mardi 29 mars 2016

Pourquoi les Arabes ne veulent pas de nous en Syrie, par Robert F. Kennedy, JR

Pourquoi les Arabes ne veulent pas de nous en Syrie, par Robert F. Kennedy, JR

Source : Politico, le 23/02/2016John Foster Dulles (R), Republican Party Foreign p

John Foster Dulles (à droite), expert en politique étrangère du Parti Républicain, est salué par son frère, Allen Dulles, à son arrivée à New York en octobre 1948 | AFP/AFP/Getty Images

Ils ne détestent pas « nos libertés ». Ils détestent que nous ayons trahi nos idéaux dans leurs propres pays – pour du pétrole.

Par ROBERT F. KENNEDY, JR

En partie parce que mon père a été assassiné par un arabe, j’ai fait un effort pour comprendre l’impact de la politique américaine au Moyen-Orient, et particulièrement des facteurs qui motivent parfois des réponses sanguinaires de la part du monde islamique envers notre pays. Tandis que nous nous concentrons sur l’émergence de l’État Islamique et recherchons l’origine de la barbarie qui a pris tellement de vies innocentes à Paris et San Bernardino, nous pourrions vouloir regarder au-delà des explications confortables relatives à la religion et l’idéologie. Nous devrions plutôt examiner les explications plus complexes de l’Histoire et du pétrole et comment elles pointent un doigt accusateur vers nos propres rivages.

Le peu glorieux registre d’interventions violentes américaines en Syrie, très peu connu des Américains mais cependant très bien connu des Syriens, a créé un terrain fertile à un djihadisme islamique violent qui complique toute réponse effective de nos gouvernements pour relever le défi de l’État Islamique. Aussi longtemps que l’opinion publique américaine et les politiciens ignoreront ce passé, les interventions à venir vont vraisemblablement se limiter à empirer la crise. Le secrétaire d’État John Kerry a annoncé cette semaine un cessez-le-feu “provisoire” en Syrie. Mais comme les moyens et le prestige des É-U en Syrie sont très faibles – et que le cessez-le-feu ne concerne pas des belligérants importants comme l’ÉI et al-Nosra – il est condamné à se limiter au mieux à une fragile trêve. De même, le renforcement de l’intervention militaire du président Obama en Libye – des frappes aériennes des É-U ont visé un camp d’entraînement de l’ÉI la semaine dernière – va probablement renforcer les radicaux au lieu de les affaiblir. Comme le New York Times l’a rapporté à la Une le 8 décembre 2015, les chefs politiques de l’ÉI et ses planificateurs stratégiques cherchent à provoquer une intervention militaire américaine. Ils savent d’expérience qu’elle inondera leurs rangs de combattants volontaires, asséchera les voix de la modération et unifiera le monde islamique contre l’Amérique.

Pour comprendre cette dynamique, nous devons regarder l’histoire dans la perspective des Syriens et particulièrement les sources du conflit actuel. Bien avant notre occupation de l’Irak en 2003 qui a déclenché la révolte sunnite, désormais devenue l’État Islamique, la CIA avait alimenté un djihadisme violent en l’utilisant comme une arme en période de guerre froide et mis à mal les relations diplomatiques entre les États-Unis et la Syrie.

Cela ne s’est pas passé sans controverse. En juillet 1957, après un coup d’État manqué en Syrie par la CIA, mon oncle, le sénateur John F. Kennedy exaspéra la Maison-Blanche d’Eisenhower, les dirigeants des deux partis politiques, et nos alliés européens, avec un discours d’anthologie soutenant le droit à un gouvernement indépendant dans le monde arabe, et appelant à mettre fin à l’ingérence impérialiste américaine dans les pays arabes. Tout au long de ma vie, et particulièrement durant mes fréquents voyages au Moyen-Orient, d’innombrables Arabes m’ont volontiers rappelé ce discours comme la plus claire expression d’idéalisme qu’ils attendaient des É-U. Le discours de Kennedy était un appel pour que l’Amérique s’engage de nouveau dans les hautes valeurs que notre pays avait défendues dans la Charte Atlantique ; dont la promesse solennelle que toutes les anciennes colonies européennes auraient droit à l’autodétermination après la Seconde Guerre mondiale. Franklin D. Roosevelt avait tordu le bras de Winston Churchill et des autres responsables alliés pour qu’ils signent la Charte Atlantique en 1941 comme précondition du soutien américain dans la guerre européenne contre le fascisme.

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Le procureur général des États-Unis, Robert Kennedy, prononce un discours le 2 septembre 1964

Mais en grande partie grâce à Allen Dulles et à la CIA, dont les intrigues en matière de politique étrangère étaient souvent en totale opposition avec les déclarations politiques de notre nation, le chemin idéaliste tracé dans la Charte Atlantique ne fut pas emprunté. En 1957, mon grand-père, l’ambassadeur Joseph P. Kennedy, fit partie d’une commission secrète chargée d’enquêter sur les coups foireux de la CIA au Moyen-Orient. Le rapport dénommé “Rapport Bruce-Lovett”, dont il fut signataire, décrivait les complots de coup d’État de la CIA en Jordanie, Syrie, Iran, Irak et Égypte, tous bien connus de la rue arabe, mais pratiquement ignorés du peuple américain qui prenait pour argent comptant les démentis de son gouvernement. Le rapport faisait grief à la CIA de l’anti-américanisme larvé qui était alors en train de s’enraciner mystérieusement “dans de nombreux pays du monde aujourd’hui.” Le rapport Bruce-Lovett soulignait que de telles interventions étaient contraires aux valeurs américaines et avaient compromis la prééminence américaine internationale et son autorité morale sans que le peuple américain n’en sache rien. Le rapport disait aussi que la CIA n’avait jamais envisagé comment faire face à de tels agissements si un gouvernement étranger en fomentait dans notre pays.

Telle est l’histoire sanglante que de modernes interventionnistes comme George W. Bush, Ted Cruz et Marco Rubio oublient quand ils récitent leur discours narcissique selon lequel les nationalistes du Moyen-Orient “nous détestent en raison de nos libertés.” Pour la plupart, c’est faux ; au lieu de cela, ils nous détestent pour la façon dont nous avons trahi ces libertés – notre propre idéal – à l’intérieur de leurs frontières.

* * *

Pour que les Américains comprennent réellement ce qui se passe, il importe de rappeler certains détails de cette histoire sordide mais méconnue. Pendant les années 50, le président Eisenhower et les frères Dulles – Allen Dulles, directeur de la CIA et John Foster Dulles, Secrétaire d’État – repoussèrent les propositions de traité soviétiques visant à faire du Moyen-Orient une zone neutre dans la guerre froide et laisser les Arabes gouverner l’Arabie. Au lieu de quoi, ils élaborèrent une guerre clandestine contre le nationalisme arabe – qu’Allen Dulles considérait comme du communisme – en particulier quand l’autogestion arabe menaçait les concessions pétrolifères. Ils fournirent une aide militaire américaine secrète aux tyrans en Arabie saoudite, en Jordanie, en Irak et au Liban, favorisant des marionnettes à l’idéologie djihadiste conservatrice qu’ils considéraient comme un antidote sûr au marxisme soviétique. Lors d’une réunion à la Maison-Blanche en septembre 1957 entre Frank Wisner, directeur des programmes de la CIA, et John Foster Dulles, Eisenhower conseilla à l’Agence : “Nous devrions faire tout ce qu’il est possible pour insister sur l’aspect ‘guerre sainte’,” selon une note prise par son secrétaire d’équipe, le général Andrew J. Goodpaster.

La CIA commença à intervenir activement en Syrie en 1949 – à peine un an après la création de l’Agence. Les patriotes syriens avaient déclaré la guerre aux nazis, expulsé les administrateurs coloniaux français du gouvernement de Vichy et élaboré une fragile démocratie laïque inspirée du modèle américain. Mais en mars 1949, le président syrien démocratiquement élu, Shukri-al-Quwatli, hésita à donner son accord au pipeline trans-arabique, un projet américain destiné à relier les champs pétrolifères d’Arabie saoudite aux ports libanais via la Syrie. Dans son livre, “Legacy of Ashes” [“L’Héritage des Cendres”], Tim Weiner, l’historien de la CIA, raconte que pour se venger du manque d’enthousiasme d’Al-Quwatli à l’égard du pipeline américain, la CIA mit au point un coup d’État qui remplaça Al-Quwatli par le dictateur qu’elle avait choisi, un escroc auparavant condamné du nom de Husni al-Za’im. Al-Za’im eut tout juste le temps de dissoudre le parlement et d’approuver le pipeline américain avant que ses concitoyens ne le destituent, après quatre mois et demi d’exercice.

A la suite de plusieurs contrecoups dans le pays fraîchement déstabilisé, le peuple syrien essaya une nouvelle fois la démocratie en 1955, élisant à nouveau Al-Quwatli et son Parti National. Al-Quwatli était toujours un tenant de la neutralité dans la guerre froide, mais, piqué au vif par l’implication américaine dans sa destitution, il se tourna à présent vers le camp soviétique. Cette attitude poussa Dulles, le directeur de la CIA, à déclarer que “la Syrie est mûre pour un coup d’État” et à envoyer ses deux sorciers du coup d’État, Kim Roosevelt et Rocky Stone, à Damas.

Deux ans auparavant, Roosevelt et Stone avaient orchestré un coup d’État en Iran contre le président démocratiquement élu Mohammed Mossadegh, après que celui-ci eut tenté de renégocier les termes des contrats inéquitables que l’Iran avait passés avec le géant pétrolier britannique, la Compagnie Pétrolière Anglo-Iranienne (aujourd’hui BP). Mossadegh, premier dirigeant élu en 4 000 ans d’histoire iranienne, était un populaire champion de la démocratie dans le monde en voie de développement. Mossadegh avait expulsé tous les diplomates britanniques après la découverte d’une tentative de coup d’État émanant d’agents du renseignement du Royaume-Uni travaillant main dans la main avec BP. Mossadegh, cependant, commit l’erreur fatale de résister aux demandes de ses conseillers d’expulser également la CIA qui, comme ils l’en soupçonnaient avec raison, était complice du complot britannique. Mossadegh avait une vision idéaliste des É-U comme modèle pour la nouvelle démocratie iranienne, incapables de telles perfidies. Malgré les pressions de Dulles, le président Harry Truman avait interdit à la CIA de se joindre aux conjurés pour renverser Mossadegh. Quand Eisenhower prit ses fonctions en janvier 1953, il libéra immédiatement Dulles de ses contraintes. Après avoir renversé Mossadegh au cours de “l’Opération Ajax”, Stone et Roosevelt installèrent le Shah Reza Pahlavi, favorable aux compagnies pétrolières des É-U mais dont les deux décennies de sauvagerie patronnée par la CIA à l’encontre de son propre peuple depuis le trône du Paon firent finalement exploser la révolution islamique de 1979 qui a miné notre politique étrangère depuis 35 ans.

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Mohammed Mossadegh, le Premier ministre démocratiquement élu de l’Iran de 1951 à 1953, à gauche en 1951. La même année il a été nommé Personnalité de l’année par Time, à droite. Son mandat a été interrompu par un coup d’État mené par les États-Unis en 1953, qui installa le Shah Reza Pahlavi.

Dans la foulée du “succès” de son opération Ajax en Iran, Stone arriva avec 3 millions de $ à Damas en avril 1957 pour armer et inciter des militants islamiques, ainsi que, par la corruption, des officiers syriens et des hommes politiques, à renverser le régime laïque et démocratiquement élu de al-Quwatli, selon “Safe for Democracy: The Secret Wars of the CIA” (Sans Danger pour la Démocratie : les Guerres secrètes de la CIA), de John Prados. Travaillant avec les Frères Musulmans et disposant de millions de dollars, Rocky Stone planifia l’assassinat du chef du renseignement syrien, du chef de son État-Major et du chef du parti communiste, et fomenta “des complots nationaux et diverses provocations” en Irak, au Liban et en Jordanie qui auraient pu être imputés aux baasistes syriens. Tim Weiner explique dans “Legacy of Ashes” que le plan de la CIA consistait à déstabiliser le gouvernement syrien et créer un prétexte à une invasion par l’Irak et la Jordanie, dont les gouvernements étaient déjà sous contrôle de la CIA. Kim Roosevelt prévoyait que le nouveau gouvernement fantoche installé par la CIA “s’appuierait au premier chef sur des mesures de répression massives et un exercice arbitraire du pouvoir”, selon un document déclassifié de la CIA publié dans le journal The Guardian.

Mais tout cet argent de la CIA échoua à corrompre les officiers syriens. Les soldats firent part des tentatives de corruption par la CIA au régime baasiste. En réponse, l’armée syrienne envahit l’ambassade américaine, et fit prisonnier Stone. Après un rude interrogatoire, Stone confessa à la télévision son rôle dans le coup d’État iranien et la tentative avortée de la CIA de renverser le gouvernement légitime de la Syrie. Les Syriens expulsèrent Stone et deux collaborateurs de l’ambassade des É-U – le premier diplomate du Département d’État américain à être banni d’un pays arabe. Hypocritement, la Maison-Blanche d’Eisenhower rejeta la confession de Stone comme une “invention” et une “calomnie”, un déni entièrement gobé par la presse américaine conduite par le New York Times et auquel crut le peuple américain, qui partageait la vision idéaliste que Mossadegh avait de leur gouvernement. La Syrie épura tous les politiciens favorables aux É-U et exécuta pour trahison tous les officiers impliqués dans le coup d’État. Pour se venger, les É-U amenèrent la Sixième Flotte en Méditerranée, menacèrent de guerre et incitèrent la Turquie à envahir la Syrie. Les Turcs massèrent 50 000 hommes à la frontière syrienne et ne firent machine arrière que face à l’opposition unanime de la Ligue Arabe, dont les dirigeants étaient furieux de l’intervention des É-U. Même après avoir été expulsée, la CIA poursuivit ses efforts secrets pour renverser le gouvernement baasiste syrien démocratiquement élu. La CIA conspira avec le MI6 britannique pour créer un “Comité pour la Syrie Libre”, et fournit des armes aux Frères Musulmans pour assassiner trois membres du gouvernement syrien qui avaient contribué à rendre publique “la conspiration américaine”, selon ce qu’écrit Matthew Jones dans “The ‘Preferred Plan’: The Anglo-American Working Group Report on Covert Action in Syria, 1957” (Le ‘plan favori’ : rapport du groupe de travail anglo-américain sur l’action clandestine en Syrie, 1957). La bêtise malveillante de la CIA éloigna encore davantage la Syrie des É-U et la poussa à des alliances renouvelées avec la Russie et l’Égypte.

A la suite de la seconde tentative de coup d’État en Syrie, des émeutes anti-américaines éclatèrent au Moyen-Orient, du Liban à l’Algérie. Parmi ses retombées, il faut compter le coup d’État du 14 juillet 1958, mené par une nouvelle vague d’officiers anti-américains qui renversèrent le roi d’Irak favorable aux Américains, Nuri al-Said. Les meneurs de ce coup d’État rendirent publics des documents gouvernementaux secrets révélant que Nuri al-Said était une marionnette grassement payée par la CIA. En réponse à la traîtrise américaine, le nouveau gouvernement irakien invita des diplomates et des conseillers économiques soviétiques et tourna le dos à l’Occident.

Ayant provoqué l’hostilité de l’Irak et de la Syrie, Kim Roosevelt quitta le Moyen-Orient pour travailler comme cadre dans l’industrie pétrolière qu’il avait si bien servie pendant sa carrière de fonctionnaire à la CIA. Son remplaçant comme chef de station à la CIA, James Critchfield, tenta un complot avorté pour assassiner le nouveau président irakien, en utilisant un mouchoir empoisonné, selon Weiner. Cinq ans plus tard, la CIA réussit finalement à renverser le président irakien et à porter au pouvoir le parti Baas. Un jeune assassin charismatique du nom de Saddam Hussein était l’un des chefs distingués de l’équipe baasiste mise sur pied par la CIA. Le secrétaire du parti Baas, Ali Saleh Sa’adi, qui prit ses fonctions en même temps que Saddam Hussein, déclarera plus tard : “Nous sommes arrivés au pouvoir dans les bagages de la CIA,” selon “A Brutal Friendship: The West and the Arab Elite” (Une amitié brutale : l’Occident et les élites arabes), de Said Aburish, journaliste et écrivain. Aburish raconta que la CIA avait fourni à Saddam et ses copains une liste de personnes à assassiner qui “devaient être immédiatement éliminées pour garantir le succès.” Tim Weiner écrit que Critchfield reconnut plus tard que la CIA avait, de fait, “créé Saddam Hussein”. Pendant les années Reagan, la CIA a fourni à Saddam Hussein pour plusieurs milliards de dollars d’entraînement, de soutien aux forces spéciales, d’armes et de renseignements opérationnels, en sachant qu’il utilisait du gaz moutarde, des gaz innervant et des armes biologiques – y compris de l’anthrax obtenu du gouvernement des É-U – dans sa guerre contre l’Iran. Reagan ainsi que son directeur de la CIA, Bil Casey, considéraient Saddam comme un ami potentiel pour l’industrie pétrolière des É-U et un solide rempart contre l’expansion de la révolution islamique iranienne. Leur émissaire, Donald Rumsfeld, lui offrit des éperons de cowboy en or et un choix d’armes tant chimiques ou biologiques que conventionnelles lors d’un voyage à Bagdad en 1983. Dans le même temps, la CIA fournissait illégalement à l’Iran, adversaire de Saddam, des milliers de missiles antichars et anti-aériens pour combattre l’Irak, un crime rendu célèbre par le scandale de l’Irangate. Des djihadistes de chaque camp retournèrent plus tard nombre de ces armes fournies par la CIA contre le peuple américain.

Alors même que l’Amérique assiste à une intervention violente de plus au Moyen-Orient, la plupart des Américains n’ont pas conscience de combien les “retours de flamme” des précédentes gaffes de la CIA ont contribué à la formation de la crise actuelle. Les échos de plusieurs décennies de manigances de la CIA continuent à résonner aujourd’hui à travers le Moyen-Orient dans les capitales, de mosquées en médersas, sur le paysage dévasté de la démocratie et de l’islam modéré que la CIA a contribué à anéantir.

Une flopée de dictateurs iraniens et syriens, parmi lesquels Bachar el-Assad et son père, ont utilisé l’histoire des coups sanglants de la CIA comme prétexte à leur gouvernement autoritaire, leurs tactiques répressives et leur besoin d’une alliance forte avec la Russie. Ces affaires sont donc bien connues des gens en Syrie et en Iran qui interprètent naturellement les rumeurs d’intervention des É-U à la lumière de cette histoire.

Alors que la presse conformiste américaine répète comme un perroquet que notre soutien à la rébellion syrienne est de nature purement humanitaire, de nombreux arabes considèrent la crise actuelle comme une simple guerre en sous-main de plus à propos de pipelines et de géopolitique. Avant de nous précipiter plus avant dans la conflagration, il serait sage de prendre en considération la masse de faits sur laquelle s’appuie cette perspective.

De leur point de vue, notre guerre contre Bachar el-Assad n’a pas commencé avec les manifestations civiles pacifiques du printemps arabe en 2011. Elle a bien plutôt commencé en 2000, quand le Qatar a proposé la construction, à travers l’Arabie saoudite, la Jordanie, la Syrie et la Turquie, d’un pipeline long de 1 500 kilomètres pour un coût de 10 milliards de dollars. Le Qatar partage avec l’Iran les champs gaziers de South Pars/Noth Dome, la plus grande réserve de gaz naturel au monde. L’embargo commercial mondial interdisait à l’Iran jusqu’à récemment de vendre du gaz à l’étranger. Dans le même temps, le gaz qatari ne peut être livré sur les marchés européens que s’il est liquéfié et transporté par voie maritime, une route qui restreint les volumes et accroît considérablement les coûts. Le pipeline envisagé aurait directement connecté le Qatar aux marchés d’énergie européens, via des terminaux de redistribution en Turquie, qui aurait empoché de grasses commissions de transit. Le pipeline turco-qatari aurait conféré aux royaumes sunnites du Golfe persique une prédominance décisive dans les marchés mondiaux du gaz naturel et renforcé le Qatar, le plus proche allié de l’Amérique dans le monde arabe. Le Qatar abrite deux énormes bases militaires américaines et le Haut commandement des É-U au Moyen-Orient.

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Des Syriens regardent un poster du président syrien Bachar el-Assad | Louai Beshara/AFP/Getty Images

L’Union européenne, qui obtient 30% de son gaz de la Russie, désirait elle aussi ardemment ce pipeline, qui aurait procuré à ses membres une énergie à bas coût et l’aurait soulagée de l’influence économique et politique étouffante de Vladimir Poutine. La Turquie, deuxième plus gros client du gaz russe, avait particulièrement à cœur de mettre un terme à sa dépendance envers son ancienne rivale et d’occuper la lucrative position de hub transversal entre les énergies asiatiques et les marchés européens. Le pipeline qatari aurait profité à la monarchie sunnite conservatrice d’Arabie saoudite en lui permettant de prendre pied dans une Syrie dominée par les chiites. L’objectif géopolitique des Saoudiens est de limiter le pouvoir économique et politique du principal adversaire du royaume, l’Iran, un État chiite et proche allié de Bachar el-Assad. La monarchie saoudienne considérait la prise de pouvoir des chiites en Irak, soutenue par les É-U (et plus récemment la fin de l’embargo commercial contre l’Iran) comme une rétrogradation de son statut de puissance régionale et était déjà engagée dans une guerre par procuration contre Téhéran au Yémen, mise en lumière par le génocide perpétré par les Saoudiens à l’encontre de la tribu Houthi soutenue par les Iraniens.

Bien entendu, les Russes, qui vendent 70% de leurs exportations de gaz à l’Europe, considéraient le pipeline turco-qatari comme une menace existentielle. Du point de vue de Poutine, le pipeline du Qatar est un complot de l’OTAN pour modifier le statu quo, priver la Russie de sa seule implantation au Moyen-Orient, étrangler l’économie russe et mettre fin à l’influence qu’elle exerce sur le marché énergétique européen. En 2009, Assad annonça qu’il ne signerait pas l’accord permettant au pipeline de traverser la Syrie, “pour protéger les intérêts de notre allié russe.”

Assad rendit encore plus furieux les monarques sunnites du Golfe en adhérant à un “pipeline islamique” approuvé par les Russes, traversant la Syrie depuis le côté iranien du champ gazier jusqu’aux ports du Liban. Le pipeline islamique ferait de l’Iran chiite, et non du Qatar sunnite, le principal fournisseur du marché européen de l’énergie et augmenterait considérablement l’influence de Téhéran au Moyen-Orient et dans le monde. Israël était, de manière compréhensible, également déterminé à faire dérailler le projet de pipeline islamique, qui enrichirait l’Iran et la Syrie et renforcerait sans doute leurs sous-marins, le Hezbollah et le Hamas.

Des télégrammes confidentiels et des rapports des services de renseignement américain, saoudien et israélien montrent qu’à partir du moment où Assad a rejeté le pipeline qatari, les décideurs de l’armée et des renseignements se sont rapidement mis d’accord sur le fait que fomenter un soulèvement sunnite en Syrie pour renverser le peu coopératif Bachar el-Assad était un moyen viable d’atteindre l’objectif commun d’établir une liaison gazière entre le Qatar et la Turquie. Selon Wikileaks, en 2009, peu après que Bachar el-Assad eut rejeté le pipeline qatari, la CIA a commencé à financer des groupes d’opposition en Syrie. Il est important de noter que c’était bien avant le soulèvement contre Assad, déclenché par le printemps arabe.

La famille de Bachar el-Assad est alaouite, d’un groupe musulman largement reconnu comme étant aligné sur les positions chiites. “Bachar el-Assad n’était pas censé devenir président,” m’a dit le journaliste Seymour Hersh dans une interview. “Son père l’a fait revenir de l’école de médecine à Londres quand son frère aîné, l’héritier supposé, fut tué dans un accident de la route.” Avant que la guerre commence, selon Hersh, Assad prenait des mesures pour libéraliser le pays. “Ils avaient internet et des journaux et des distributeurs de billets de banque et Assad voulait se rapprocher de l’Occident. Après le 11 septembre, il a donné à la CIA des milliers de dossiers inestimables concernant des djihadistes radicaux qu’il considérait comme des ennemis communs.” Le régime d’Assad était délibérément laïque et la Syrie était incroyablement diverse. Le gouvernement et l’armée syrienne par exemple étaient à 80% sunnites. Assad maintenait la paix entre les différentes populations grâce une armée forte, disciplinée et loyale à la famille Assad, une allégeance assurée par un corps d’officiers estimé de la nation et très bien rémunéré, un service de renseignement froidement efficace et un penchant pour la brutalité qui, avant la guerre, était plutôt modéré en comparaison avec ceux d’autres dirigeants du Moyen-Orient, dont nos alliés actuels.” Selon Hersh, “il ne décapitait certainement pas des gens chaque vendredi comme le font les Saoudiens à la Mecque.”

Un autre journaliste chevronné, Bob Parry, fait écho à ce constat. “Personne dans la région n’a les mains propres, mais en matière de torture, de meurtres de masse, de [suppression des] libertés civiles et de support au terrorisme, Assad est bien meilleur que les Saoudiens.” Personne ne pensait que le régime serait susceptible d’être affecté par l’anarchie qui a déchiré l’Égypte, la Libye, le Yémen et la Tunisie. Au printemps 2011, il y eut de petites manifestations pacifiques à Damas contre la répression par le régime d’Assad. C’était surtout des effluves du printemps arabe qui s’était répandu de manière virale dans les pays de la Ligue Arabe l’été précédent. Néanmoins, les dépêches de Wikileaks indiquent que la CIA était déjà sur le terrain en Syrie.

Mais les royaumes sunnites qui avaient énormément de pétrodollars en jeu voulaient une participation beaucoup plus importante des États-Unis. Le 4 septembre 2013, le secrétaire d’État John Kerry déclara durant une séance du congrès que les royaumes sunnites avaient offert de payer la facture d’une invasion américaine de la Syrie visant à évincer Assad. “En fait, certains ont dit que si les États-Unis étaient prêts à faire les choses en grand, comme nous l’avons déjà fait ailleurs [Irak], ils payeraient les coûts.” Kerry a réitéré l’offre à la Républicaine Ileana Ros-Lehtinen (Floride) : “A propos de l’offre des pays arabes d’assumer les coûts [d’une invasion américaine] pour renverser Assad, la réponse est absolument oui, ils l’ont proposée. L’offre est sur la table.”

Malgré la pression des Républicains, Barack Obama s’est refusé à engager de jeunes Américains pour aller mourir comme mercenaires à la solde d’un conglomérat du pipeline. Obama a sagement ignoré les Républicains réclamant à cor et à cri d’envoyer des troupes en Syrie ou de faire passer plus de fonds aux “insurgés modérés.” Mais fin 2011, la pression des Républicains et nos alliés sunnites ont poussé le gouvernement américain à entrer en lice.

Obama, Biden And Members Of Nat'l Governors Association Meet At White House

Le président des États-Unis Barack Obama | Mark Wilson/Getty Images

En 2011, les États-Unis ont rejoint la France, le Qatar, l’Arabie saoudite, la Turquie et le Royaume-Uni pour constituer les amis de la coalition syrienne “qui exigeait officiellement le départ d’Assad. La CIA a fourni 6 millions de dollars à Barada, une chaîne de télévision britannique, pour produire des émissions exhortant à l’éviction d’Assad. Des documents des services de renseignement saoudiens, publiés par Wikileaks, montrent qu’en 2012, la Turquie, le Qatar et l’Arabie saoudite armaient, entraînaient et finançaient des combattants djihadistes sunnites radicaux de Syrie, d’Irak et d’ailleurs pour renverser le régime d’Assad allié des chiites. Le Qatar, qui a le plus à gagner dans l’affaire, a investi 3 milliards dans la création de l’insurrection et a invité le Pentagone à entraîner les insurgés dans les bases américaines au Qatar. D’après un article de Seymour Hersh d’avril 2014, les livraisons d’armes de la CIA étaient financées par la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar.

L’idée de fomenter une guerre civile sunnite-chiite pour affaiblir les régimes syrien et iranien dans le but de maintenir le contrôle sur les fournitures pétrochimiques de la région n’était pas une notion nouvelle dans la terminologie du Pentagone. Un rapport accablant de Rand financé par le Pentagone avait proposé en 2008 un plan précis de ce qui allait bientôt se passer. Ce rapport note que le contrôle du pétrole et du gaz du golfe Persique restera pour les États-Unis “une priorité stratégique” qui “a des liens étroits avec celle de poursuivre la guerre dans la durée.” Rand recommande l’usage “d’actions clandestines, d’opérations d’information, de guerre non-conventionnelle” pour imposer une stratégie du “diviser pour mieux régner.” “Les États-Unis et leurs alliés locaux pourraient utiliser les nationalistes djihadistes pour lancer des campagnes par procuration” et “les dirigeants américains pourraient aussi choisir de tirer profit d’un conflit chiite-sunnite prolongé en prenant parti pour les régimes conservateurs sunnites contre les mouvements autonomistes chiites dans le monde musulman… éventuellement en soutenant les gouvernements sunnites autoritaires face à un Iran continuellement hostile.”

Comme prévu, la réaction excessive d’Assad à cette crise fomentée par des puissances étrangères – en larguant des barils d’explosifs sur les bastions sunnites et en tuant des civils – a polarisé la division sunnites/chiites et a permis aux dirigeants des É-U de vendre aux Américains l’idée que cette bataille des gazoducs était une guerre humanitaire. Lorsque des soldats sunnites de l’armée syrienne commencèrent à déserter en 2013, la coalition occidentale arma l’Armée Syrienne Libre pour déstabiliser davantage la Syrie. Le portrait fait par la presse de l’ASL comme un bataillon soudé de Syriens modérés était délirant. Les unités dissoutes se regroupaient en des centaines de milices indépendantes, la plupart commandées par, ou alliées à des militaires djihadistes, qui étaient les combattants les plus engagés et les plus efficaces. Dans le même temps, les armées sunnites d’al-Qaïda en Irak franchissaient la frontière entre l’Irak et la Syrie et unissaient leurs forces aux bataillons de déserteurs de l’Armée Syrienne Libre, dont bon nombre étaient entraînés et armés par les É-U.

Malgré le portrait largement répandu dans les médias de l’Arabe modéré luttant contre le tyran Assad, les stratèges du renseignement des É-U savaient dès le départ que leurs agents pro-gazoduc étaient des djihadistes radicaux qui se tailleraient probablement un tout nouveau califat islamique dans les régions sunnites de la Syrie et de l’Irak. Deux ans avant que les égorgeurs de l’ÉI ne montent sur scène, un rapport de sept pages, réalisé par l’US Defense Intelligence Agency et obtenu par le groupe de droite Judicial Watch, alertait sur le fait que grâce au soutien en cours des É-U et de la coalition sunnite aux djihadistes sunnites, “les salafistes, les Frères Musulmans et AQI (aujourd’hui l’ÉI) sont les forces majeures pilotant l’insurrection en Syrie.”

Utilisant les fonds des États du Golfe et des États-Unis, ces groupes ont détourné les protestations pacifiques contre Bachar el-Assad “dans une direction clairement sectaire (chiites vs. sunnites).” La note indique que le conflit est devenu une guerre civile sectaire encouragée par les “pouvoirs politiques et religieux” sunnites. Le rapport décrit le conflit syrien comme une guerre globale pour le contrôle des ressources de la région avec “l’Occident, les pays du Golfe et la Turquie soutenant l’opposition [à Assad], tandis que la Russie, la Chine et l’Iran soutiennent le régime.” Les auteurs de ce rapport de sept pages du Pentagone semblent avaliser l’avènement prévu d’un califat d’ISIS : “Si la situation se dégrade, il y a la possibilité que s’établisse une principauté salafiste déclarée ou non, dans l’est de la Syrie (Hassaké et Deïr ez Zor) et c’est précisément ce que veulent les puissances qui soutiennent l’opposition de façon à isoler le régime syrien.” Le rapport du Pentagone avertit que cette nouvelle principauté pourrait déborder la frontière irakienne vers Mossoul et Ramadi, et “proclamer un État Islamique en s’unissant à d’autres organisations terroristes en Irak et en Syrie.”

Et bien sûr, c’est précisément ce qui est arrivé. C’est tout sauf une coïncidence si les régions de Syrie qui sont occupées par l’ÉI incluent exactement le tracé proposé du pipeline qatari.

Mais voilà qu’en 2014, nos mercenaires sunnites ont horrifié le peuple américain en coupant des têtes, et en faisant fuir un million de réfugiés vers l’Europe. “Les stratégies fondées sur l’idée que l’ennemi de mon ennemi est mon ami peuvent s’avérer quelque peu illusoires,” dit Tim Clemente, qui a dirigé de 2004 à 2008 la Task Force du FBI contre le terrorisme, et qui a assuré en Irak la liaison entre le FBI, la police nationale irakienne et l’armée américaine. “Nous avons commis la même erreur quand nous avons entraîné les moudjahidines en Afghanistan. Sitôt après le départ des Russes, nos supposés amis ont commencé à écrabouiller des antiquités, à réduire des femmes en esclavage, à découper des gens en morceaux et à nous tirer dessus,” m’a dit Clemente lors d’une interview.

Quand “Jihadi John” de l’ÉI commença à assassiner des prisonniers à la télévision, la Maison-Blanche a retourné sa veste, parlant moins de renverser Assad que de stabilité régionale. L’administration Obama mit un peu plus de distance entre elle et les insurgés que nous avions financés. La Maison-Blanche pointa un doigt accusateur sur nos alliés. Le 3 octobre 2014, le vice-président Joe Biden dit à des étudiants du forum JF Kennedy Junior, à l’Institute of Politics de Harvard, que “notre plus grand problème en Syrie, c’est nos alliés.” Il expliqua que la Turquie, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis étaient “si déterminés à renverser Assad” qu’ils avaient lancé “une guerre par procuration entre chiites et sunnites” en acheminant “des centaines de millions de dollars et des dizaines de milliers de tonnes d’armes vers quiconque accepterait de combattre Assad. Sauf que les gens qui recevaient ces armes, c’étaient al-Nosra et al-Qaïda” – les deux groupes qui ont fusionné en 2014 pour former l’ÉI. Biden semblait irrité de constater qu’on ne pouvait plus compter sur nos “amis” de confiance pour appliquer l’agenda américain.

Au Moyen-Orient, les leaders arabes accusent fréquemment les É-U d’avoir créé l’État Islamique. Pour la majorité des Américains, ces accusations semblent insensées. Pourtant, pour de nombreux Arabes, les preuves de la participation américaine sont si évidentes qu’ils concluent que notre soutien à l’État Islamique a dû être délibéré.

De fait, de nombreux combattants de l’État Islamique ainsi que leurs chefs sont à la fois les successeurs idéologiques et les héritiers des organisations djihadistes que la CIA a soutenues depuis plus de 30 ans, de la Syrie à l’Égypte en passant par l’Afghanistan et l’Irak.

US President George W. Bush makes a few

L’ancien président des États-Unis Georges W. Bush | Tim Sloan/AFP/Getty Images

Avant l’invasion américaine, al-Qaïda n’existait pas dans l’Irak de Saddam Hussein. Le président George W. Bush a détruit le gouvernement laïque de Saddam, et son “vice-roi”, Paul Bremer, dans un acte d’incompétence monumentale, a créé de manière effective l’Armée Sunnite, aujourd’hui appelée l’État Islamique. Bremer installa les chiites au pouvoir et bannit le parti dirigeant Baas de Saddam, limogeant quelque 700 000 personnalités politiques et fonctionnaires, en majorité des sunnites, des ministres aux instituteurs. Il dispersa ensuite l’armée de 380 000 soldats, dont 80% étaient sunnites. Les actions de Bremer déchurent un million de sunnites irakiens de leur rang, de leur possession, de leur richesse et de leurs pouvoirs ; abandonnant une sous-classe désespérée de sunnites furieux, éduqués, compétents, entraînés, lourdement armés et n’ayant plus grand-chose à perdre. L’insurrection sunnite se baptisa al-Qaïda en Irak (AQI). A partir de 2011, nos alliés financèrent l’invasion de la Syrie par les soldats d’AQI. En avril 2013, une fois en Syrie, AQI changea son nom en ISIL. D’après Dexter Filkins du New Yorker, “ISIS est commandé par un conseil d’anciens généraux irakiens… Beaucoup d’entre eux sont des membres du parti laïque Baas de Saddam Hussein, qui se sont convertis à l’islam radical dans les prisons américaines.” Les 500 millions de dollars d’aide militaire qu’Obama a envoyés en Syrie ont au final très certainement bénéficié à ces militants djihadistes. Tim Clemente, l’ancien responsable de la Task Force du FBI, m’a rapporté que la différence entre les conflits en Irak et en Syrie réside dans les millions d’hommes en âge de combattre qui fuient le champ de bataille pour l’Europe, plutôt que de se battre pour leurs communautés. L’explication évidente à ce phénomène est que les patriotes modérés fuient une guerre qui n’est pas la leur. Ils veulent simplement éviter d’être écrasés entre l’enclume de la tyrannie d’Assad soutenue par la Russie et le marteau des djihadistes cruels que nous tenions en main dans une bataille générale pour des gazoducs concurrents. On ne peut pas blâmer la population syrienne de ne pas adhérer massivement à un plan national qui serait proposé soit par Washington soit par Moscou. Les superpuissances n’ont laissé aucune chance à un avenir idéal pour lequel les Syriens modérés pourraient se battre. Et personne ne veut mourir pour un gazoduc.

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Quelle est la solution ? Si notre objectif est la paix à long terme au Moyen-Orient, des gouvernements indépendants pour les nations arabes et la sécurité nationale, nous devons envisager toute nouvelle intervention dans la région avec un regard sur l’Histoire et un intense désir d’en apprendre les leçons. C’est seulement une fois que nous, les Américains, aurons compris le contexte historique et politique de ce conflit, que nous observerons avec la vigilance appropriée les décisions de nos dirigeants. Utilisant les mêmes images et le même langage qui ont justifié notre guerre contre Saddam Hussein en 2003, nos dirigeants politiques font croire aux Américains que notre intervention en Syrie est une guerre juste contre la tyrannie, le terrorisme et le fanatisme religieux. Nous avons tendance à rejeter comme pur cynisme le point de vue des Arabes qui considèrent la crise actuelle comme une reprise des vieilles intrigues pour les gazoducs et la géopolitique. Mais, si nous voulons avoir une politique étrangère efficace, nous devons reconnaître que le conflit syrien est une guerre pour le contrôle des ressources, qui n’est pas différente de la myriade de guerres du pétrole clandestines et cachées que nous avons menées depuis 65 ans au Moyen-Orient. C’est seulement en envisageant ce conflit comme une guerre par procuration pour un gazoduc que les évènements deviennent compréhensibles. C’est le seul paradigme qui explique pourquoi le Parti Républicain au Capitole, et l’administration Obama sont toujours obnubilés par un changement de régime plutôt que par la stabilité régionale, pourquoi l’administration Obama ne trouve pas de Syriens modérés pour se battre dans cette guerre, pourquoi l’ÉI a fait exploser un avion de ligne russe, pourquoi les Saoudiens ont exécuté un influent dignitaire religieux chiite avec pour seul résultat de voir leur ambassade à Téhéran brûler, pourquoi les Russes bombardent les combattants ne faisant pas partie de l’ÉI et pourquoi la Turquie est allée jusqu’à se permettre d’abattre un avion de chasse russe. Les millions de réfugiés inondant l’Europe sont les réfugiés d’une guerre pétrolière et des bévues de la CIA.

Clemente compare l’ÉI aux FARC colombiennes – un cartel de la drogue avec une idéologie révolutionnaire afin d’inspirer ses fantassins. “Vous devez penser l’ÉI comme un cartel du pétrole,” affirme Clemente. “Au bout du compte, l’argent est le fondement de ce mouvement. L’idéologie religieuse est un outil qui inspire ses soldats afin qu’ils donnent leurs vies pour un cartel du pétrole.”

Une fois que l’on a décapé ce conflit de son vernis humanitaire et que l’on a compris que le conflit syrien est une guerre du pétrole, notre politique étrangère devient claire. Comme les Syriens qui s’enfuient vers l’Europe, aucun Américain ne veut envoyer son enfant mourir pour un gazoduc. Notre priorité devrait plutôt être celle que personne ne mentionne jamais : nous devons virer nos compagnies pétrolières du Moyen-Orient – objectif de plus en plus réaliste à mesure que les É-U s’approchent de l’indépendance énergétique. Ensuite, nous devons réduire drastiquement notre puissance militaire au Moyen-Orient et laisser les Arabes gouverner l’Arabie. Exceptés l’aide humanitaire et le fait de garantir la sécurité des frontières d’Israël, les É-U n’ont pas de rôle légitime dans ce conflit. Alors que les faits prouvent que nous avons joué un rôle dans l’émergence de cette crise, l’Histoire montre que nous n’avons que peu de pouvoirs pour la résoudre.

En réfléchissant à l’histoire, il est stupéfiant de constater l’étonnante cohérence avec laquelle pratiquement chaque intervention brutale de notre pays au Moyen-Orient depuis la Seconde Guerre mondiale a abouti à un lamentable échec et à des répercussions terriblement coûteuses. Un rapport de ministère de la Défense américain de 1997 a constaté que « les données montrent une forte corrélation entre l’engagement américain à l’étranger et une augmentation des attaques terroristes contre les États-Unis. » Soyons réalistes, ce que nous appelons « la guerre contre le terrorisme » est en fait tout simplement une nouvelle guerre pétrolière. Nous avons gaspillé 6 000 milliards de dollars pour mener trois guerres à l’étranger et instaurer un état de sûreté nationale guerrière chez nous, depuis que le pétrolier Dick Cheney a déclaré « la longue guerre » en 2001. Les seuls gagnants ont été les fournisseurs des armées et les compagnies pétrolières qui ont empoché des profits historiques, les services de renseignements dont le pouvoir et l’influence ont grandi exponentiellement au détriment de nos libertés et les djihadistes qui ont invariablement utilisé nos interventions comme leur outil de recrutement le plus efficace. Nous avons mis en péril nos valeurs, massacré notre propre jeunesse, tué des centaines de milliers de personnes innocentes, mis à mal notre idéalisme et gaspillé nos trésors nationaux dans des aventures à l’étranger stériles et coûteuses. Dans ce processus, nous avons aidé nos pires ennemis et fait de l’Amérique, autrefois le phare mondial de la liberté, un État de surveillance policier et un paria moral aux yeux du monde.

Les pères fondateurs de l’Amérique ont mis en garde les Américains contre des armées permanentes, des embrouilles à l’étranger et, selon les mots de John Quincy Adam, « le départ à l’étranger à la recherche de monstres à détruire. » Ces hommes sages avaient compris que l’impérialisme à l’étranger est incompatible avec la démocratie et les droits civils à l’intérieur. La Charte Atlantique a répercuté leur idéal américain fondateur que chaque nation devrait avoir le droit à l’autodétermination. Pendant les sept dernières décennies, les frères Dulles, la bande à Cheney, les néoconservateurs et leurs semblables ont détourné ce principe fondamental de l’idéalisme américain et ont déployé notre armée et notre dispositif de renseignement pour servir les intérêts mercantiles de grandes sociétés et, en particulier, des entreprises pétrolières et des fabricants d’armes qui s’en sont littéralement mis plein les poches dans ces conflits.

Il est temps pour les Américains de tourner le dos à ce nouvel impérialisme, et de reprendre le chemin des idéaux et de la démocratie. Laissons les Arabes gouverner l’Arabie, et consacrons notre énergie à ce grand projet : l’édification de notre propre nation. Il nous faut entamer ce processus, non pas en envahissant la Syrie, mais en mettant un terme à notre ruineuse dépendance à l’égard du pétrole, qui a perverti la politique étrangère américaine pendant un demi-siècle.

Robert F. Kennedy Jr est le président de Waterkeeper Alliance. Son livre le plus récent est Thimerosal: Let The Science Speak. C’est le fils de Robert Kennedy, assassiné en 1964.

Source : Politico, le 23/02/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

 

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