1940, et si la France avait continué la guerre...
Victime d’une «attaque» dans la nuit du 12 au 13 juin 1940, le maréchal Pétain est mort le 7 septembre 1940, à l’hôpital parisien de la Salpêtrière, sans jamais avoir retrouvé ses fonctions cérébrales normales. Ainsi, le vainqueur de Verdun n’a pas pu voir la France continuer la guerre contre l’Allemagne et l’Italie, aux côtés du Royaume-Uni. Il n’a pu que comprendre sa propre défaite politique, lors d’un Conseil des ministres particulièrement houleux, au château de Cangé près de Tours, le 12 juin au soir, alors que le gouvernement avait déjà évacué Paris.
Vice-président du Conseil, Pétain estime alors que «la France a perdu la guerre et [qu’]il faut cesser le combat» car «la poursuite du conflit serait fatale au pays». Il se heurte à la vive opposition du président du Conseil, Paul Reynaud, soutenu par son ministre de l’Intérieur, Georges Mandel, et son sous-secrétaire d’Etat à la Guerre, Charles de Gaulle. Le ton monte. Peu après minuit, Pétain propose au président Lebrun de former, dès le lendemain, un nouveau cabinet et d’ouvrir aussitôt les «négociations» avec l’Allemagne pour «obtenir de l’ennemi une paix dans l’honneur». Pour Paul Reynaud, une telle proposition relève de la «haute trahison» et la police reçoit l’ordre d’arrêter aussitôt le maréchal. Le vieillard (84 ans) sort de la salle du Conseil, sous le choc. Il sera victime d’un accident cérébral vasculaire dans la nuit. Avant de se séparer à 1 h 35, le 13 juin, le gouvernement Reynaud est remanié. Les partisans de l’armistice s’en vont. Le socialiste Léon Blum est nommé vice-président du Conseil au côté de Georges Mandel. Le général De Gaulle devient ministre de la Défense nationale. La guerre continue.
Vous l’aurez compris, il s’agit d’une fiction (1). Malheureusement… Les spécialistes appellent cela une uchronie, un genre littéraire qui repose sur une réécriture de l’histoire à partir d’un «point de divergence». Un genre historique, aussi, même s’il est peu fréquenté en France (2). Les Britanniques en sont les maîtres sous le nom d’histoire «contre-factuelle» ou «alternative». Outre-Manche, des universitaires très sérieux se posent des questions comme : que serait-il passé si l’Invincible Armada espagnole l’avait emporté contre la flotte anglaise ? Si Napoléon avait triomphé à Waterloo ? Si les colonies d’Amérique n’étaient pas devenues indépendantes ? Si les Allemands avaient gagné la Première Guerre mondiale ? «What if ?», se demandent-ils. Il ne s’agit pas de romans, au sens où seule l’imagination serait à l’œuvre, mais d’études extrêmement sérieuses sur les scénarios possibles. Evidemment, plus on s’éloigne du «point de divergence», plus la fiction règne.
Depuis plusieurs années, une équipe française se confronte au tournant de mai-juin 1940. Elle nous livre aujourd’hui la première partie de ces travaux sous la forme d’un ouvrage : 1940. Et si la France avait continué la guerre…, chez Tallandier. Un jeu intellectuel ? Pas seulement. «Nous voulions répondre à l’idéologie dominante sur 1940. Car, ainsi que le dit l’historien américain Robert Paxton, Vichy a finalement gagné la bataille de la mémoire - en parvenant à convaincre nos contemporains que la IIIe République ne pouvait qu’aboutir à la déroute. Nous pensons qu’un autre futur était possible», assure Jacques Sapir, l’un des promoteurs de ce projet. «La France aurait pu rester dans la guerre. Au sein du gouvernement, une majorité était pour la poursuite, mais ils ont fini par céder à l’intimidation de Pétain et Weygand», le commandant en chef des armées. Ce tournant politique, lors du Conseil des ministres du 16 juin (et non du 12, comme dans l’uchronie), a été récemment raconté par l’historien Eric Roussel (3). Au sujet de la nomination du maréchal Pétain, l’historien se demandait «par quelle aberration le président de la République [Albert Lebrun, ndlr] et le président du Conseil [Paul Reynaud], tous deux hostiles à l’armistice, après avoir consulté le président du Sénat [Jules Jeanneney] et le président de la Chambre des députés [Edouard Herriot], également opposés à toute faiblesse, appelèrent au pouvoir l’homme dont ils savaient que le premier geste serait de prendre contact avec l’Allemagne».
Le cauchemard de Hitler
D’une telle «aberration», il n’est pas question dans Et si la France… Pétain sur la touche, que se passe-t-il ? A la mi-juin 1940, il est trop tard pour redresser la situation militaire. La Bataille de France est perdue. «L’armée française était stratégiquement battue, mais pas tactiquement en déroute», explique Jacques Sapir. Les combats pouvaient donc se poursuivre encore quelques semaines, d’autant que l’armée allemande commençait à rencontrer de sérieux problèmes logistiques, à cause de l’élongation de ses lignes vers le sud et l’ouest de la France. «L’idée d’une France ne capitulant pas était le cauchemar de Hitler», affirment les auteurs sur la base des travaux récents d’historiens militaires allemands. Pour arriver jusqu’à la Méditerranée, les troupes allemandes auraient dû mener encore de longs et durs combats - d’autant qu’on sait aujourd’hui que la Blitzkrieg (guerre éclair) relève davantage de la propagande de Goebbels que de la réalité militaire.
La France glorieuse
L’uchronie fixe au 7 août 1940 la fin de la Bataille de France, avec la prise de Port-Vendres dans les Pyrénées-Orientales. Durant ces huit semaines supplémentaires de guerre, provoquées par ce que les historiens ont appelé le «Sursaut», le gouvernement français a organisé le «Grand Déménagement», c’est-à-dire le transfert d’hommes, d’armes et d’équipement en Angleterre et surtout en Afrique du nord. Plus d’un demi-million de soldats français y sont rassemblés, ainsi que des Polonais et des Belges. Parmi les moyens évacués de métropole, des savants, du matériel de laboratoire et de l’eau lourde. Ils serviront de point de départ au programme «Concorde», qui aboutira, avec Londres et Washington, à la production d’une arme nucléaire. D’Afrique du Nord, le combat continue contre l’Axe, aux côtés de la Grande-Bretagne.
1940 : only the beginning
Les auteurs ne racontent pas seulement l’année 1940. Français et Britanniques, appuyés par ce qui reste des armées polonaises et belges, s’en prennent à l’Italie fasciste. Le 14 juillet, l’armée française lance l’opération Scipion à partir de l’Afrique du nord, qui va aboutir à la conquête de la Libye, alors colonie italienne. Un officier français s’y illustrera : un certain Philippe de Hautecloque, dit «Leclerc». Puis, en septembre, c’est l’opération Marignan, le débarquement en Sardaigne. Tous ces combats sont décrits avec force détails, en tenant compte des capacités techniques et logistiques de l’époque. Une sorte de Kriegspiel (jeu de guerre) très réaliste.
«Nos premiers scénarios ont d’ailleurs été testés sur les ordinateurs du centre de simulation des armées, avec l’aide de jeunes officiers», confie Jacques Sapir.
Le projet date de 2004 et il est, à l’origine, le fruit de la collaboration de deux équipes (française et australienne) qui se sont constituées sur des forums internet spécialisés. Le scénario s’élabore progressivement sur le Web, grâce au site http://www.1940lafrancecontinue.org/, miroir en français de «Fantasque Time Line». Dans la version numérique, les textes sont légèrement différents, avec notamment la présence de personnages de fiction que l’on ne retrouve pas dans le livre. Surtout, le projet est beaucoup plus avancé dans le temps, puisque les auteurs en sont déjà au mois de novembre 1942, alors que l’ouvrage s’arrête brutalement le 31 décembre 1940.
Les auteurs espèrent pouvoir publier la suite de leur uchronie, dont ils commencent à envisager l’issue : une victoire alliée en Europe fin 1944 - après un débarquement en septembre 1943. Et en Asie, une défaite du Japon à la même date que dans la véritable histoire mais dans des conditions différentes, suite à l’entrée en guerre plus rapide de l’URSS.
L’équipe française rassemble une douzaine de participants, dont Frank Stora, spécialiste des Wargames, Loïc Mahé, un informaticien, et le maître d’œuvre intellectuel, l’économiste Jacques Sapir. Chercheur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Jacques Sapir est passionné de stratégie et d’histoire militaire, en particulier celle de l’Union soviétique. Il a beaucoup travaillé sur la méthodologie de l’élaboration du scénario : «Nous avons introduit la notion de réalisme décisionnel. Il s’agit de se mettre dans la peau des décideurs de l’époque et de tenir compte de leurs capacités à évoluer. Ou pas.» Les lions ne deviennent pas des ânes - et inversement - au gré de la fantaisie des auteurs. Ainsi, les «collabos», quoique privés de la figure du maréchal Pétain, vont bien collaborer en formant, le 13 août, un gouvernement sous la présidence de Pierre Laval. On y retrouve Doriot, Déat, Bergery, qui, très vite, se divisent et s’affrontent.
Pour nourrir son «réalisme décisionnel», Jacques Sapir a mis à contribution des historiens de premier plan, dont Ian Kershaw, le grand biographe de Hitler. Très familier du monde russe, Sapir s’est fait ouvrir des archives à Moscou, travaille avec des experts italiens et connaît parfaitement les capacités de l’industrie américaine de l’époque.
Ce savoir académique n’empêche pas la présence de bonnes trouvailles romanesques. Ainsi, le «point de divergence» initial trouve son origine anecdotique dans la mort prématurée d’Hélène de Portes, la maîtresse de Paul Reynaud, aussi influente qu’hostile à la poursuite de la guerre. Dans l’histoire vraie, elle meurt dans un accident de voiture, le 28 juin. Dans le livre, c’est le 6 juin, place de l’Alma… Quant à la journée du 18 juin, elle est «marquée par un curieux incident» : «Un journaliste de la radio nationale vient informer le général De Gaulle qu’on l’attend en studio pour son intervention.» De Gaulle est surpris : «J’ai dit le 14 à la France ce que j’avais à lui dire. Pourquoi voulez-vous que je parle aujourd’hui ? Pour l’anniversaire de Waterloo ?» Comme le constatent les auteurs : «On ignorera toujours l’origine de ce malentendu.»
1941-1942, et si la France avait continué la guerre
(1) «1940. Et si la France avait continué la guerre…», sous la direction de Jacques Sapir, Frank Stora, Loïc Mahé, Ed. Tallandier, 2010.
(2) Fabrice d’Almeida et Anthony Rowley, «Et si on refaisait l’histoire», Odile Jacob, 2009.
(3) Eric Roussel, «le Naufrage», Gallimard, 2009. «Libération» du 26 novembre 2009.
[Cet article est également paru dans Libération du 3 juin]
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