Fabio De Masi « Les directives européennes ont détruit la capacité des gouvernements nationaux à se défendre contre l'évasion fiscale »
Photo Sebastian Bolesch Suite à la perquisition qui a eu lieu mardi dernier au siège de Google France dans le cadre d'une enquête pour fraude fiscale, le député européen allemand Fabio De Masi explique les difficultés qu'il y a à lutter aujourd'hui contre l'évasion fiscale dans une Europe qui ne veut pas s'en donner les moyens. Fabio De Masi est membre du groupe de la Gauche Unitaire européenne / Gauche verte nordique au Parlement européen, spécialiste des questions financières et fiscales. Vous avez étudié en détail le système mis en place par Google pour échapper à l'impôt. Pouvez-vous nous en résumer le principe ?Fabio De Masi. Le capital le plus important de Google c'est la technologie de son moteur de recherche. Parce qu'il y a des milliards de personnes dans le monde qui utilisent Google pour passer l'Internet au peigne fin, afin de faire de la publicité sur les pages Google. C'est très lucratif. Les annonces publicitaires, ce sont donc une grande partie de l'activité réelle de Google. Mais Google ne paie pas d'impôt sur les bénéfices de ces ventes. Si un client installé en France ou en Allemagne conclut un contrat de publicité avec Google, ce contrat est passé avec une société Google en Irlande, pas en France ni en Allemagne. Dans ces deux pays-là, Google se contente de faire du marketing ou du service à la clientèle, des activités qui rapportent très peu d'argent. Après avoir transité par l'Irlande, les bénéfices publicitaires se déplacent vers une société écran aux Pays-Bas, puis reviennent dans une seconde société en Irlande qui est gérée depuis les Bermudes, qui, en vertu de la législation irlandaise, bénéficie d'une franchise d'impôt. Basée sur trois entreprises - deux en Irlande et une qui sert d'intermédiaire aux Pays-Bas - cette stratégie est appelée « une double irlandaise avec un sandwich néerlandais. » En vendant des services à l'étranger aux clients français, Google essaie d'éviter une présence trop stable en France qui rendrait l'entreprise imposable. C'est ce que contestent les autorités françaises, mais c'est pourtant ce qui arrive trop souvent dans le commerce numérique à l'échelle mondiale. Une fois l'argent transféré, Google utilise les droits de licence fictifs pour canaliser l'argent vers les Bermudes, au lieu de payer le taux d'impôt irlandais habituel qui est de 12,5% ( en France, il est de 30% ). Google a besoin des Pays-Bas comme passerelle, parce que c'est l'un des rares pays qui ne taxe pas l'argent qui transite vers un pays comme les Bermudes, où la fiscalité des entreprises est de 0%. Lorsque Google s'est présenté devant la commission spéciale du Parlement européen sur l'évasion fiscale, j'ai demandé à ses représentants si je pouvais visiter la société néerlandaise à travers laquelle des milliards d'euros transitent chaque année mais qui n'a aucun employé. En public, ils m'ont répondu " oui, bien sûr », mais plus tard ils ont fait marche arrière sur ce point et je n'ai jamais pu m'y rendre. Est-ce que la France a des chances de récupérer les impôts que Google n'a pas payés ?Fabio De Masi. Oui et non. Selon les règles actuelles, un grand nombre de combines de Google sont légales. C'est là qu'est le vrai scandale. Mais les autorités françaises peuvent contester l'affirmation de Google selon laquelle la vente de contrats de publicité en France n'est pas une activité économique suffisamment durable pour qu'elle puisse être imposée. Le Royaume-Uni - en passant un accord en début d'année avec Google – a réussi à contourner le problème. Ils sont en train d'essayer de devenir eux-mêmes un paradis fiscal global. Donc, ils ont surtout négocié pour récupérer un peu plus d'argent de Google, mais ça se fait dans une opacité complète, et sans remettre en cause le principe de l'évasion fiscale. Cependant tout ce système d'évasion fiscale paraît tellement évident qu'on peut le contester en s'appuyant sur les règles actuelles. Le cas français est particulièrement prometteur pour moi. L'Italie aussi, a récupéré des sommes importantes d'Apple. Il est cependant extrêmement difficile pour le ministère public de récupérer de l'argent auprès de ces sociétés très riches qui commandent à des armées d'avocats et d'experts fiscaux, parce que les règles sont très complexes et opaques . Mais si on a la volonté politique, et en s'en tenant à une interprétation stricte de la loi , on pourrait déjà faire beaucoup plus aujourd'hui . Est-ce que la législation européenne permet réellement de lutter contre cette évasion fiscale ou au contraire, est-ce qu'elle la favorise ?Fabio De Masi. La Commission prétend jouer les durs sur l'évasion fiscale . Mais en réalité, les outils dont elle veut doter les états pour qu'ils les utilisent contre Amazon, Apple ou Starbucks sont des épées émoussées . Les procédures sont extrêmement longues et complexes. Elles ne peuvent cibler que les entreprises qui ont obtenu un avantage démontrable dans la concurrence avec les autres. Mais pour toutes celles qui ont seulement réussi à éviter l'impôt, il n'y a pas de problème. Et si les sociétés sont reconnus coupables, de toutes façons l'argent retourne dans les pays qui ont accordé un traitement préférentiel, ce qui les incite à faire encore davantage de dumping fiscal. Le problème fondamental de l'Union européenne, c'est qu'elle n'a aucune politique fiscale coordonnée, et pas de mesures de défense communes contre l'évasion fiscale. Les directives européennes ont par ailleurs détruit la capacité des gouvernements nationaux à se défendre. Le gouvernement allemand, par exemple, a cessé de faire valoir son droit contre des filiales à faible taux d'imposition à l'étranger, en raison d'un arrêt de la Cour européenne de Justice en 2008 dans l'affaire Cadburry-Schweppes ( un jugement qui donnait raison au groupe Cadburry-Scweppes, contre la législation britannique qui voulait taxer cette société NDLR). Et en l'absence de législation européenne, aucun pays ne peut empêcher l'argent de circuler librement, sans être taxé, vers les Pays-Bas d'où il peut ensuite facilement quitter l'Europe pour les paradis fiscaux comme les Bermudes ou Panama. L'échec complet pour faire appliquer des mesures contre ces méthodes nuisibles, révélées par le LuxLeaks - ou au moins pour faciliter les échanges d'informations entre les autorités des différents pays - mesures qui auraient dû être obligatoires depuis 1977, en est un autre exemple clair . Chaque mois, on découvre de nouvelles affaires d'évasion fiscale qui concernent des grandes entreprises et il semble impossible de lutter contre. Que préconisez-vous ?Fabio De Masi. Il ne serait pas impossible de combattre l'évasion fiscale, mais les gouvernements de l'U-E n'ont pas la volonté politique de lutter frontalement contre ce problème. Tout d'abord, nous aurions besoin de beaucoup plus de transparence afin de permettre le débat public et un meilleur contrôle. Nous avons besoin de rapports publics établis pays par pays, qui obligent les multinationales à montrer où elles font des affaires et où elles paient des impôts. Le gouvernement français s'est malheureusement opposé à son Parlement qui voulait essayer de légiférer sur cette question l'an dernier. Nous espérons que les députés français réussiront à reprendre la main par le biais d'amendements à la loi sur le budget de cette année - compte tenu, en particulier, du fait qu'il y a une forte résistance de l'Allemagne sur ce point. Ensuite, nous avons besoin de mesures de défense plus ambitieuses contre le transfert des bénéfices. Le commissaire Moscovici ( qui affirme vouloir faire de la lutte contre l'évasion fiscale sa priorité NDLR ) a proposé une série de règles décevantes en janvier, et les représentants des états membres au Conseil européen n'ont pas réussi la semaine dernière à se mettre d'accord sur un texte commun qui avait pourtant été édulcoré par tous les pays qui sont des paradis fiscaux au sein même de l'Union européenne . Nous avons besoin d'imposer les transferts de bénéfices et nous devrions en limiter les mouvements s'ils ne sont pas suffisamment imposés dans les pays où ils sont transférés. Et puis nous devons être beaucoup plus fermes envers les banques et les cabinets d'avocats qui conçoivent les systèmes d'évitement fiscal, comme le Big 4 ( les quatre plus grands groupes d'audit financier au niveau mondial NDLR ) dans le cas de LuxLeaks ou le cabinet Mossack Fonseca révélé par les Panama Papers. Mais toutes les grandes banques européennes sont impliquées. Nous avons besoin de lourdes amendes pour décourager les activités criminelles ou frauduleuses, et en cas de contravention répétées, les licences des entreprises doivent besoin d'être retirées.
Source : l'Humanité.fr
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