Couvrir Alep, la peur au ventre et le ventre vide, par Karam Al-Masri, Rana Moussaoui
Source : Making Of, AFP, Karam Al-Masri, Rana Moussaoui, 26-09_2016
En cinq ans, il a connu malheur après malheur: la prison du régime puis celle de l’EI, la mort de ses parents dans un raid, le siège de son Alep natal, la faim et l'enfer des bombardements. Malgré ce terrible parcours, notre correspondant Karam Al-Masri, photographe et vidéaste dans la partie rebelle de la deuxième ville de Syrie nous raconte au jour le jour, avec un courage qui ne vacille pas, l'histoire de cette métropole dévorée par une guerre sans merci.
Voici son témoignage, suivi de l’histoire de sa collaboration avec l’AFP racontée par la journaliste Rana Moussaoui.
ALEP (Syrie) – Quand la révolte a éclaté en 2011, j’avais presque 20 ans. A peine deux ou trois mois plus tard j’ai été arrêté par le régime, par le service des renseignements politiques. Je suis resté un mois entier en prison, dont une semaine en isolement total dans une cellule d’un mètre carré. C’était pénible, mais je suis sorti à la faveur de la première amnistie en 2011. Au début de la révolte, il y avait des manifestations pacifiques. Aucun bombardement. Il n’y avait que la peur de la détention ou des snipers dans la rue”.
L'année suivante en juillet 2012, Alep a été divisée en deux, le secteur est aux mains des rebelles et le secteur ouest aux mains du régime. En novembre 2013, à 22 ans, j’ai été kidnappé par Daech (acronyme arabe pour le groupe jihadiste Etat Islamique). Je me trouvais dans une ambulance avec mes amis, un ambulancier et un photographe. Nous avons été conduits tous les trois dans un endroit inconnu. C’était pire que dans les prisons du régime. C’était très, très dur.
Le photographe et moi sommes sortis six mois plus tard après une « amnistie » mais notre troisième compagnon, le secouriste, a eu moins de chance. Il a été décapité après cinquante-cinq jours de détention, ils ont filmé la vidéo et nous l’ont montrée : « Regardez votre ami, c’est ce qui va vous arriver bientôt ». Ils nous ont vraiment terrorisés. J'étais très angoissé durant toute ma détention. Je pensais : « demain ça sera mon tour, après demain ça sera mon tour ».
Je me souviens encore de chaque détail. Les 165 jours dans la prison de Daech sont gravés dans ma mémoire. Durant les quarante-cinq premiers jours, ils nous donnaient un repas tous les trois jours. Le repas consistait en une demi-portion de pain arabe, trois olives ou un œuf. Je ne me souviens pas avoir vu un shabbih (homme de main du régime). Ceux qui étaient avec moi étaient des rebelles, militants, journalistes.
‘ai été torturé dans les deux geôles. Le plus dur, c'était du côté du régime, car ils voulaient m’arracher des « aveux ». Chez Daech, l’accusation était toute trouvée : j’avais une caméra donc j’étais un « infidèle » pour eux, ils n’avaient pas besoin de m’interroger.
‘ai perdu ma famille début 2014, quand j’étais encore prisonnier de Daech. Un baril d'explosifs a été largué sur notre immeuble, qui s’est totalement effondré. Tous les habitants ont péri, dont mes parents. Je ne l’ai su que lorsque je suis sorti de prison. Mes copains ont tenté de me dissuader d’aller chez moi puis m’ont raconté ce qui s’est passé. Je suis resté un mois, complètement désespéré. Non seulement je n’ai rien su du sort de mes parents quand j’étais en prison mais, quand je suis sorti, ils n’étaient plus là. Ils ont attendu de mes nouvelles et, à la fin, ils n'ont pas pu se réjouir de ma libération.
Quand le siège a commencé en 2016, j’avais 25 ans. Pour moi le siège était bien moins douloureux que la prison et la perte de mes parents.
Avant la révolte, ma vie était très simple. J’étais étudiant en droit à l’Université d’Alep. Je suis fils unique. J’ai tout perdu, ma famille, mon université. Ce qui me manque le plus, c’est ma famille, mon père, ma mère. Surtout elle. Je me souviens d’elle chaque jour, je la vois dans mes rêves. Encore maintenant, je souffre de l'avoir perdue. Je vis tout seul, je n’ai personne. J'ai perdu la plupart de mes amis, morts ou en exil.
Mon existence depuis le début des bombardements d'Alep se résume à essayer de rester en vie. C’est comme si j’étais dans une jungle dans laquelle je tente de survivre jusqu'au lendemain. Fuir les bombardements, les barils. Quand les avions approchent, j’essaie de me réfugier dans un autre immeuble, quand il y a des tirs d’artillerie, je descends vers les étages inférieurs. C’est une fuite constante.
Avant le siège, pour me nourrir, je comptais sur les fast-foods, mais maintenant tout a été fermé. Je ne sais pas cuisiner, il y a des jours où je mange un repas et d’autres, rien du tout. Je fais le tour d’Alep-Est, quartier par quartier et je ne trouve qu’une boîte de conserve. Avant le siège, je passais la journée dehors à chercher des sujets à filmer. Mais avec le siège, j'ai très faim, cela m’a affaibli, et je reste plus de temps chez moi.
L’idée de devenir caméraman a germé dans mon esprit en 2012. Lors des manifs, je filmais avec mon téléphone portable, je téléchargeais sur internet avec pour objectif de montrer qu’il y avait vraiment une révolte, que ce n’était pas, comme le prétendait le régime, juste une dizaine de personnes et des « terroristes ». Non, il y avait des gens qui ne voulaient plus de ce régime, ils voulaient la liberté, la démocratie, la justice. En 2013, j’ai commencé à travailler comme reporter vidéo indépendant avec l’AFP et, progressivement, mon niveau s’est amélioré. Je regardais les reportages sur les chaînes étrangères, la manière dont c'était filmé, leurs angles et j’essayais de les imiter.
Je n’ai jamais pensé devenir un reporter, mais avec le temps, j’ai aimé ce métier. J'ai un profond respect pour le journalisme, et je suis honnête en l’exerçant. Même si je suis un sympathisant de l’opposition et que je vis dans une zone de l’opposition, même si j’ai participé aux manifs contre le régime, j’évite en filmant d’être subjectif et de prendre le parti de l’opposition. Si celle-ci commet une erreur, je le rapporte.
Cette profession, je pense qu’elle est sacrée. Je suis très prudent, s’il y a un doute ou un truc pas réaliste, je ne filme pas.
Traiter avec vous, journalistes vivant à l’étranger et hors de la zone assiégée, c’est comme ma fenêtre pour faire parvenir le message au monde extérieur.
Les massacres et les bombardements, c’est devenu habituel, tout comme les images des enfants sous les décombres, des blessés, les corps déchiquetés. Je suis blasé, ce n’est plus comme avant. Fin 2012, lors du premier massacre, quand j’ai vu un homme à la jambe arrachée, je me suis senti mal et me suis évanoui à la vue du sang, car c’était la première fois. Maintenant c’est une scène habituelle pour moi.
Mais le plus dur, c’est de revoir la maison familiale. Jusqu’à présent, je n’ai pas eu la force d’y aller. Depuis 2014, c’est la seule zone à Alep que je préfère éviter, je ne pourrais pas le supporter. Cela raviverait mes souvenirs. On m'a dit que l’immeuble s’est effondré…
Karam Al-Masri
« Karam ya Karam, ça va ? Quoi de neuf ? »
Par Rana MOUSSAOUI
BEYROUTH – A entendre quotidiennement la voix de Karam, personne ne peut vraiment croire que ce jeune homme,toujours d'humeur égale, a vécu autant d'horreurs en cinq ans. Sa voix est posée, il ne panique jamais, même lorsque son immeuble est cerné par le feu des bombardements. La guerre lui a tout pris, sauf sa passion d'informer… et son sens de l'humour.
Il a commencé en 2013 à prendre des photos pour l'AFP, puis le service vidéo s'est intéressé à lui. « Nous devions trouver un nouveau pigiste à Alep », se souvient Quentin Leboucher, le coordinateur de l'AFP TV pour la région. « Karam avait contribué au service photo et nous a contactés. Il nous a proposé un premier sujet, sur les bains d'Alep. J'ai tout de suite été frappé par la précision de son travail. Lorsque nous recrutons des pigistes, nous leur envoyons un manuel pour leur expliquer le format de l'AFP TV. Karam avait suivi toutes les indications à la lettre. Ses images ne nécessitaient même pas d'être éditées ».
« Nous avons donc poussé le vice », poursuit Quentin : « Karam nous a proposé un sujet sur un vieil homme, qui avait choisi de rester à Alep malgré la guerre, pour prendre soin de ses voitures de collection. Tout y était. Il nous a donné tout ce dont nous avions besoin pour raconter son histoire. Les images étaient poignantes. Je garde en mémoire une séquence de ce vieil homme qui écoute un disque sur un gramophone:
Nous avons tout de suite pris conscience de la qualité de son travail et de son potentiel. Il est devenu notre premier contributeur à Alep ».
Deux autres photographes travaillant pour l’AFP, Thaer Mohammed et Ameer Al-Halbi, se trouvent dans la même situation que Karam.
Depuis 2012, le bureau de Beyrouth assure la couverture du conflit en Syrie. Et depuis février 2016, il « vit » au quotidien avec Karam. Il a commencé par nous fournir de brèves informations. Puis, impressionnés par sa rapidité, sa rigueur et sa précision, nous lui avons demandé des reportages.
Une trêve en février lui a donné l'occasion de faire des sujets sur les Alépins déboussolés au premier jour du cessez-le-feu après des années de bombardements : les médecins et les secouristes goûtant à la quiétude, les rebelles qui profitent eux aussi de la cessation des hostilités pour jouer aux jeux vidéo et faire leurs achats, ou encore les chauffeurs de taxi qui espèrent relancer leurs affaires.
Mais son Alep est aussi une ville qui « meurt de soif » après la destruction des stations de pompage et une cité « aux vitres brisées » en raison des bombardements. Ce sujet fut l'occasion d'un reportage signé à la fois de lui et d'un journaliste vivant de l'autre bord de la ville divisée:
Avec le siège imposé en juillet, ses sujets ont porté sur les affres des pénuries qui contraignent les gens à ne se nourrir que de pourpier et d'aubergines, sans pain, ou encore sur la quête de carburants alternatifs. A l'occasion d'une nouvelle trêve également avortée, il décrivait dans un reportage les enfants au ventre vide qui s'amusaient sur des balançoires de fortune.
Avec Karam, le mode de communication de prédilection est WhatsApp, car rapide et efficace. Comme avec les autres correspondants de l'AFP à travers la Syrie, nous avons créé un groupe WhatsApp, intitulé « Aleppo with Karam » dans lequel les conversations s'étendent à longueur de journée. Celle-ci commence invariablement vers 08H00 par « Karam ya Karam, ça va ? Quoi de neuf ? ». Outre les infos, les journalistes du bureau lui demandent inlassablement : « comment vas-tu ? », « rassure-nous», ou encore : « t'es où ? ».
Karam adore utiliser les emojis pour s'exprimer. Depuis le siège et l’enfer des bombardements, ce sont surtout les figures tristes qui dominent. Chaque fois qu'un obus s'abat sur son quartier, il nous informe, en ajoutant un emoji blême de peur ou qui transpire. « Les barils d'explosifs pleuvent », dit-il, ou encore : « un obus vient de s'abattre près de chez moi ».
Lorsque le siège a été brièvement brisé par les rebelles début août 2016, il se félicitait un jour en écrivant « j'ai mangé une pizza » accompagné d'un émoji tirant la langue. Mais sitôt le siège revenu, il répondait invariablement qu'il était en train de chercher « quelque chose à manger ». « Vous avez du nouveau sur l'aide ? Il est où ce convoi ? », nous demandait-il, en espérant à travers nous une information de l'ONU. A notre collègue anglophone Maya qui lui demandait s'il avait bien pris son café ce matin, il répondit un jour : « pas de café depuis un mois». De quoi nous culpabiliser avec nos grands mugs d'Americano ou de café au lait sirotés au fil des heures.
Sur son profil WhatsApp, cette phrase laconique : « L'odeur de la faim fait peur ».
Karam confiait récemment à notre collègue arabophone Rouba que son plat préféré était les frites, mais qu'il a «oublié à quoi ressemblait une pomme de terre ». Il rêve de pouvoir manger de nouveau des kiwis et des cerises.
« Je pèse désormais 58 kilos. Je faisais 67 avant le siège il y a deux mois », lâchait-il, avant de plaisanter : « je me suis habitué à manger du persil, je l'aime bien maintenant. Mon chat Nanouche est comme moi, à la diète, et a perdu du poids ».
Quant aux carburants, il affirma un jour que les deux bonbonnes de gaz dont il dispose représentent « une fortune ». Et de s’esclaffer: « J'espère recevoir beaucoup d'offres pour les vendre ».
«Ça me fend le cœur quand on lui demande de couvrir quelque chose et qu'il nous dit qu'il a faim. C'est le plus dur », s'émeut Layal, autre journaliste arabophone.
Depuis l'échec, le 19 septembre, de la dernière trêve initiée par Moscou et Washington, le ciel d'Alep s'est littéralement embrasé des bombardements incessants des avions du régime et des Russes et, pour la première fois, nous sentons que Karam est plus sombre que d'ordinaire.
Mercredi 21 septembre
« Le ciel est illuminé comme s'il y avait des feux d'artifice, tellement les bombardements sont violents », nous écrit-il.
« Je suis caché dans le couloir »
« Je me cache dans l'une des chambres »
Jeudi 22 septembre
« On est entouré par la mort »
« Il n'y a pas d'échappatoire »
« Où se cacher ? »
« Alep brûle, je n'ai plus ni porte, ni fenêtre, les immeubles brûlent tout autour de moi. »
Il nous envoie des images des incendies filmées avec son téléphone portable. L'habituel émoji est en larmes.
Mais l'humour de Karam finit par refaire surface, quelques heures plus tard. A Maya qui lui demande : « Que comptes-tu faire aujourd'hui ? », il répond, avec un smiley : «Réparer mes portes et mes fenêtres ».
Vendredi 23 septembre
« Je n'ai pas fermé l'œil. L'odeur de la poudre est envahissante, je ne peux pas respirer »
« Où vais-je aller ? Nulle part. On attend la mort, à tour de rôle »
« C'est la première fois que je vois de telles destructions. Ce qui se passe maintenant est l'équivalent de tous les bombardements des trois dernières années », me dit-il au téléphone.
Primé à deux reprises pour ses photos pour l'AFP, Karam fait preuve de modestie et surtout de délicatesse. Il s'excuse à chaque fois auprès de nous s'il n'y a pas internet ou de batterie en raison des pannes récurrentes d'électricité.
Notre collègue anglophone Sara me confie qu'elle se sent impuissante quand elle demande de ses nouvelles, tellement l'horreur est évidente. « Tout ce qu'on lui dit semble déplacé », dit-elle.
La semaine dernière, il découvre avec joie un reportage fait par un de nos journalistes dans la partie gouvernementale d'Alep, sur le singe Saïd, connu de toute la ville et coqueluche d'un zoo improvisé depuis 25 ans.
« Je me souviens de ce singe quand j'avais cinq ans. On a le même âge », plaisante-t-il. Avant se raviser : « Mais lui a vieilli. Moi je suis encore jeune ».
(Cet article a été écrit avec les contributions des journalistes de l'AFP à Beyrouth et du siège régional de l'agence pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, à Nicosie).
Source : Making Of, AFP, Karam Al-Masri, Rana Moussaoui, 26-09_2016
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