop à se plaindre de notre conduite. D'ailleurs, ils l'ont bien prouvé, ces Arabes de N. qui pleuraient à notre départ.

Demi-brigade dite de 'pacification', nous avons tenu à garder les meilleurs rapports avec les populations civiles, tant musulmanes qu'européennes. Le capitaine commandant la compagnie, ainsi que les sous-lieutenants, devaient être particulièrement alertés sur ce point, puisque là résidait tout leur travail et qu'ils avaient à produire chaque mois un rapport sur leurs activité de pacification.

Les faits suivants, pris entre mille, ne paraîtront peut-être pas grand-chose, mais on voudra bien penser qu'ils étaient réalisés par des militaires.

Un jour, dans ma section, je vois revenir un soldat chargé de pommes (il les perdait malgré lui !) Il les avait découvertes au cours d'une fouille de mechta. Le sous-officier chef de groupe était, paraît-il, d'accord pour les emporter. Nous sommes retournée tous les deux reporter les pommes au propriétaire. Bonne leçon pour le soldat : c'était tout ce que ces Arabes avaient pour leur manger. Ils étaient si heureux qu'ils ont voulu que nous en gardions quelques unes, en échange de quoi nous leur avons donné du pain d'épices et des conserves. Huit jours plus tard, nous mangions le couscous dans cette famille (inutile de dire que nous avions largement contribué aux frais du couscous). Ce soldat avait fait de la pacification sans le savoir et sans doute sans le vouloir.

Le toubib de la compagnie venait deux fois par semaine dans la section. Avec quelques soldats, nous partions alors à travers les mechtas et notre docteur soignait, souvent avec des moyens bien rudimentaires, des plaies repoussantes et souvent gangreneuses. Il fallait voir la joie des Arabes alors qu'ils apportaient leurs enfants, pauvres être amaigris et malpropres… Ils guérissaient d'ailleurs avec une facilité étonnante. Le dévouement des docteurs a beaucoup contribué à redonner confiance et à établir la bonne entente.

Nous changeons de quartier : D. est un coin terrible, paraît-il, il y a souvent des embuscades et des déraillements de train. Nous gardons précisément la gare et la ligne de chemin de fer. La section se trouve un peu isolée, sur un piton. Trois ou quatre jours après notre arrivée, nous construisons des murailles tout autour du camp. Il s'agit de transporter des pierres, pour monter de la vallée sur le piton. Les arabes des mechtas avoisinantes, après quelques hésitations probablement, viennent d'eux-mêmes s'offrir pour transporter les pierres, ce qui nous est d'un grand secours. Quelques paquets de cigarettes, quelques boites de conserve, et la glace est rompue, l'ambiance d'amitié est crée.

La grande peur, pour ces gens, c'est le fellagha. Aussi viennent-ils se mettre sous notre protection. Nous engageons à notre service des hommes repérés par les rebelles. L'un d'eux (quel âge peut-il avoir ? C'est très difficile de le dire !) et son fils, 19 ans, nous suivront partout désormais. Les soldats leur parlent : rien d'amusant comme cet embryon de conversation où voisinent le français et l'arabe le plus invraisemblable ! Il ne faut surtout pas les appeler fellagha, c'est une insulte pour eux. Quand je partirai, au mois de décembre, le fils sera admis, après bien des démarches, dans l'armée de l'air.

V.R. Prêtre

CONCLUSION

Faits de « pacification »…, faits moins probants, moins spectaculaires, moins faciles monter en épingle que les précédents. Ce qu'il faudrait rapporter, ce ne sont plus des faits isolés, mais l'ambiance créée autour de telle compagnie, de tel régiment, de telle section … pour amener les arabes à faire confiance aux soldats.

C'est encore l'ambiance créée dans cette compagnie, ce régiment, cette section, pour amener les soldats à respecter les Arabes, à leur faire confiance et à leur rendre service.

Action psychologique, menée d'abord chez les militaires afin qu'elle puisse produire aussi de bons résultats chez les Arabes.

Cette action ne provoque pas des 'retournements de situation' aussi rapides et aussi radicaux qu'une bonne série de représailles, mais elle laisse des traces autrement plus profondes et ses effets se font sentir tôt ou tard.

Action possible puisqu'elle a été réalisée dans des régions qui sont devenues ou sont restées calmes.

Source : Paul Templier, 21-05-2002

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Vous pourrez aussi lire leur histoire ici.
pretres

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