Sarkozy-Hollande, l’anormale continuité
Par Edwy PLENEL
Du cap que devait fixer une présidence redevenue normale ne reste, quatre mois après l’élection de François Hollande, qu’un horizon brouillé. Crise, déficit, contrainte : les refrains dominants sont ceux du pouvoir précédent, étouffant toute imagination, paralysant toute audace. Pis, de la question rom à l’oligarchie financière, une anormale continuité blesse les citoyens qui espéraient encore qu’une gauche au pouvoir ne serait pas semblable à la droite. Parti pris, entre tristesse et colère.
Aux toutes dernières lignes de Rien ne se passe comme prévu, le récit par Laurent Binet de la campagne présidentielle hollandaise, ce témoin complice pose à chaud cette question au candidat victorieux, au soir même de sa victoire : « Je lui demande ce que ça fait de sentir que des millions de gens sont heureux grâce à lui. » Réponse lucide de François Hollande : « On se dit : est-ce que ça va durer ? Est-ce qu’ils seront toujours là dans trois mois ? Et qu’est-ce qu’ils penseront de moi, alors ? On sait que c’est très fragile. Ce soir, j’ai senti la foule très contre Sarkozy. » Oui, fragile, immensément. Et plutôt contre que pour, en effet.
Or, malgré cette apparente lucidité, c’est peu dire que, depuis son installation, le nouveau pouvoir n’a guère fait d’effort pour transformer ce rejet du sortant en adhésion pour l’entrant. Illisible, contradictoire, frileux, conformiste, désolant, désespérant, insipide, évanescent, etc. : les adjectifs ne manquent pas pour décrire cette situation où le désarroi et la déception sont semés d’en haut, par ceux-là mêmes qui, élus sur la promesse du « changement, c’est maintenant » après avoir eu dix ans d’opposition pour s’y préparer, ont pour mission de mobiliser le peuple, de le rassembler et de l’entraîner.
Au lieu de quoi, ils lui serinent maintenant qu’ils ont besoin de temps, qu’il faut les laisser travailler en paix, qu’ils sont tranquillement installés là pour cinq années pleines… Comme si notre époque de défis historiques était un long fleuve tranquille ; comme si, une fois son pouvoir délégué, le peuple n’avait plus qu’à attendre sagement ; comme si, par le miracle d’un vote que maximise l’exception présidentielle française, les ministres socialistes et leurs cabinets étaient devenus soudain propriétaires de la volonté générale ; comme si une démocratie vivante n’était pas un suffrage permanent.
Alors que la politique est affaire d’agenda, c’est-à-dire de choix et de priorités, on cherche vainement la cohérence et la dynamique par lesquelles le nouveau pouvoir aurait signifié à l’opinion que l’ordre du jour a nettement changé, de Nicolas Sarkozy à François Hollande. On aurait pu croire, au souvenir des discours de campagne, que justice sociale et rénovation démocratique seraient au cœur des premiers mois, des premiers symboles, des premières initiatives, des premiers déplacements, des premières réformes, des premières pédagogies, des premières surprises, des premiers combats…
Au lieu du chômage et des banques, la chasse aux Roms
Chacun sait ce qu’il en fut, durant cet été : tandis que les sujets centraux de la campagne étaient renvoyés à des missions et à des commissions, en vue de lointaines délibérations parlementaires, la crise et les marchés à rassurer, l’étranger et les Roms à expulser ont tenu lieu d’activisme estival. Au lieu du chômage, à combattre, des banques, à soumettre, de la démocratie, à renforcer, l’actualité fut dominée, du fait même des priorités gouvernementales, par des thématiques semblables à celles du pouvoir précédent que l’opposition socialiste d’hier n’était pas la dernière à dénoncer comme autant de machineries de diversion et de démobilisation, de culpabilisation et de division des classes populaires.
Amendements de surface, les précautions de style, de méthode ou d’accompagnement ne peuvent effacer ce constat : pour l’heure, la hiérarchie des priorités étatiques est restée inchangée. Alors même – et Mediapart, dans son Journal et dans son Club, n’a cessé de le documenter – que cette hiérarchie est le résultat d’une construction idéologique plutôt que d’une réalité factuelle ! Car qui peut décemment prétendre que l’état de l’économie grecque, qui pèse guère plus de 2 % de l’économie européenne, nous menace plus que les dérives astronomiques, incontrôlées et frauduleuses de ces banques sans frontières, imbriquées aux paradis fiscaux où s’abrite la criminalité financière, banques qui, pourtant, n’ont cessé d’être renflouées depuis 2008 sur nos deniers, sans aucune contrepartie ?
Et qui peut raisonnablement croire que, d’un été à l’autre, la priorité pour le bien-être des Français serait de faire la chasse aux Roms, de détruire leurs campements et d’expulser ceux de nationalité étrangère quand ils ne sont, au grand maximum, que 15 000 ayant immigré sur notre territoire pour un nombre de Tsiganes de nationalité française trente fois plus élevé ? Comment imaginer, après le choc civique vécu par le pays sous l’affront sarkozyste de 2010, qu’on puisse, sous le pouvoir qui lui a succédé, continuer de la même façon : en commençant par chasser policièrement les Roms avant même de réfléchir à leur situation sociale, économique, scolaire, etc. ? Et qu’on le fasse sans honte aucune, le ministre de l’intérieur se faisant même applaudir à l’université d’été du PS pour ce misérable exploit prétendument sécuritaire.
Comment ne pas voir qu’ainsi, tandis que nos sociétés vivent une crise de civilisation potentiellement dramatique d'où peuvent surgir de nouveau des monstres politiques, la gauche au pouvoir cède à la même pédagogie funeste que la droite : le problème, ce serait l’autre, le nomade, le romanichel sans feu ni lieu, le différent, l’étranger, etc. ? L’autre, ce bouc émissaire de nos peurs et de nos angoisses, et non pas le mal que nous avons laissé s’installer à demeure, au cœur de nos économies, de nos mentalités, de nos habitudes : la folie financière, la spéculation et la prévarication, la course au profit et à la consommation, la destruction de la nature et l’aliénation de l’homme.
Pendant la campagne électorale, le PS et son candidat s’empressaient de solliciter les soutiens de ces esprits dont l’âge a conforté la liberté qui, tels Stéphane Hessel et Edgar Morin, n’ont cessé de sonner le tocsin face à des politiques aveugles qui nous conduisent aux désastres. À l’époque, nos futurs gouvernants semblaient écouter d’une oreille attentive leurs appels à une régénération profonde de la pensée et de l’action politiques face aux défis sociaux, démocratiques, économiques, environnementaux, etc. Est-il besoin de souligner que, de tout cela, il n’est plus question depuis le 6 mai, la technostructure dans laquelle s’est barricadé le nouveau pouvoir ayant fait en sorte qu’aucune dissonance ne s’y glisse, qu’aucun perturbateur ne vienne troubler son confortable conformisme ?
Débats interdits, arbitrages opaques, oligarques dans la place
Quand un collectif comme Roosevelt 2012, animé par Pierre Larrouturou, réussit à rassembler des sensibilités diverses sur ce constat raisonnable d’une remise en question générale de nos modèles économiques et de nos habitudes intellectuelles, le nouveau pouvoir continue de se bercer d’illusions sur un retour de la croissance. Dès lors, compétitivité et productivisme lui tiennent lieu de pensée économique quand il faudrait avoir l’audace de réponses inventives sur la voie d’un nouveau modèle de développement qui associe l’humain et la nature dans une même priorité, entre épanouissement et protection. Mais comment serait-ce possible quand, par la voix d’un premier ministre transformé en intendant d’un présidentialisme intact, la discipline et l’obéissance majoritaires sont érigées en règle d’or ?
Alors même que le gouvernement, des écologistes aux sensibilités socialistes, est traversé d’opinions divergentes, leur expression serait donc interdite au-delà des délibérations confidentielles du conseil des ministres ! Comme si le peuple n’avait pas y être associé, ni même à en être témoin. Comme si, à peine installé, ce nouveau pouvoir avouait sa fragilité, son impréparation foncière et son inquiétude devant ce qui l’attend. De la Banque publique d’investissement aux gaz de schiste, en passant par le nucléaire, les forages pétroliers ou l’audiovisuel public, on ne compte plus les incidents entre ministres qui témoignent de débats publics essentiels, hélas réduits à des arbitrages opaques ou à des manœuvres confidentielles. Sans parler du débat européen et des réformes institutionnelles dont nous avons déjà souligné (ici et là) qu’ils faisaient l’objet d’une double opération de dépossession démocratique, via le refus d’un référendum pour l’un et la commission Jospin pour les autres.
Ne pas inventer, ne pas essayer, ne pas débattre, c’est assurément préparer des lendemains qui déchantent – c’est même les instaurer dès aujourd’hui. Croire que l’actuelle crise historique du capitalisme, dont l’effet de souffle durable est de même ampleur que dans les années 1930, ne serait qu’un moment d’adaptation et d’ajustement qu’il suffirait de gérer précautionneusement, c’est laisser le champ libre aux monstruosités politiques qu’elle enfante inévitablement, et dont témoigne, de l’Europe aux États-Unis, la montée de droites extrêmes, obscurantistes, racistes et autoritaires. Mais se libérer de cette illusion tragique supposerait de mettre à distance l’univers social qui, au croisement du pouvoir étatique et de l’avoir économique, est responsable et comptable des aveuglements dont les peuples font aujourd’hui les frais.
Hélas, ce petit monde oligarchique est toujours dans la place. Suffit à l’illustrer cet épisode impensable où le ministre de l’économie impose, hors de toute transparence, comme banque conseil pour concevoir la BPI, cet acteur essentiel d’une action publique restaurée, la banque Lazard, soit le symbole même du nouveau capitalisme financier, de ses conflits d’intérêts et de ses spéculations avides. Ces côtoiements et ces proximités sont sans doute l’anormale continuité la plus alarmante car, malgré l’alerte désastreuse du strauss-kahnisme dans toutes ses dimensions, aussi bien sociales que morales, elle confirme la perte d’autonomie des élites socialistes vis-à-vis des milieux d’affaires qui, loin de dire la vérité du monde économique, n’en représentent qu’une part infime, imbriquée au capitalisme sans foi ni loi des dérégulations néolibérales.
Des hommes nouveaux, qui n'aient pas peur du peuple
Si l’on joue ici les Cassandre, c’est autant par éthique de responsabilité que par éthique de conviction : en espérant que cette alarme sera entendue. C’est surtout en cohérence avec notre critique entêtée du sarkozysme que nous n’avons jamais réduit à une aberration, entre parenthèses d’une période et exception d’un homme. Tout au contraire, nous n’avons cessé de souligner que cette hyperprésidence, dont nous souhaitions la défaite pour cette raison même, était le produit de la dégénérescence accélérée de notre système politique et économique. Tant qu’elle n’aura pas enfanté une alternative à ce système nécrosé, la simple alternance électorale, accouchant d’une seule alternance gestionnaire, ne réussira pas à enrayer cette tendance lourde qui nous rapproche des précipices.
À gauche et à droite, certains sans doute souriront à la lecture de ce constat d’une déception plus rapide que nous ne l’aurions jamais imaginé. Mais, à trop savoir tout par avance, ancrés dans la certitude de leurs convictions, ils oublient peut-être que l’histoire n’est jamais écrite, qu’elle est toujours ouverte, qu’elle est tissée de bifurcations et de discordances. Tel est encore notre pari, à l’adresse de tous ceux qui, comme nous, ont souhaité ouvrir cette nouvelle page et s’alarment de la voir rester si blanche ou, du moins, s’écrire si lentement. Car cette inquiète exigence traverse profondément, dans sa diversité, l’électorat qui a porté au pouvoir ceux qui, aujourd’hui, gouvernent.
C’est ainsi, par exemple, qu’à la fin de la somme qu’il vient de consacrer aux gauches françaises (Les Gauches françaises 1762-2012, chez Flammarion), l’historien Jacques Julliard, soutien indéfectible de François Hollande, s’alarme à son tour d’une gauche gouvernante qui se croirait propriétaire de la démocratie, « en interdisant au peuple de s’exprimer autrement que par la voix de ses représentants ». « Pour la gauche institutionnelle, poursuit-il, c’est aujourd’hui le premier et le principal défi à relever. Contrairement à ce qu’elle imagine, ce n’est pas, ou pas seulement, sur son programme qu’elle est attendue, mais sur sa capacité à accueillir, à animer, parfois à canaliser, souvent à exalter les nouvelles formes de la politisation civique. (…) Pour la gauche, ne pas donner suite à cette aspiration, ce serait avouer qu’elle n’aurait été qu’une étape, en voie d’être dépassée, dans l’histoire de la liberté. Désormais, pour être à la hauteur de son passé, elle a besoin d’hommes nouveaux, qui n’aient pas peur du peuple ni des idées qui lui ont permis, pendant deux siècles, de faire l’Histoire. »
Ce sont les derniers mots de ce travail qui tente d’embrasser les gauches dans leur diversité, entre histoire, politique et imaginaire. Et, on le sait, leur auteur ne passe pas pour un extrémiste ou un radical… Des hommes (et des femmes) nouveaux donc et, surtout, un peuple qui redevienne acteur de l’histoire, de son histoire.
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