Emmanuel Todd : "La France n'est plus dans l'histoire"
Source : Le Nouvel Obs, Aude Lancelin, 23-03-2016 L'historien et démographe ne s'était pas exprimé en France depuis la polémique suscitée par son livre, "Qui est Charlie?", paru au printemps 2015. Crise des réfugiés, attentats du 13 novembre, jeunesse économiquement sinistrée, autant de sujets qu'il aborde en exclusivité dans un grand entretien à paraître demain dans "L'Obs". En voici quelques extraits. L’OBS. Nous sommes en présence de la vague de réfugiés la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale. Face à cela, les derniers grands piliers qui soutiennent encore une construction européenne déjà très malmenée par la crise des dettes souveraines semblent en passe de céder. Quel regard portez-vous sur ces événements? Emmanuel Todd. Il faut d'abord souligner que, pour la France, la crise des réfugiés est un phénomène idéologique sans substance: tout simplement parce que les réfugiés ne veulent pas venir chez nous. C'est d'ailleurs extrêmement vexant pour notre pays, parce que la capacité à attirer des immigrés est un signe de dynamisme. Cela a d'abord un rapport avec le fait que la France est dans une situation démographique satisfaisante, que le taux de fécondité est de deux enfants par femme, mais surtout avec le fait qu'il y a beaucoup de jeunes au chômage chez nous. Tout autre est la situation de l'Allemagne, un pays qui se bat contre le vieillissement démographique, et qui est en recherche permanente de main-d'œuvre. L'Allemagne et le Japon, deux pays sur lesquels j'ai beaucoup travaillé, ont actuellement les deux populations les plus âgées du monde, puisque l'âge médian y est respectivement de 46,2 ans et de 46,5 ans, alors qu'il est de 38 ans aux Etats-Unis, de 40 ans au Royaume-Uni et de 41,2 ans en France. La différence entre l'Allemagne et le Japon, c'est que ce dernier se refuse à utiliser une immigration massive et qu'il s'est résigné à gérer le déclin de sa puissance. L'Allemagne, elle, est un pays totalement paradoxal puisque, quoique étant l'un des deux plus vieux du monde, elle n'a nullement renoncé à la puissance économique. Concernant les réfugiés, vous considérez donc que l'Allemagne fait preuve de réalisme économique face à sa faiblesse démographique, et non, comme on veut souvent le considérer dans les cercles médiatiques français, que la chancelière Merkel fait preuve d'un sens des responsabilités remarquable… La politique migratoire d'Angela Merkel est dans la continuité exacte de ce qui s'est fait en Allemagne depuis les années 1960. Avant tout, il faut comprendre que l'obsession des classes dirigeantes allemandes, c'est le renouvellement de la force de travail. Je me souviens d'une couverture extraordinaire du «Spiegel». Au moment même où le monde entier accusait l'Allemagne de détruire les économies grecque, italienne, espagnole et portugaise par des politiques d'austérité et de contraction budgétaire drastiques, on vit paraître cette une qui présentait l'Allemagne comme le nouveau paradis pour la jeunesse du Sud, avec les visages heureux de jeunes Méditerranéens qualifiés, compétents, appelés à participer au bon fonctionnement de l'économie allemande. Les Français sont aveugles sur ces choses-là, car sur ce sujet aussi, la France vit dans une idée fausse d'elle-même. Nous pensons que c'est nous, le grand pays ouvert d'immigration. Alors que ça n'a été vrai que très ponctuellement dans le passé. En fait, tout au long de son histoire la plus ancienne, c'est l'Allemagne qui a eu un rapport extrêmement créatif à l'immigration. La Prusse, par exemple, est un pays qui a été inventé, en partie créé par l'apport de populations étrangères, y compris de huguenots français. Et dans toutes les années d'après-guerre, il y a eu en Allemagne une importante immigration yougoslave, et turque, puis issue de tous les pays de l'Est. Le grand pays d'immigration, depuis la guerre, en Europe, c'est l'Allemagne. Je sais que certains en France aiment penser qu'en s'ouvrant aujourd'hui aux immigrés du Proche et du Moyen-Orient l'Allemagne essaie encore de racheter ses fautes passées, d'apparaître comme le génie du bien… Pure naïveté. Les Allemands ne sont plus du tout dans cet état d'esprit et ne pensent plus qu'ils ont des fautes à expier. Cela a longtemps été le cas, tout de même, et cela a beaucoup pesé sur la construction européenne. Oui, mais on en est tout à fait sorti. Et ce qu'on a pu voir, l'été dernier notamment, à l'occasion de la crise grecque, c'est une totale bonne conscience chez les Allemands. La réunification a eu lieu en 1990. En vingt-cinq ans, l'Allemagne a retapé sa partie orientale sinistrée par le communisme. Elle a remis en ordre de marche économique toute l'Europe de l'Est, intégré ses populations actives à son système industriel, écrasé la concurrence à l'ouest et au sud dans la zone euro, et est devenue quasiment le premier exportateur mondial pour les produits de haut niveau technologique, bien avant la Chine, les Etats-Unis ou le Japon. Le tout avec une population de 82 millions d'habitants, extrêmement âgée. Si on réfléchit deux minutes, on se dit: oui, l'Allemagne est un pays extraordinaire. Un pays qui a en tout cas des qualités d'organisation, d'efficacité et de compétence exceptionnelles. C'est à cette lumière-là qu'il faut analyser cette vague migratoire que l'Allemagne a appelée,stimulée. Car il y a bien eu un appel de cet ordre, quand on observe toute la séquence. Aujourd'hui pourtant, même en Allemagne, on cherche à stopper ces transferts massifs de population, ne parlons même pas des murs et des barbelés qui se dressent partout à l'est. Finalement, la politique prudente de la France dans cette affaire est-elle aussi critiquable que certains ont pu le dire? Fondamentalement, ce que fait le gouvernement français n'a plus la moindre importance, et du reste les Allemands n'en tiennent aucun compte. Etre lucide, de nos jours, c'est voir que la France n'est pas un pays où se fait l'histoire. Je repense à ce concept utilisé par Friedrich Engels à l'époque des révolutions de 1848, par lequel il définissait les Tchèques comme un «peuple non historique», par opposition aux Hongrois ou aux Polonais qui se soulevaient, qui faisaient l'histoire. Actuellement, les Français sont un peuple «non historique». Il y a vraiment un changement de cycle. L'élection présidentielle française n'aura pas le moindre impact, tandis qu'avec la montée en puissance de Trump et même de Sanders aux Etats-Unis, avec le retour efficace de la Russie au Moyen-Orient, et, bien sûr, avec les choix de l'Allemagne, on a affaire à des tournants possibles de l'histoire mondiale. Cela étant posé, oui, je dois dire que Manuel Valls a eu un certain courage de déclarer à Munich ce qu'il pensait de cette question. A ce moment-là, j'ai même eu un petit mouvement, je me suis dit que, peut-être, il valait quand même mieux que François Hollande. (Rires.) Reste qu'une dure réalité va s'imposer aux Allemands: assimiler des gens d'Europe de l'Est, c'était facile, car il n'y a jamais eu aucune homogénéité ethnique en Allemagne, pays dont une bonne partie de la population a toujours consisté en Slaves germanisés. Mais, désormais, il s'agit de tout autre chose, d'une autre espèce d'immigration. Avec les Turcs, la machine avait déjà commencé à caler. Pas tellement parce qu'ils sont musulmans, contrairement à ce que beaucoup aiment à agiter en France. Mais parce que leurs structures familiales sont patrilinéaires, c'est-à-dire très favorables aux hommes, et, plus important encore, endogames. C'est ça le marqueur important, la grande différence entre les Européens et les habitants du sud et de l'est de la Méditerranée: une tradition du mariage entre cousins qui, chez ces derniers, fait que le système familial tend à se refermer sur lui-même. La question n'est donc pas de savoir s'ils sont musulmans ou non, c'est de savoir à quel point leur système familial s'éloigne de nos cultures exogames dans lesquelles le taux de mariage entre cousins germains est toujours inférieur à 1%. Et dans le cas des migrants syriens ou libyens, de quelles structures familiales s'agit-il? 35% de mariages entre cousins germains pour les Syriens sunnites, 19% seulement pour les Alaouites qui soutiennent Bachar al-Assad. 36-37% chez les Irakiens. Il n'existe pas de chiffres fiables pour la Libye. C'est donc beaucoup trop. Honnêtement, je pense qu'absorber brutalement des millions d'immigrés endogames venus de Syrie, d'Irak et bientôt d'ailleurs – car ce n'est que le début, je pense en effet que l'Arabie Saoudite est aussi en cours d'effondrement –, dans un pays aussi vieilli que l'Allemagne, c'est un défi absolument incroyable. L'Allemagne ne pourrait intégrer, contrôler et utiliser efficacement de telles masses de population, à de tels niveaux de différence culturelle et à un tel rythme accéléré, qu'en se stratifiant et en se durcissant. Le prix à payer serait sa transformation en une société policière ou militarisée. A une époque, vous sembliez toutefois beaucoup moins pessimiste qu'aujourd'hui sur l'intégration des populations immigrées, notamment en France. Vos adversaires vous ont même parfois caricaturé en chantre de l'immigration heureuse. Vous déclariez encore au milieu des années 2000 que le raidissement réactionnaire autour des questions migratoires serait balayé dans notre pays par l'explosion des mariages mixtes et par l'arrivée de nouvelles générations ne partageant nullement ce genre d'anxiétés. Avez-vous revu vos prévisions? Le livre que j'avais écrit sur le sujet en 1994, «le Destin des immigrés», était un livre optimiste effectivement, mais c'était aussi un livre réaliste. Il y a des gens aujourd'hui, des populistes de gauche, qui semblent découvrir les questions d'identité. Je pense notamment à ceux qui travaillent sur «l'insécurité culturelle». La différence culturelle et ses dangers, j'en avais déjà fait une analyse très brutale au milieu des années 1990. J'ai du reste été l'un des premiers à dire qu'il fallait revenir au concept d'assimilation. Donc elles retardent vraiment, ces analyses-là. L'immigration n'est jamais un phénomène facile, même si toutes les populations sont assimilables en fin de compte. Je n'ai jamais fait partie de ces gens qui pensent qu'accueillir tous les migrants est une priorité morale absolue, un quasi-impératif catégorique, et qui négligent le droit légitime des populations européennes à un minimum de sécurité territoriale. Cette attitude morale abstraite, je l'ai toujours trouvée totalement irresponsable. Je profite de l'occasion pour signaler à ces bien-pensants qu'installer en masse en Europe les Arabes éduqués, lourdement surreprésentés parmi les réfugiés, c'est priver le Moyen-Orient de ses élites, et le condamner à des siècles de désintégration et de régression. Le destin d'Haïti… Je reviens à la France. L'une des conditions fondamentales de l'assimilation, c'est que la machine économique tourne et que l'ascenseur social fonctionne. Or c'est cela qui a dramatiquement failli en France. Mon modèle était raisonnablement réaliste dans l'hypothèse d'une France qui ne se serait pas enferrée dans l'euro, qui ne tournerait pas à un taux de croissance zéro, garantissant la rigidification de tous les milieux sociaux. Quelle occasion gâchée pour la France, une société douée dans son rapport à l'étranger et à l'universel, assez indifférente aux différences d'apparence physique! Mais c'est ainsi. Tant qu'on aura ce blocage économique, on observera des phénomènes de pourrissement, qui pourront prendre en banlieue une forme islamique, tout simplement parce qu'il y a dans ces zones-là beaucoup de Français d'origine musulmane. Ces phénomènes de radicalisation qui ont produit les grandes vagues d'attentats de 2015 sont l'objet de conflits d'interprétations aujourd'hui en France. Pour certains, comme Olivier Roy, l'islam n'est qu'un habillage, un prétexte à la radicalisation d'une fraction de la jeunesse totalement à l'abandon, pour d'autres, comme Gilles Kepel, une telle analyse revient à minimiser la percée du salafisme dans notre pays, et plus généralement la puissante attraction exercée par le religieux. Je suis clairement aux côtés d'Olivier Roy ou de Farhad Khosrokhavar, des types sérieux qui savent de quoi ils parlent. D'ailleurs, l'un des problèmes actuels du gouvernement et autres islamologues obsessionnels, qui veulent tenir le pays en agitant des caricatures de Mahomet et en chantant la laïcité, c'est qu'ils redécouvrent l'existence d'une fureur populaire bien de chez nous, qu'elle prenne la forme du désespoir paysan ou de ces jeunes qui refusent la réforme du marché du travail. C'est rassurant: enfin on revient aux vraies questions. Evidemment, le terrorisme islamique est un problème crucial. Mais, pour bien gouverner une société en crise, il faut prendre de la distance, et voir que ce drame n'est qu'un morceau d'une tragédie globale: notre société est paralysée parce que la France n'a plus de monnaie et ne peut plus avoir de politique économique. Tout est parodique dans nos débats politiques actuels. Chacun des candidats nous raconte qu'il va gouverner différemment alors qu'il sait très bien qu'il ne pourra, dans l'euro, qu'exécuter les directives de Berlin. Ou peut-être qu'il n'a même pas compris. Alain Juppé sera bientôt le jeune espoir de la politique française. (Rires.) Je me souviens d'avoir découvert avec émerveillement durant un débat avec lui en 1988, après qu'il eut été ministre du Budget, je crois, qu'il refusait ou ignorait l'analyse économique keynésienne – ce qui nous promet de grands moments. Nous sommes vraiment devenus le pays de la Belle au Bois dormant. Notre problème, on ne peut le restreindre à ces jeunes d'origine maghrébine qui perdent les pédales, passent parfois à la délinquance, puis de là, dans un tout petit nombre de cas, au terrorisme. L'une des choses qui m'ont le plus tristement impressionné le 13 novembre dernier, lors de ces attentats horribles, c'est justement la vision que la classe politique et les médias ont alors donnée de la jeunesse française. D'un côté, les jeunes terroristes déments, barbares, islamisés jusqu'au fond des yeux, etc. De l'autre, des jeunes tout de jovialité, parfaitement sains, et radieux, sirotant des bières à la terrasse des bistrots. Alors qu'on a aujourd'hui toutes les statistiques en main sur les difficultés effarantes pour les jeunes à entrer dans la vie adulte, la baisse de leurs revenus, leurs taux d'emploi misérables, les stages sous-payés voire non payés. Etre jeune en France, ce n'est pas juste siroter un demi en terrasse. Cette vision-là, c'est typiquement celle d'une société âgée qui a des problèmes de prostate. Dans notre prostate civilization, c'est juste trop génial d'être jeune. Le problème fondamental de la France, ce n'est pas seulement la déviance atroce de certains parmi les plus largués de la société, c'est notre capacité à inclure les jeunes, tous les jeunes, qui ne cesse de faiblir. A nouveau, nous sommes devant ce choix que je pointais dans «Qui est Charlie?», ce livre qui a fait de moi l'ennemi public numéro un. Ou bien rester la tête dans le sac avec de pseudoproblèmes religieux, et se chauffer sur l’islam, la laïcité, etc. Ou bien affronter nos vrais problèmes économiques et sociaux, et le blocage général de la machine. Vous n'aviez pas repris jusqu'à ce jour la parole en France depuis la violente polémique consécutive à la parution de “Qui est Charlie ?” au printemps 2015. Pourquoi un si long silence? Avec ce livre, j'ai voulu défendre le droit à la paix de l'âme pour nos concitoyens musulmans. Il restera comme l'un des gestes dont je suis le plus fier dans ma vie, peut-être ma justification en tant qu'être humain. Mais dès que j'ouvre la télé ou la radio, je ne peux ignorer que les intellectuels comme moi fo4nt partie des vaincus de l'histoire. Partout, des obsédés de la religion, des identitaires hystériques, des types complètement méprisables intellectuellement, et qui ne travaillent pas. Je tiens toutefois à profiter de votre question pour présenter solennellement mes remerciements à François Hollande et à Manuel Valls qui, en lançant leur projet de loi sur la déchéance de nationalité, ont validé à 100% la thèse la plus discutée de «Qui est Charlie?»: l'identification du néorépublicanisme comme pétainiste et vichyste. Je considère désormais que j'ai une dette personnelle envers le président de la République, et c'est d'avoir validé mon livre jusqu'à la dernière virgule.
Qu'est-ce qui selon vous a à ce point heurté dans ce livre? Quel a été le cœur du différend? C'est assez simple. Je ne me suis pas contenté de pointer la responsabilité de notre classe politique de dire qu'Hollande était nul, de suggérer que le projet socialiste n'était plus qu'un banal cas d'escroquerie en bande organisée, etc., ce que tout le monde sait désormais. Ce que j'ai dit, c'est: les classes moyennes françaises sont nulles. J'ai mis en accusation tout un monde, le mien, et ça c'est beaucoup plus grave. J'ai acté le fait que les classes moyennes françaises d'aujourd'hui ne sont plus les héritières de la Révolution. Qu'elles ne sont plus ce peuple qui croit en la liberté, en l'égalité, que tout ça c'est désormais du pipeau. Et, bien entendu, ça a énormément choqué, parce que c'est vrai. Tout le monde s'abrite derrière le paravent d'élites politiques stupides. Mais Hollande, quelque part, est une fiction. Quand on l'entend, avec sa petite voix, quand on le voit ne prendre aucune décision… Il n'existe pas, Hollande. C'est un mythe, un fantasme collectif. Et les gens se planquent derrière leur mépris d'Hollande pour ne pas se juger eux-mêmes. Cela leur permet de ne pas se dire: eh bien voilà, je suis un Français vieillissant des classes moyennes, j'ai encore quelques super privilèges économiques, j'ai pu élever tranquillement mes enfants aux frais de l'Etat, mais maintenant, que les jeunes se démerdent, qu'ils croupissent dans les banlieues, dans les prisons, ou, s'ils sont sages, qu'ils se défoncent dans des boulots pourris. C'est là qu'était la violence du livre, et le problème qu'il pose demeure entier. Propos recueillis par Aude Lancelin Source : Le Nouvel Obs, Aude Lancelin, 23-03-2016
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