[2013] Réinventer la carte du Moyen-Orient, par Robin Wrigh
Source : The New York Times, le 29/09/2013 Par ROBIN WRIGH La carte du Moyen-Orient, un pivot politique et économique de l’ordre international, est en lambeaux. La guerre désastreuse de Syrie en a été le tournant décisif. Or les forces centrifuges des croyances, tribus et ethnies en concurrence – renforcées par les conséquences fortuites du Printemps arabe – sont en train de démanteler une région définie, il y a un siècle de cela, par les puissances coloniales et défendue depuis sans relâche par les autocrates arabes. Une carte différente constituerait un changement stratégique du jeu pour à peu près tous les intéressés, avec la possibilité de causer une reconfiguration des alliances, mais aussi du commerce et de la circulation de l’énergie pour la plus grande partie du monde. La situation de choix et le poids de la Syrie en font le centre stratégique du Moyen-Orient. Mais c’est un pays complexe, riche d’une variété ethnique et religieuse et, par-là, fragile. Une fois indépendante, la Syrie a vu défiler plus d’une demi-douzaine de coups d’État entre 1949 et 1970 lorsque la dynastie des Assad s’est emparée du pouvoir. Aujourd’hui, après 30 mois d’effusion de sang, la diversité s’est révélée mortelle, perpétuant la mort à la fois de la population et du pays. La Syrie s’est écroulée en trois régions distinctes, chacune avec son drapeau et ses forces de sécurité propres. Un avenir différent se dessine : un mini-État étroit comme un couloir allant du sud à travers Damas, Homs et Hama jusqu’à la côte méditerranéenne Nord et contrôlé par la secte minoritaire alaouite des Assad. Au nord, un petit Kurdistan largement autonome depuis la mi-2012. Le plus gros des morceaux en est le centre du pays, dominé par les sunnites. Le détricotage de la Syrie créait un précédent pour la région, à commencer chez ses voisins immédiats. Jusqu’à présent, l’Irak a résisté à l’effondrement à cause de la pression de l’étranger, de la peur de faire cavalier seul qui régnait dans la région et de la loyauté achetée, du moins sur papier, par la richesse pétrolière. Mais la Syrie est en train d’aspirer l’Irak dans sa propre tourmente. “Les champs de bataille sont en train de fusionner,” a déclaré en juillet Martin Kobler, envoyé de l’ONU, au Conseil de sécurité. “L’Irak est la ligne de faille entre les mondes chiite et sunnite et tout événement en Syrie a évidemment des répercussions sur le paysage politique en Irak. Avec le temps, la minorité sunnite d’Irak – notamment dans la province occidentale d’Anbar, théâtre de manifestations antigouvernementales – pourrait se sentir plus de points communs avec la majorité sunnite de l’est de la Syrie, les liens tribaux et la contrebande étant de nature transfrontalière. Ensemble, ils pourraient former un Sunnistan de fait ou officiel. Le sud de l’Irak deviendrait le Chiitestan, quoiqu’une délimitation aussi nette soit peu probable. Les partis politiques dominants dans les deux régions kurdes de Syrie et d’Irak ont des différends qui remontent loin dans le temps, mais quand la frontière s’est ouverte en août dernier, plus de 50 000 Kurdes syriens ont fui vers le Kurdistan irakien, créant ainsi de nouvelles communautés transfrontalières. Massoud Barzani, du Kurdistan irakien a annoncé la préparation, pour l’automne prochain, d’une réunion au sommet de 600 Kurdes de quelques 40 partis d’Irak, de Syrie, de Turquie et d’Iran. “Nous pensons que les conditions sont maintenant adéquates,” a déclaré Kamal Kirkuki, l’ancien interlocuteur du parlement kurde d’Irak, en parlant des efforts pour mobiliser l’ensemble disparate des Kurdes en vue de discuter de leur avenir. Le Moyen-Orient est depuis longtemps un terrain de jeu pour étrangers : et si l’Empire ottoman n’avait pas été découpé par des étrangers après la Première Guerre mondiale ? Ou si la nouvelle carte avait reflété la réalité du terrain ou les identités ? Le redécoupage géographique a rendu les Arabes furieux car ils suspectaient des complots étrangers ayant pour but de les diviser et de les affaiblir une fois de plus. Je n’ai jamais joué aux cartes. Je vivais au Liban pendant les 15 années de guerre civile et pensais que le pays pouvait survivre des clivages entre ses 18 différentes sectes. Par ailleurs je ne pensais pas que l’Irak volerait en éclats dans les années 2006-2007. Mais un double déclic m’a fait changer d’opinion. Le printemps arabe a mis le feu aux poudres. Les Arabes ne voulaient pas seulement chasser les dictateurs, ils voulaient un pouvoir décentralisé qui reflète les identités locales et les droits aux ressources. La Syrie, s’enflammant d’elle-même, a réduit en cendres la sagesse conventionnelle sur les questions géographiques. De nouvelles frontières peuvent être tracées de manière hétéroclite et potentiellement chaotique. Les pays pourraient se défaire en passant par des phases de fédération, de partition modérée ou d’autonomie, finissant en un divorce géographique. Le soulèvement en Libye était dirigé en partie contre la domination du colonel Mouammar Kadhafi. Mais il reflétait également la recherche de séparation de Benghazi de la domination de Tripoli. Les tribus ne se ressemblent pas : les Tripolitains sont tournés vers le Maghreb ou le monde musulman occidental, tandis que les habitants de la Cyrénaïque sont tournés vers le Machrek ou monde musulman oriental. Par ailleurs, la capitale monopolise les revenus tirés du pétrole dont 80% proviennent cependant de la région Est. Ainsi la Libye pourrait être décentralisée et divisée en deux, voire trois. Le Conseil national de la Cyrénaïque, dans la partie est de la Libye, a déclaré son autonomie en juin. Au sud, le Fezzan possède également des identités tribales et géographique propres. Plus sahélien que nord-africain de par ses tribus, identité et culture, il pourrait faire scission aussi. D’autres États sans conscience d’un intérêt général ni identité, ingrédients du ciment politique, sont vulnérables, en particulier les démocraties naissantes qui ont du mal à prendre en compte des circonscriptions disparates avec leurs nouvelles attentes. Après avoir chassé son dictateur de longue date, le Yémen a lancé en mars un débat national intermittent afin de plancher sur un ordre nouveau. Mais dans un pays depuis longtemps déchiré par une rébellion au Nord et des séparatistes au Sud, un succès durable pourrait dépendre de l’acceptation de l’idée de fédération – et la promesse de donner au Sud un vote sur sa sécession. Une nouvelle carte peut même se montrer encore plus fascinante. Les Arabes sont en effervescence à propos de la fusion possible à terme d’une partie du Sud-Yémen avec l’Arabie saoudite. Les yéménites du sud sont en majorité sunnites, comme le sont la plupart des saoudiens ; beaucoup d’entre eux ont des liens familiaux avec le royaume. Les yéménites, les plus pauvres d’entre les arabes, pourraient bénéficier de la prospérité saoudienne. De leur côté, les saoudiens gagneraient un accès direct à l’Océan Indien pour leur commerce, encore tributaire du Golfe Persique où ils craignent le contrôle du détroit d’Ormuz par l’Iran. Les idées les plus fantaisistes impliquent la balkanisation de l’Arabie saoudite, qui en est déjà à sa troisième édition pour un pays ayant rassemblé, sous le coup de l’Islam wahhabite rigide, des tribus rivales. La sécurité matérielle du royaume paraît assurée dans ses hautes tours vitrées et ses autoroutes à huit voies, néanmoins y cohabitent des cultures disparates, des identités tribales distinctes et des tensions entre une majorité sunnite et une minorité chiite, notamment dans la région de l’Est riche en pétrole. Les tensions sociales, dues à la corruption effrénée ainsi qu’au chômage des jeunes (30 pour cent), vont s’aggravant dans un pays qui ne se refuse rien et pourrait être réduit à importer du pétrole d’ici deux décennies. En passant à la génération suivante, la maison des Saoud sera quasiment obligée de créer une nouvelle famille régnante à partir de milliers de princes, ce qui représente un processus litigieux. D’autres changements peuvent être de fait. Des cités-États – oasis aux multiples identités comme Bagdad, ou enclaves fortement armées comme Misrata, la troisième plus grande ville de Libye, ou encore zones homogènes comme Djébel el-Druze dans le sud de la Syrie – peuvent réapparaître, même si elles feraient partie de pays, techniquement parlant. Un siècle après le découpage de la région par Sir Mark Sykes, l’aventurier-diplomate britannique, et l’envoyé français François Georges-Picot, le nationalisme est ancré à des degrés variés dans des pays initialement définis par des goûts et un commerce tout britanniques, et non par la logique. La question maintenant est de savoir si le nationalisme est plus fort que des sentiments d’identité plus anciens, en temps de conflit ou de rudes transitions. Les Syriens aiment à affirmer que le nationalisme prévaudra dès que la guerre cessera. Le problème c’est que la Syrie a désormais un nationalisme multiple. “L’épuration” devient un fléau. Et les armes à feu ne font qu’aggraver les différends. D’une manière générale, le conflit sectaire traduit maintenant dans la territorialité la division entre sunnites et chiites, de façons inconnues du Moyen-Orient moderne. Mais d’autres facteurs pourraient empêcher la dégradation du Moyen-Orient – une bonne gouvernance, des services et une sécurité décents, une justice équitable, des emplois et des ressources partagées équitablement, ou même un ennemi commun. Les pays sont faits de mini-alliances. Mais ces facteurs semblent bien éloignés du monde arabe. Et plus longtemps la guerre en Syrie fera rage, plus il y aura d’instabilité et de dangers dans toute la région. Source : The New York Times, le 29/09/2013 Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
Comment 5 pays pourraient en devenir 14Source : The New York Times, le 29/09/2013 Lentement, la carte du Moyen-Orient pourrait être redessinée. Une analyse de Robin Wright. SYRIE : LE DECLENCHEUR ? Des rivalités ethniques et confessionnelles pourraient la briser en au moins trois morceaux : 1. Alaouites, une minorité qui a contrôlé la Syrie pendant des décennies, domine un couloir côtier. 2. Un Kurdistan syrien pourrait se détacher et finalement fusionner avec les Kurdes d’Irak. 3. Le cœur du pays sunnite fait sécession et pourrait ensuite être combiné avec des provinces d’Irak pour former un Sunnistan. DEBORDEMENT VERS L’IRAK L’option la plus simple parmi plusieurs solutions verrait les Kurdes du nord rejoindre les Kurdes syriens. De nombreuses zones centrales, dominées par des sunnites, rejoindraient les sunnites syriens. Et le Sud deviendrait un Chiitistan. Il y a peu de chances que cela se passe de façon aussi nette. DESINTEGRATION DE LA LIBYE Du fait de rivalités tribales et régionales importantes, la Libye pourrait se retrouver scindée en ses deux parties historiques — Tripolitaine et Cyrénaïque — et éventuellement un troisième État, le Fezzan dans le sud-ouest. ARABIE SAOUDITE PRE-MONARCHIQUE À long terme, l’Arabie saoudite fera face à ses propres divisions internes (réprimées) qui pourraient faire surface avec l’arrivée au pouvoir de la prochaine génération de princes. L’unité du royaume est d’autant plus menacée par les différences tribales, la division sunnites-chiites et les défis économiques. Elle pourrait se morceler et revenir aux cinq régions qui ont précédé l’État moderne. DIVISION DU YEMEN Le pays arabe le plus pauvre pourrait (à nouveau) être coupé en deux à la suite d’un éventuel référendum sur l’indépendance au Yémen du sud. Dans une tournure des événements plus drastique, tout ou partie du Yémen du sud pourrait alors intégrer l’Arabie saoudite. Presque tout le commerce saoudien se fait par la mer, et l’accès direct à la mer d’Arabie diminuerait la dépendance au Golfe persique – et la crainte d’un possible blocage du détroit d’Ormuz par l’Iran. Source : The New York Times, le 29/09/2013 Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source. |
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