La trahison de l’amiral Koltchak par les Alliés
Un amateur d’histoire qui voudrait, au XXIe siècle, s’informer sur la fin de la Grande Guerre serait bien en peine de trouver un ouvrage qui en traite de manière complète et détaillée. Peut-être aurait-il appris, au hasard d’une lecture, que le premier des deux cataclysmes mondiaux du XXe siècle s’acheva non par la signature de l’armistice le 11 novembre 1918, mais à Irkoutsk, en Sibérie, le 7 février 1920, date du retrait définitif des armées alliées et de l’armée japonaise, des derniers combats de ce conflit.
Quand il n’est pas totalement occulté, ce chapitre est réduit à quelques lignes tellement succinctes que les événements évoqués apparaissent insignifiants. Voire : ils ont commandé le destin du monde pendant un siècle.
Quand la révolution d’Octobre éclate à Petrograd, en 1917, le Conseil des commissaires du peuple qui succède au gouvernement provisoire et inefficace d’Alexandre Kerensky affronte deux conflits : la guerre qui se poursuit contre les Allemands et la guerre civile. Ce nouveau gouvernement, bolchevique et dirigé par Lénine et Trotsky, a été créé le 26 octobre, au lendemain même de la révolution. Il a hâte de suspendre les hostilités, afin de pouvoir retourner l’armée contre les Blancs, qui lui sont farouchement hostiles. Le 21 novembre, les bolcheviques demandent aux Alliés de les aider à préparer les conditions d’un armistice avec les Allemands.
Alors commence un étonnant jeu de dupes : les Alliés prennent une position contraire : ils adressent un message personnel au général Doukhonine, commandant en chef des armées russes, pour lui demander de « maintenir son armée face à l’ennemi commun ». Il est, en effet, impératif pour eux de maintenir la pression sur l’Allemagne et la Russie sur le front oriental. Doukhonine tente de publier une proclamation dans ce sens, mais le Conseil des commissaires du peuple le relève de ses fonctions. Cinq jours plus tard, il adresse une demande d’armistice à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie. Elle est immédiatement acceptée et les représentants des trois pays, ainsi que ceux de la Bulgarie et de l’Empire ottoman, se retrouvent le 15 décembre à Brest-Litovsk, une ville de Biélorussie, à la frontière polonaise.
Les combats cessent et les troupes des deux camps demeurent sur leurs positions.
Allemands, Austro-Hongrois et Ottomans sont conscients de l’extrême vulnérabilité des bolcheviques, qui ne peuvent rester au pouvoir que si les hostilités sont suspendues ; ils ne sont pas en mesure de soutenir l’énorme effort que la guerre impose au pays. Les armées russes, déjà partiellement démobilisées, sont démoralisées. Les Allemands et leurs alliés entendent bien tirer le meilleur parti de la situation.
Fin décembre, toutefois, la conférence est ajournée, en raison des exigences de Trotsky. Celui-ci demande, en effet, l’évacuation des territoires occupés par les Allemands et les Austro-Hongrois, afin que ceux-ci ne procèdent à aucune annexion de fait. Mais les Allemands ne l’entendent pas de cette oreille. La conférence est ajournée une autre fois, le 7 janvier 1918. Les Allemands ouvrent alors des pourparlers avec l’Ukraine, à laquelle les bolcheviques ont concédé l’indépendance le 2 novembre 1917. Furieux, les bolcheviques quittent la conférence. Le 11, estimant l’armistice rompu, les Allemands reprennent les hostilités et ils avancent sans rencontrer de résistance notable : leurs troupes se déplacent d’ailleurs en train. Le 9 février, ils concluent la paix avec le jeune État d’Ukraine. Fin février, les Allemands, qui traversent les provinces baltes sans problème, sont à moins de cent cinquante kilomètres de Petrograd.
Le couteau sur la gorge, les bolcheviques sont contraints d’accepter les conditions des puissances centrales. Ils sont aux commandes d’un navire en perdition. Le 3 mars 1918, ils acceptent les conditions des Allemands et des Austro-Hongrois, renoncent à la Pologne, aux provinces baltes et à la Courlande, et ils reconnaissent l’indépendance de la Finlande. Le traité de Brest-Litovsk est enfin signé.
Pendant ce temps, les Alliés assistent à cette débâcle en proie à une rage froide. La défection de la Russie bolchevique renforce considérablement l’Allemagne : de fait, Ludendorff va dégager du front oriental cent quatre-vingt-douze divisions, soit vingt de plus que les Alliés.
Telle est la situation en 1918.
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Débarrassés de la guerre, les bolcheviques n’en mènent pas large pour autant. Ils sont arrivés au pouvoir par un quasi-miracle, grâce à la dislocation de l’appareil politique russe, aggravée par la fuite de Kerensky, à la suite du retentissant échec de son cabinet sur tous les fronts. « J’ai pour moi le désordre, c’est mieux qu’une grève générale », déclare Trotsky, qui a pu s’emparer de Petrograd avec un millier d’hommes ; et c’est sur cette base qu’il va prétendre gouverner un pays qui s’étend de l’Oural à l’extrême pointe de l’Asie ; Lénine sait mieux que lui la vulnérabilité de l’entreprise. Les Armées blanches, en effet, menacent d’anéantir le fragile appareil bolchevique qui se met en place. Fin septembre 1919, ces armées contre-révolutionnaires contrôlent un territoire gigantesque, dix millions de kilomètres carrés. Celles du sud, commandées par le général Denikine, sont à quelques jours de marche de Moscou, et celle de l’ouest, commandée par le général Ioudenitch, approche de Petrograd après avoir repoussé la 7e armée soviétique et poursuivent leur avancée.
Le 5 octobre 1919, Ioudenitch atteint Poulkowa, dans les faubourgs de Petrograd, et il est près d’emporter la ville, fort des promesses de l’amiral anglais Cowan de lui assurer l’appui du feu de son escadre. Mais Cowan ne tient pas sa promesse. C’est le premier acte du lâchage des Armées blanches par les Alliés. Trotsky parvient à tenir assez longtemps pour que la 15e Armée rouge le délivre du siège de Ioudenitch.
Jusqu’alors, les Alliés se sont rangés aux côtés des Blancs, considérant que le coup des bolcheviques et leur retrait de la guerre équivalait à une défection. En août 1918, un contingent de sept mille cinq cents Américains sous les ordres du général Graves, un bataillon anglais et huit cents Canadiens, un bataillon d’infanterie et une batterie d’artillerie français, venus d’Indochine, avaient débarqué en Sibérie. Ils y avaient trouvé le général Pierre-Maurice Janin, ancien chef de la mission militaire en Russie, puis chef de la mission militaire franco-tchécoslovaque en décembre 1917, désormais chef nominal – mais totalement virtuel – de l’armée tchécoslovaque.
Ce dernier point appelle une explication : il existait dans l’armée russe une légion tchèque constituée par Kerensky avec des prisonniers ayant servi dans l’armée austro-hongroise ; elle comptait quarante-cinq mille hommes partagés en trois divisions et dans une situation tellement ambiguë qu’elle frisait l’absurde : ses chefs étaient des officiers russes blancs, mais assujettis à l’autorité toute symbolique du Conseil national tchèque, présidé par Tomas Masaryk, en exil à Londres.
Après la signature du traité de Brest-Litovsk, les bolcheviques étaient convenus que les Tchèques devaient être évacués, mais au lieu de les acheminer vers leur pays d’origine par l’ouest, comme c’eût été logique, ils avaient décidé de les rapatrier par Vladivostok, à l’extrémité de l’Asie. Étrange raisonnement, mais ce n’est pas la seule anomalie de cet épisode. Bref, ce fut à Vladivostok que les Tchèques devaient être pris en charge par les Alliés.
L’évacuation se faisait par le Transsibérien. À la gare de Tchelyabinsk, cette armée tchèque du bout du monde croisa des prisonniers austro-hongrois, eux aussi en cours d’évacuation ; ceux-ci insultèrent les Tchèques, qu’ils traitèrent de traîtres, et les horions dégénérèrent en empoignades. Des coups de feu éclatèrent. Les Gardes rouges qui surveillaient le Transsibérien intervinrent et sommèrent les Tchèques de se désarmer ; mal leur en prit. Les Tchèques les mirent en déroute et dévastèrent les garnisons rouges non seulement à Tchelyabinsk, mais tout le long du Transsibérien – à Novonikolaïevsk le 26 mai, à Penza le 27, à Tomsk le 31 et à Omsk le 6 juin. En 1927, des voyageurs témoignèrent que les traces de leurs saccages étaient encore visibles. Au bout de leur trajet, les Tchèques passèrent sous le commandement effectif de l’un des leurs, le général Jan Sirovy, et se joignirent aux troupes de l’amiral Alexandre Koltchak, commandant suprême des Armées blanches.
Quarante-cinq mille hommes de plus auraient été un gain appréciable pour Koltchak, n’eût été que les Tchèques jouèrent ensuite un rôle totalement hostile aux Armées blanches : soudain, ils bloquèrent le ravitaillement de celles-ci qui se faisait par chemin de fer. La raison de ce revirement était que, de Londres, leur chef virtuel, Tomas Mazaryk, pressait les Alliés de reconnaître le gouvernement bolchevique. Cruel retour des choses, son fils Jan, également président de la République de Tchécoslovaquie, se suiciderait trente ans plus tard, en 1948, après le coup d’État communiste à Prague.
La Grande Guerre n’était pas finie pour tout le monde, et on peut juger de ses développements incroyables, dont cette prise d’armes de Tchèques au milieu de l’Asie.
Mais le général Janin désapprouva, virtuellement, cette décision. Les vieilles méfiances ayant resurgi après l’armistice, Janin considérait, en effet, que Koltchak était « l’homme des Anglais ».
L’indécision, l’incohérence et l’impéritie des Alliés durant ces semaines cruciales pour le destin du monde ont été pudiquement gommées des livres d’histoire.
Tandis que le général Janin condamnait la jonction des Tchèques de l’ancienne armée impériale avec les forces blanches de Koltchak, son collègue le général Franchet d’Esperey, commandant en chef de l’armée d’Orient, envoyait des missions auprès des Armées blanches du Sud, sous le commandement des généraux Denikine et Alexeiev, pour leur promettre son soutien inconditionnel. Et le général Berthelot, commandant en chef des armées de Roumanie et de Transylvanie, promettait formellement l’envoi de douze divisions françaises et grecques qui occuperaient Odessa, Sebastopol, Kiev et Kharkov (où les bolcheviques avaient pris le pouvoir). Or, cette opération avorta lamentablement faute d’organisation : Franchet d’Esperey expliquera à Denikine qu’il avait dû évacuer Odessa et Sebas-topol à cause de l’impossibilité de ravitailler ces ports. Tel n’était cependant pas le sentiment des Anglais.
À Paris, cependant, Clemenceau défend le principe d’une intervention alliée auprès des Armées blanches. Il est soutenu par le Japon, mais mollement par l’Angleterre et encore plus mollement par le président américain, Woodrow Wilson, malade psychopathe, qui répugne à apporter son soutien à des « forces réactionnaires » et charge secrètement la Croix-Rouge américaine à Moscou de négocier avec les bolcheviques !
L’indiscipline dans l’état-major français est telle que des officiers supérieurs de la mission militaire française collaborent secrètement avec les bolcheviques et que le capitaine Sadoul, socialiste exalté, va leur offrir ses services (il sera jugé et condamné en France, par contumace).
L’Angleterre n’est guère plus résolue et, bien que des Américains se battent aux côtés des Japonais (bien plus nombreux) dans la Force expéditionnaire sibérienne, l’Amérique hésite à intervenir. Les Armées blanches occupent alors l’immense majorité du territoire russe et les bolcheviques ne représentent qu’une infime minorité cantonnée dans quelques villes. Il suffirait d’un appui militaire cohérent pour que la révolution d’Octobre ne demeure qu’un épisode dans l’histoire de la Russie et de l’Europe. Mais tout ce que les Alliés trouvent à proposer aux Armées blanches est de confier le commandement suprême à Kerensky, l’homme qui a démontré son impuissance face à la nation et qui est alors réfugié à Londres (il gagnera plus tard les États-Unis).
Pour les Armées blanches, cette proposition équivaut à un pied de nez. Le général Alexeiev envoie un émissaire au Premier ministre anglais Lloyd George pour lui signifier que, si Kerensky est nommé, il estimera de son devoir de renoncer à toute activité militaire ou politique.
Aucune décision n’est prise à Paris, Londres ou Washington. Les Alliés temporisent ; ils veulent conserver l’atout Koltchak, qu’ils ont pourtant laissé isoler par les Tchèques. Le cafouillage est total. Et la tragédie s’accomplit en quelques jours.
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Le 1er janvier 1920, les hauts-commissaires alliés en Sibérie adressent un message à Janin pour lui ordonner de veiller à la sécurité de l’amiral. Le 5, Janin adresse à son tour un message à Koltchak, lui enjoignant de se rendre à Irkoutsk dans un wagon du Transsibérien aux couleurs des Alliés. Janin ignore-t-il la situation ? Ne sait-il pas que les Tchèques contrôlent le Transsibérien ? Si, il agit en connaissance de cause. La preuve en est donnée par la lettre de Gaston Maugras, haut-commissaire français en Sibérie par intérim, à Millerand, ministre des Affaires étrangères, datée de Kharbine, le 24 janvier 1920 à 19 h 35 :
Je viens de recevoir du général Janin le télégramme suivant : « En ce qui concerne l’amiral, nous avons pu l’amener jusqu’à Irkoutsk sans qu’il fût massacré. En arrivant là, les Tchèques se trouvant en présence d’une importante concentration militaire, j’ai estimé que la mesure du possible était atteinte, et que je n’avais pas le droit de faire verser en son honneur le sang de quelques soldats tchèques, ce à quoi leur gouvernement ne m’avait pas autorisé. L’amiral a été remis aux commissaires du gouvernement provisoire comme il avait été fait pour le tsar que l’ambassadeur de France m’a personnellement interdit de défendre. »
Résumons : Janin est chargé par ses supérieurs de la protection de Koltchak ; celui-ci est protégé par une importante concentration militaire, mais Janin, de sa propre initiative et d’elle seule, lui retire sa protection et celle des Alliés parce qu’il répugne à verser le sang de quelques soldats tchèques, n’y ayant pas été autorisé par leur gouvernement. On croit rêver : attendait-il du gouvernement tchèque l’autorisation de tirer sur ses soldats parce qu’ils s’opposaient aux décisions alliées ? Janin se moque du monde et, pour commencer, du ministre des Affaires étrangères. Il remet donc Koltchak aux bolcheviques.
Le scandale est dénoncé par Maugras lui-même ;
Je dois faire remarquer que la livraison de l’amiral aux socialistes-révolutionnaires, sans qu’il y ait eu résistance ni combat, ne paraît pas s’accorder avec la note remise le 1er janvier par les hauts-commissaires alliés au général Janin, acceptée par conséquent par lui et tendant à accorder à l’amiral la protection des troupes alliées. Mes collègues m’en ont déjà fait la remarque. […] Je ne doute pas que le général Janin n’ait eu des raisons impérieuses pour autoriser la remise de l’amiral Koltchak aux socialistes-révolutionnaires, mais je dois constater que nous subissons de ce fait une sérieuse perte de prestige non seulement vis-à-vis des Russes, mais vis-à-vis de nos alliés. […] Quant aux Tchèques, ils rejettent la décision relative à l’amiral sur le général Janin et assurent qu’ils n’ont agi que suivant ses ordres.
Voilà qui est plus grave : Janin a menti. C’est lui qui a donné aux Tchèques l’ordre de remettre Koltchak aux bolcheviques. Il a agi contrairement aux ordres donnés : il est l’unique responsable de la déroute de l’Armée blanche.
Quatre-vingt-dix ans après les événements, il faut le clamer : le général Pierre-Maurice Janin fut un traître.
De toute façon, ni lui ni les hauts-commissaires ne furent présents pour accueillir l’amiral. Peut-être Janin ne voulait-il pas faire face à l’homme qu’il envoyait à la mort. Lorsque le wagon de Koltchak arriva à Irkoutsk le 15, les gardes tchèques cédèrent leurs postes à des Gardes rouges. Les Tchèques, en effet, s’étaient ralliés aux bolcheviques, ces mêmes bolcheviques dont ils avaient rossé les Gardes rouges.
De son wagon, Koltchak assiste à la relève de la garde et dit : « Les Alliés m’ont donc trahi. » Il est fusillé deux jours plus tard.
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L’adversaire principal des bolcheviques avait été abattu, grâce à la trahison d’un général français.
Il ne restera de l’épopée tragique des Armées blanches en Asie qu’un dernier résistant, paranoïaque, Roman Fyodorovitch Ungern von Sternberg, « empereur de Mongolie » jusqu’en 1921, date à laquelle il sera lui aussi arrêté par l’Armée rouge et fusillé.
Trois quarts de siècle de terreur soviétique et quatre-vingts millions de morts seraient la sanction de l’impéritie des Alliés et de la trahison d’un de leurs officiers supérieurs.
Ce récit ne se trouve guère dans les livres d’histoire.
1 commentaire:
Passionnants mémoires que ceux de Janin édité chez Payot dans les années 30 Puis les mémoires de Noulens, l'ambassadeur de France en Russie... Ces péripéties lamentablement conduites par les alliés restent une brève mais édifiante épopée confuse mais riche en enseignements. L'appui des alliés pour les bolcheviques est incompréhensible ! Personne ne demandait d'envoyer un corps expéditionnaire français propre à vaincre les bolcheviques ! ( En même temps, on guerroyait contre les Turcs pour le Sandjak d'Alexandrette) Mais seulement de favoriser les blancs et contrôler les Tchèques.
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