"The end of victory culture" (amazon.fr) |
Lorsque l’Union soviétique s’est désagrégée en 1991, tout semblait si évident. Le destin avait clairement distribué à Washington une quinte flush royale. C’était la victoire avec un V majuscule. Les États-Unis, après tout, était la dernière superpuissance encore debout, après des siècles de rivalités incessantes des grandes puissances sur la planète. Doté d’une armée au-delà de toute comparaison et aucun ennemi à l’horizon, si ce n’est à peine un « État voyou ». Cela en devenait presque déconcertant, comme naviguer paisiblement vers un avenir dominant, mais un moment remarquable pour l’histoire néanmoins. En une décennie, les pontes de Washington nous avaient salué comme « la puissance dominante du monde, plus dominante que jamais depuis Rome. »
Et voici la chose étrange : en un sens, peu de choses ont changé depuis, et pourtant tout semble différent. Il faut le penser comme le paradoxe impérial américain : partout où il existe actuellement des « menaces » envers notre quiétude qui sembleraient exiger une action, nulle part pourtant il n’existe d’ennemis proportionnés à ces menaces. Partout, l’armée américaine règne toujours en maître de presque toute mesure que vous pourriez prendre soin d’appliquer, néanmoins – au cas où le paradoxe vous aurait échappé – nulle part il ne peut atteindre ses objectifs, même modestes.
À un certain niveau, la situation américaine laisserait tout simplement sans voix. Jamais auparavant dans l’histoire contemporaine il n’y eut une course à l’armement ou un conflit engageant une grande puissance seule. Et du moins sur le plan militaire, tout comme les néoconservateurs l’imaginaient à l’aube du XXIe siècle, les États-Unis demeurent la « seule superpuissance » ou même «hyperpuissance » de la planète.
La planète Top Gun
Et pourtant, plus l’armée américaine devient dominante dans sa capacité à détruire, plus ses forces sont déployées à travers le globe, plus les défaites et semi-défaites s’accumulent, plus les faux pas et les erreurs s’intensifient plus les tensions se manifestent, plus le taux de suicides augmente, plus les valeurs de la nation disparaissent dans un gouffre sans fond – et en réponse à tout cela, le Pentagone accentue le mouvement un peu plus.
Une grande puissance sans un ennemi conséquent ? Vous pourriez avoir à remonter à l’apogée de l’Empire romain ou à une dynastie chinoise en pleine expansion pour percevoir quelque chose de comparable. Et pourtant, Oussama Ben Laden est mort. Al-Qaïda est censément l’ombre d’elle-même. Les grandes menaces régionales du moment, la Corée du Nord et l’Iran, sont des régimes maintenus ensemble par le rafistolage et la souffrance de leurs populaces. La seule grande puissance émergente rivale sur la planète, la Chine, vient de lancer son premier porte-avions, une épave ukrainienne datant des années 1990 rénovée sur le pont duquel le pays ne dispose pas d’avions capables d’atterrir.
Les États-Unis ont environ 1000 bases ou plus à travers le monde; les autres nations, une poignée. Les États-Unis dépensent autant pour leur armée que les 14 puissances suivantes (principalement) alliées combinées. En fait, c’est investir un montant estimé à 1450 milliards de dollars afin de produire et exploiter un seul futur avion, le F-35 – plus que tout autre pays, les États-Unis inclus, dépense actuellement pour sa défense nationale.
L’armée américaine est singulière à d’autres égards, aussi. Elle seule a divisé le globe – le monde complet – en six « commandements. » Avec (de peur que quelque chose soit tenu à l’écart) un commandement supplémentaire, StratCom, chargé des opérations spatiales et l’autre, récemment mis en place, pour le seul espace non occupé auparavant, le cyberespace, où nous sommes déjà officieusement « en guerre. » Aucun autre pays de la planète ne pense à celui-ci en termes militaires vaguement comparables.
Lorsque son haut commandement planifie pour ses futurs « besoins », grâce au chef d’état major des armées, le général Martin Dempsey, qu’il prépare la transition (ne dites pas « retraite ») d’une base militaire au sud de la capitale, où qu’il débat de leur avenir, de jeux de stratégie et de différentes crises envisageables, il le fait tout en arpentant à grands pas une carte du monde plus grande qu’un terrain de basket. Quelle autre armée appliquerait une telle méthode ?
Le président a maintenant à sa disposition non pas une, mais deux armées privées. La première est la CIA, qui ces dernières années a été fortement militarisée, elle est supervisée par un ancien général quatre étoiles (qui appelle le job « vivre le rêve »), et exécute ses propres campagnes d’assassinats privés et de guerres de drone à travers tout le Grand Moyen-Orient. La seconde est une élite subordonnée, le Joint Special Operations Command, encartée au sein de l’armée américaine et dont les membres sont maintenant déployés dans tous les points chauds à travers le globe.
L’U.S. Navy, avec ses 11 porte-avions à propulsion nucléaire composant les forces opérationnelles, occupe une position dominante sur les mers mondiales d’une façon que seule la marine britannique l’a pu l’être autrefois; et l’U.S. Air Force contrôle l’espace aérien d’une grande partie du monde de manière totalement incontestable. (En dépit de nombreuses guerres et conflits, le dernier avion américain abattu éventuellement en combat aérien l’a été lors de la première guerre du Golfe en 1991.) Dans une grande partie de l’hémisphère sud, il n’y a pas d’espace souverain où les drones de Washington ne peuvent pénétrer afin de tuer ceux jugés par la Maison Blanche comme des menaces.
En somme, les États-Unis sont maintenant les seuls Top Gun (grands patrons) planétaires d’une manière que les bâtisseurs d’empire sans aucun doute ont une fois fantasmé, mais qu’aucun pas même Gengis Khan n’a jamais réalisé : unique et sensiblement incontestée sur la planète. En fait, quelque soit l’appréciation (excepté le succès), cela n’a jamais été vu auparavant.
Aveuglés par des conséquences intentionnelles prédictibles
Selon toutes les estimations, les États-Unis devraient être prédominant d’une façon historiquement sans précédent. Et pourtant, il ne peut être plus évident, qu’en dépit de toutes ses bases, les forces d’élite, les armées privées, les drones, les porte-avions, les guerres, les conflits, les attaques, les interventions et les opérations clandestines, malgré une bureaucratie du renseignement labyrinthique qui ne semble jamais arrêter son expansion et dans lequel nous versons pas moins de 80 milliards de dollars par an, rien ne semble fonctionner sur un mode impérialement satisfaisant. Il ne pouvait pas être plus clair que ce n’est pas un rêve glorieux, mais une sorte de cauchemar en pleine expansion impériale.
Cela devrait, bien sûr, être évident en soi depuis au moins début 2004, moins d’une année après que l’administration Bush ait envahi et occupé l’Irak, lorsque les bombes ont commencé à pleuvoir et les attentats-suicides à augmenter, tandis que les comparaisons des États-Unis à Rome et d’une potentielle Pax Americana dans le Grand Moyen-Orient plus grande que la Pax Romana se sont volatilisées comme une brume matinale par un jour rayonnant. Cependant, les guerres contre les ensembles relativement petits d’insurgés mal armés les ont entraînes vers leurs fins lugubrement prévisibles (au su du monde entier, après presque 11 ans de guerre, le 2000ème militaire états-unien tué en Afghanistan l’a été aux mains d’un « allié » afghan lors d’une « attaque de l’intérieur. ») Durant ces années, Washington a continué d’être régulièrement pris au dépourvu par les conséquences involontaires de ses actions militaires. Les surprises – aucunement agréables – sont devenues l’ordre du jour et les victoires établies extrêmement rares.
Une chose semble évidente : une superpuissance militaire avec des capacités inégalées pour la destruction à sens unique n’a plus la capacité élémentaire d’imposer sa volonté partout sur la planète. Bien au contraire, la puissance militaire américaine a été remarquablement discréditée à l’échelle mondiale par la plus pitoyable des forces. Du Pakistan au Honduras, partout où elle rentre que ce soit dans un vieux monde colonial ou néocolonial, ou dans les régions contestées à l’époque de la Guerre froide comme dans le Tiers-Monde, une résistance d’un type inattendu fait son apparition ou bien d’autres défaillances émanent et l’échec s’ensuit parfois et d’une façon spectaculairement sempiternelle.
Compte tenu de l’absence d’ennemis – quelques milliers de djihadistes, un petit ensemble d’insurrections minoritaires, deux ou trois faibles puissances régionales – pourquoi en est-il ainsi, quelle est exactement la force, au demeurant mystérieuse qui empêche le succès de Washington ? Certes, elle est en quelque sorte liée à plus d’un demi-siècle de mouvements de décolonisation, de rébellions, d’insurrections qui constituaient une caractéristique du siècle précédent.
Ceci a aussi un rapport avec la voie du développement économique qui s’est propagée au-delà des États-Unis, l’Europe et le Japon – avec l’ascension des « tigres » en Asie, de l’explosion des économies chinoise et indienne, les avancées du Brésil et de la Turquie, et le mouvement de la planète vers une sorte de multipolarité économique véritable. Elle peut aussi avoir quelque chose à voir avec la fin de la Guerre froide, qui, ainsi, a mis fin à plusieurs siècles de concurrence au pouvoir impérial ou pouvoir étendu et qui, cela semble à présent évident, laissa le « victor » se diriger vers la sortie nimbée dans l’auto-congratulation.
Justifiez cela comme vous voulez, c’est comme si la planète elle-même, ou l’humanité, avait d’une façon ou d’une autre été vaccinée contre l’imposition du pouvoir impérial, comme si maintenant elle le rejetait partout où il est appliqué. Au siècle précédent, il aura fallu à une demi-nation, la Corée du Nord, soutenue par les livraisons russes et les troupes chinoises pour lutter contre les Etats-Unis pour terminer sur un match nul, ou à un mouvement insurrectionnel populaire soutenue par un pouvoir local, le Vietnam du Nord, soutenu lui-même à son tour par l’Union soviétique et la Chine pour vaincre la puissance américaine. Maintenant, les insurrections minoritaires à petite échelle, principalement en utilisant des bombes artisanales et des kamikazes, rivalisent la puissance américaine (ou pire) sans grande puissance derrière eux.
Pensez à la force croissante qui résiste à une telle puissance militaire qui pourrait être l’équivalence de la « matière noire » dans l’Univers. Les faits sont là. Nous savons maintenant (ou nous devrions savoir) que c’est là, même si nous ne pouvons pas le voir.
Les guerres de Washington sur pilotage automatique
Après la dernière décennie d’échecs militaires, d’impasses, et de frustrations, vous pourriez penser que ceci serait apparent à Washington. Après tout, les États-Unis sont maintenant visiblement un empire sur-étendu son empire décline du Grand Moyen-Orient à l’Amérique latine, les limites de son pouvoir sont de plus en plus évidentes. Et pourtant, voici la chose curieuse : deux administrations à Washington n’ont établi aucune des conclusions qui s’imposent, et que peu importe le résultat avéré de l’élection présidentielle, il est déjà clair que, à cet égard, rien ne changera.
Même si la puissance militaire a prouvé qu’elle se désagrégeait, à maintes reprises, nos décideurs comptent, avant tout et plus que jamais, sur une réponse militaire aux problèmes mondiaux. En d’autres termes, nous ne sommes pas seulement un empire classique débordé, mais aussi à bout de nerfs et fonctionnant sur une sorte de pilote automatique militarisé. L’erreur, c’est une phase d’apprentissage. De toute évidence, ce n’est pas seulement qu’il n’y en a pas ici, mais qu’il ne peut en avoir.
Washington semble ne posséder plus qu’un mode de pensée et d’action, peu importe qui est aux commandes ou ce que le problème peut être, et il implique toujours, directement ou indirectement, ouvertement ou clandestinement, l’application d’une force militarisée. Il n’importe pas non plus que chaque nouvelle application déstabilise non seulement un peu plus une région ou affaiblit encore une fois ce qui a été connu sous le nom d’« intérêts américains. »
Prenez la Libye, à titre d’exemple. Il a brièvement semblé compter comme un des rares succès militaires de l’histoire américaine : une intervention décisive en faveur d’une rébellion contre un dictateur brutal – très brutal, en effet, puisque la CIA a déjà livré des « suspects terroristes », des rebelles islamistes luttant contre le régime de Kadhafi, afin de les soumettre à la torture. Aucunes pertes humaines américaines n’en a résulté, tandis que les raids aériens américains et de l’OTAN ont été décisifs dans l’approvisionnement d’un ensemble de rebelles mal armés, mal organisés pour lutter.
Au menu des conséquences imprévues, cependant, la chute de Kadhafi a envoyé les mercenaires touaregs de ses milices, équipés d’armes haut de gamme, traverser la frontière du Mali. Là, quand la poussière est retombée, toute la partie nord du pays était déséquilibrée, tombée sous l’emprise des extrémistes islamistes et aspirants à Al-Qaïda qui ont menacés de déstabiliser d’autres parties de l’Afrique du Nord. Dans un même temps, évidemment, les premières victimes américaines de l’intervention se sont produites dès lors, l’ambassadeur Christopher Stevens et trois autres Américains sont morts dans un attentat contre le consulat à Benghazi et une résidence protégée.
Avec l’aggravation des questions régionales, la réponse n’aurait pas pu être plus prévisible. Comme Greg Miller et Craig Whitlock du Washington Post l’ont récemment rapporté, au cours de réunions secrètes, la Maison Blanche a étudié la planification d’opérations militaires contre AQMI (Afrique du Nord), maintenant armé avec les armes pillées dans les stocks de Kadhafi. Ces plans comprennent évidemment l’approche utilisée au Yémen (forces spéciales américaines sur le terrain et les frappes de drone de la CIA), ou la « formule somalienne » (frappes de drones, opérations des forces spéciales, opérations de la CIA, et le soutien des armées africaines proxy), ou même à un instant T « la possibilité d’une intervention américaine directe. »
De plus, Eric Schmitt et David Kilpatrick du New York Times, rapportent que l’administration Obama élabore « la préparation de représailles » contre ceux qui ont tué l’ambassadeur américain, incluant probablement des « attaques de drone, des raids d’opérations spéciales comme celui qui a tué Oussama ben Laden, et des missions conjointes avec les autorités libyennes. » La quasi-certitude que, comme la précédente intervention, la prochaine série d’actions militaires ne fera que déstabiliser la région avec des coups de théâtre encore plus désagréables et des conséquences imprévues qui ne semblent guère avoir d’importance. Ni le fait qu’à l’état brut, les résultats de tels actes ne nous sont pas connus à l’avance, ils pourraient avoir des effets incontrôlables qui ne pourraient être planifiés et ordonnés.
De telles situations sont de plus en plus légion à travers le Grand Moyen-Orient et ailleurs. Prenez un autre exemple minuscule : l’Irak, à partir duquel, après presque une décennie de catastrophe militaire, les « dernières » unités américaines se sont pour l’essentiel enfuies au milieu de la nuit fin 2011. Même dans les derniers instants, l’administration Obama et le Pentagone ont toujours essayé de maintenir un nombre important de troupes américaines là-bas (et, en fait, a réussi à laisser derrière elle peut-être plusieurs centaines de formateurs des unités d’élite irakiennes). En attendant, l’Irak a été un soutien engagé au régime syrien dans ses combats et se rapproche encore d’avantage de l’Iran, alors même que ses propres divisions confessionnelles ont augmentés. Ayant observé ces retombées troublantes lors de son dernier tour dans le pays, selon le New York Times, les États-Unis sont en train de négocier un accord « qui pourrait se traduire par le retour de petites unités de soldats américains en Irak en vue de missions de formation. À la demande du gouvernement irakien, selon le général Caslen, une unité de soldats des forces d’opérations spéciales a été récemment déployée en Irak pour donner des conseils sur la lutte antiterroriste et aider au renseignement.»
Ne voudriez-vous pas juste parler à ces négociateurs de la façon dont vous le feriez avec un enfant : Non, ne fais pas ça ! L’envie de retourner sur les lieux de leur précédent désastre, cependant, semble inébranlable. Vous pourriez offrir diverses explications du pourquoi nos décideurs politiques, militaires et civils, continuent de telle actes répétitifs – même d’un point de vue impérial – la veine auto-destructrice dans des situations où les mauvaises surprises sont essentiellement garanties et l’échec une donnée. Oui, il faut nourrir le complexe militaro-industriel. Oui, nous sommes intéressés par le contrôle des ressources essentielles, notamment l’énergie, et ainsi de suite.
Mais il est probablement plus raisonnable de dire que la mentalité profondément militarisée et les manœuvres mondiales qui vont avec sont maintenant juste le mode de vie d’un Washington éternellement « en guerre. » Ils ont les tics d’une grande puissance, l’équivalent du syndrome de Gilles de la Tourette. Ils se produisent parce qu’ils ne peuvent pas s’empêcher de les produire, parce qu’ils sont gravés dans l’ADN politique de notre complexe de sécurité nationale, et ne peuvent évidemment plus être modifiés. En d’autres termes, ils ne peuvent s’aider eux-mêmes.
C’est la seule conclusion logique dans un monde où il est devenu de moins en moins imaginable de faire ce qui est évident, ce qui est beaucoup moins ou rien du tout. (Le Nord du Tchad ? Quand est-il devenu indispensable à notre bien-être ?) La réduction des effectifs de la mission ? Inconcevable. Penser l’impensable ? N’y réfléchissez même pas !
Ce qui reste est, bien sûr, une formule évidente en soi vers un désastre sur pilote automatique. Mais ne le dites pas à Washington. Peu importe. Ses habitants ne pourraient lui survivre.
Tom Engelhardt
Article original : Overwrought Empire : The Discrediting of U.S. Military Power
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Dites ce qui vous chante...
Mais dites-le !