L'information vue par Benoit Vitkine, du Monde (2/2)
Suite de ce premier billet. I. L'article du Monde du 6 mai 2016Deux ans de prison pour un internaute russe qui avait écrit « la Crimée, c'est l'Ukraine » Source : Le Monde, 6 mai 2016 |Par Benoît Vitkine Le procureur avait requis trois ans et demi de prison, mais les juges d'un tribunal de Tver, à une centaine de kilomètres au nord de Moscou, ont fait preuve de « clémence »… Pour la simple republication d'un message sur le réseau social Vkontakte, un internaute russe a été condamné, jeudi 5 mai, à une peine de deux ans et demi de prison. Le sujet du message d'Andreï Boubeïev était particulièrement sensible : « La Crimée, c'est l'Ukraine », avait été posté à l'origine par un utilisateur du très populaire réseau social russe, Boris Stomakhine, un militant de gauche radicale lui-même en prison. Le tribunal du district de Zavoljskiï a estimé que la republication de ce message constituait un appel public à l'extrémisme et une activité visant à la violation de l'intégrité territoriale de la Russie. M. Boubeïev, ingénieur de son état, a refusé de plaider coupable, se disant persécuté pour ses opinions. La répression des opinions divergentes s'est accrue ces derniers mois en Russie, singulièrement depuis l'annexion de la Crimée, territoire ukrainien, en mars 2014. Elle touche aussi bien la sphère « réelle », avec par exemple la condamnation récente à trois ans de camp d'un homme accusé d'avoir violé les règles de manifestation, que les réseaux sociaux. Depuis le mois de février, un internaute est ainsi poursuivi par la justice, après avoir passé un mois en hôpital psychiatrique, pour avoir nié l'existence de Dieu, une affirmation pouvant relever de « l'insulte aux sentiments des croyants ». Benoît Vitkine – le Monde 6 mai 2016 II. Les réactionsFichtre, c'est sûr que quand on lit ça, on comprend les réactions des lecteurs : Mais sont-elles réellement justifiées ? – attention, il s'agit du Monde… III. L'analyse du cas BoubeïevNous avons précédemment vu que Viktor Krasnov, dont l'affaire est évoquée dans le dernier paragraphe, n'est pas poursuivi, contrairement à ce qu'affirme Benoît Vitkine, simplement « pour avoir nié l'existence de Dieu » – l'athéisme est évidemment constitutionnellement protégé en Russie. Passons à Andreï Boubeïev, que Le Monde présente ici comme une nouvelle victime de la répression de « l'infâme Poutine ». Pour en savoir plus, nous allons jeter un œil du côté de l'ONG russe OVD Info – plébiscitée par Deutsche Welle même Mikhail Khodorkovsy – ONG que l'on ne pourra ainsi pas soupçonner de soutenir Vladimir Poutine. Selon cette ONG, Andreï Boubeïev était déjà condamné à 10 mois en colonie pénitentiaire à sécurité réduite avoir reposté certains messages dans les réseaux sociaux et pour possession de munitions de guerre. Il est donc en état de récidive, et a été condamné cette fois à deux ans et trois mois de colonie toujours à sécurité réduite (Source). Premier point, en comparaison, rappelons qu'en France la possession de munitions de guerre (catégorie A2) par des personnes non-autorisées est punissable d'une peine d'emprisonnement de 5 ans et de 75 000 euros d'amende. (Source : Code pénal français, articles L311-2 et L317-8). Deuxième point, il convient de définir qu'une colonie est un centre d'enfermement beaucoup moins sévère qu'une prison. Il s'agit d'une sorte de hameau fermé avec des baraquements, sans gardiens armés, avec des déplacements libres au sein de la colonie en dehors du couvre-feu, avec des établissements mixtes (hommes et femmes), sans uniforme pour les détenus, et où la famille peut visiter à n’importe quel moment (voire même parfois s’installer avec le détenu…), avec possibilité de garder de l'argent liquide… C'est dans ce genre d'établissements que l'on envoie les automobilistes récidivistes qui roulent sans permis, ou sous le coup de l'alcool, ou ceux qui n'ont pas payé leurs PV… Il faut en revanche beaucoup travailler. (Source) Voici un exemple : https://www.youtube.com/watch?v=5KZu5CpD8EU Après, ce n'est évidemment pas un club de vacances, mais ce n'est pas la prison de la Santé non plus… Et il faut le préciser, quand on a le souci d'une information honnête… Mais, et troisième point, ce que l'article de Monsieur Vitkine ne dit pas, c'est que « la Crimée, c'est l'Ukraine » n'était pas simplement un message reposté de Boris Stomakhine, mais le titre d'un pamphlet, et un lien direct vers ce pamphlet. C'est celui-ci : http://stomahin.info/articl/krym.htm Ce pamphlet appelle au démantèlement de la Russie. Il souhaite par exemple que la Sibérie devienne indépendante puis adhère aux États-Unis d'Amérique, que Sakhaline rejoigne le Japon, que l'Extrême-Orient rejoigne la Chine… Et il souhaite la reconnaissance de l'Émirat du Caucase. L'Émirat du Caucase est une organisation terroriste fondée en 2007 qui aurait tué 1800 personnes et blessés 2700 policiers dans les 5 premières années de son existence. Son bilan exact est difficile à préciser, mais il va très au-delà du triste bilan des attentats du 13 novembre 2015. Le terrorisme islamique a causé en Russie la mort de 986 personnes en 2013 et de 525 personnes en 2014. Le 24 juin 2015, une partie du groupe a annoncé prêter allégeance à l’État islamique et celui-ci l’a acceptée. Selon le texte diffusé par Andreï Boubeïev : « outre la lutte pour la reconnaissance de l’Emirat du Caucase, qu’il est du devoir de toute personne honnête possédant la nationalité russe de soutenir» Toute personne parlant du cas d'Andreï Boubeïev devrait mentionner ce soutien à une organisation terroriste, tombant en France sous le coup de l'apologie publique du terrorisme, condamné par l'article L421-2-5 du Code pénal à sept ans d’emprisonnement et à 100 000 € d’amende… Plus loin, le texte ultra-violent auquel Le Monde ne trouve apparement rien à redire parle des Tatars de Crimée : « Il était clair que la prise de Crimée par la Russie serait une catastrophe pour les Tatars de Crimée, le prologue de leur nouveau génocide. » Rappelons que, sans être dans une situation idéale, les Tatars de Crimée ont reçu en 2 ans de Russie plus qu'ils n'avaient reçu en 23 ans d'Ukraine indépendante, période pendant laquelle leur spécificité était largement niée. La langue Tatar de Crimée est la langue d'enseignement de 15 écoles de Crimée, de 23 classes d'autres écoles, et est une matière optionnelle ailleurs. Les Tatars de Crimée ont le droit de demander une réduction de 50 % sur l'eau, le gaz et l'électricité, ainsi qu'un complément de retraite, et un séjour annuel gratuit au sanatorium. La construction d'une mosquée attendue pendant 15 ans a commencée, et d'autres travaux ont commencé à améliorer la vie des Tatars de Crimée. Toutes ces mesures font que les Tatars de Crimée sont désormais très largement favorables à la Russie, et démentent très clairement les affirmations concernant une répression contre eux. 2/ Un sondage de février 2015 demandait un an après ce que les habitants de Crimée voteraient à un nouveau référendum : Il y a bien moins de Tatars russophobes en un an (et en 2008, seuls 14 % voulaient quitter l'Ukraine). Un autre d'Open Democracy indiquait à la même époque : Le pamphlet continue : «la menace faite au Medjlis par le Parquet moscovite d’une possible (et c’est sûr que cela va se produire bientôt) interdiction sur tout le territoire de la Fédération comme “organisation extrémiste” » Cela s'est effectivement produit. Le Medjlis ou « Assemblée des Tatars de Crimée » n'a, contrairement à son titre ronflant, « aucun fondement juridique », comme l'a rappelé en septembre 2014 le chef de la République de Crimée, Sergueï Aksionov. Ceux qui doutent du caractère criminel du Medjlis pourront notamment écouter l'interview d'un Tatar de Crimée qui a été tabassé par des hommes de Djemilev (suffisamment pour l'envoyer 2 mois à l'hôpital), qui ont ensuite brûlé sa maison. Ce témoin parle également de meurtre commis par les hommes de Djemilev : https://www.youtube.com/watch?v=_4rlegQ9GwE&feature=youtu.be . Ce témoignage est également intéressant parce qu'il explique que lorsque la Crimée est devenue russe, les habitants de Simféropol n'avaient pas peur des « Petits hommes Verts » armés, parce que ce qui les inquiétait étaient les nationalistes ukrainiens, et particulièrement ceux du « Secteur Droit ». Revenons au grand projet promu par ce « militant de gauche radicale » : « Il faut – idéalement – que la Russie vive vaincue par la guerre, détruite par le moyen de la guerre et rayée à jamais de la carte du monde.» Nous y voilà. Ce que Le Monde fait passer pour la simple expression d'une opinion politique est en réalité un appel à la guerre et au massacre. Cherchons à comprendre plus précisément de quelle façon M. Stomakhine « militant de gauche radicale » selon l'article de M. Vitkine, compte dépecer la Russie, et quelle est la guerre à laquelle il appelle.
Il est évident que les habitants de la Sibérie ne souhaitent pas rejoindre les États-Unis d'Amérique, ceux de Sakhaline ne souhaitent pas devenir sujets de l'Empereur du Japon etc., donc la proposition de M. Stomakhine ne saurait être démocratique. Le moyen de l'anéantissement de la Russie est indiqué dans son texte « Apologie de la guerre civile », dans lequel il explique « Il faut tuer les Russes, et seulement les tuer […] Ne pas tuer les Moskals ne serait possible que dans le cas où eux-mêmes se mettraient à tuer massivement et sans pitié tous leurs “soudards”, ces flics, agents du FSB, procureurs, “juges”, gardiens de prison du Service fédéral d’exécution des peines, etc…etc…» Ce texte est d'une violence inouïe. A chacun de voir si un auteur appelant au massacre de dizaines de millions de personnes peut être qualifié de simple « militant de gauche radicale», un Besancenot à la russe. Boris Stomakhine a publié 289 textes critiquant la Russie avec force, et appelant au meurtre. Notons que beaucoup d'entre eux ont été écrits depuis la colonie où il est enfermé (à régime de sécurité strict pour son cas). Il a notamment été condamné pour ses textes célébrant les attentats de Volgograd, qui ont fait 34 morts et une centaine de blessés. « De tout cœur je salue l'explosion de la gare de chemin de fer de Volgograd le 29 décembre 2013 et je félicite les organisateurs pour ce succès» Boris Stomakhine a écrit plusieurs textes encourageant le chef terroriste Chamil Boubaïev. Boris Stomakhine appelle même les Juifs de Russie à commettre les mêmes actes terroristes que Chamil Boubaïev. IV. La liberté d'opinion sur le Crimée en RussieRevenons à l'idée que la Crimée serait ukrainienne, et que le journaliste indique qu'elle serait suffisante pour aller en prison. Passons sur le fait abondamment expliqué dans ce blog qu'une écrasante majorité de la population (y compris désormais une très nette majorité de Tatar de Crimée, qui sont 5 fois moins nombreux que les Russes ethniques) préfèrent que la Crimée fasse partie de la Russie plutôt que de l'Ukraine. De nombreux Russes ont exprimé l'opinion que la Crimée devrait appartenir à l'Ukraine. On peut par exemple citer le chanteur populaire Segueï Lazarev. Il n'a non seulement pas été arrêté, mais à même représenté la Russie à l'Eurovision ! (Source : Livejournal)
Le chanteur russe Andreï Makarevich a écrit une chanson jugeant sévèrement les actions russes en Crimée. Il n'a pas été arrêté et cette chanson est même visible sur le site du plus gros journal de Moscou (À voir sur Mk.ru) Une longue liste de célébrités russes s'affichant contre l'annexion de l'Ukraine est donnée par le site ukrainien DSNews Parmi les 33 personnes citées, aucune n'a été emprisonnée ni inquiétée. Contrairement à ce qu'affirme Le Monde, on a bien évidemment le droit en Russie d'exprimer librement cette opinion politique sans être inquiété. Mais il y a une différence entre l'expression d'une opinion politique et l'appel public au génocide… Certains médias, cependant, ne semblent pas faire cette différence. Par exemple le média de Guerre Froide Radio Free Europe « informe » sur l'une des condamnations de Boris Stomakhine (7 ans de colonie, que RFERL transforme en 7 ans de prison) en ces termes : « Ces accusations ont été portées après que des articles qu'il a écrits, critiquant la politique de Moscou dans le Nord Caucase ont été publiés par le site kavkazcenter.com, qui est associé à la rébellion islamique. » Effectivement, c'est vrai. Ils « oublient » simplement de mentionner cette « petite » histoire de glorification des terroristes et d'appels au meurtre… Ils disent ça aussi : Boris Stomakhine, le héros de Radio Free Europe… Radio Free Europe, officine américaine financée par le Congrès, indique donc qu'il aurait été condamné « pour des articles Internet critiquant ce qu'il appelait les politiques impériales de Poutine. Il a été jugé coupable d'appels au terrorisme. » Présentation fallacieuse, dans un article intitulé « Les voix de la Russie Libre », qui laisse donc croire qu'il a été condamné pour avoir simplement réalisé une critique de la politique de Poutine… Après, il est vrai que les États-Unis d'Amérique ont une vision extrêmement large de la liberté d'expression, du fait de leur Histoire. Pour rester dans les appels au génocide, rappelons que le Département d'État américain s'était opposé au brouillage de la Radio 1000 collines au nom de la liberté d'expression. Mais cette vision n'est pas celle de beaucoup de pays sur la planète… Quoiqu'il en soit, on pourra en conclusion s'étonner, comme hélas souvent, du traitement partial des informations par le journal Le Monde, qui ne présente pas ici des faits importants, et titre « Deux ans de prison pour un internaute russe qui avait écrit « la Crimée, c'est l'Ukraine » » au lieu de « Deux ans de colonie pour un russe récidiviste qui a soutenu des propos faisant l'apologie du terrorisme ». Cette présentation volontairement biaisée alimente donc une russophobie toujours dangereuse, comme l'était la germanophobie médiatique d'il y a un siècle… P.S. Merci à Nicolas, Vladimir et aux traducteurs pour leur aide fondamentale pour cet article. P.P.S. : le concours est ouvert pour le prochain article de Benoit Vitkine :
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