samedi 29 septembre 2012

La crise espagnole fragilise l'équilibre démocratique de l' après Franco




Mariano Rajoy a présenté jeudi à ses ministres les grandes lignes d'un budget tout en austérité pour 2013 - malgré une légère hausse des pensions de retraite, comme c'était attendu (lire le détail des mesures ici). L'opération ne devrait pas suffire à calmer les inquiétudes sur la santé du pays, alors que son premier ministre se refuse toujours à demander un prêt en bonne et due forme à Bruxelles, en dépit de la pression des marchés financiers.

La crise semble s'être encore accélérée cette semaine. En l'espace de trois jours, la Catalogne a annoncé des élections anticipées qui pourraient déboucher sur un référendum d'«auto-détermination», une mobilisation d'«indignés» contre l'austérité s'est vueviolemment réprimée à Madrid par les forces de l'ordre, tandis que deux régions de taille, l'Andalousie et la Castille-La-Manche, ont demandé à Madrid des prêts d'urgence pour éviter le défaut.
Mariano Rajoy le 2 juin à Sitges. © Reuters.Mariano Rajoy le 2 juin à Sitges. © Reuters.

Dans cette Espagne à la dérive, observée à la loupe depuis Bruxelles, c'est le socle démocratique du pays tout entier qui se trouve malmené. Le marasme économique se double d'une crise politique inédite depuis le retour de la démocratie. De l'effondrement des deux grands partis politiques aux revendications indépendantistes, passant par les affaires de corruption qui éclaboussent la justice et le roi, tout se passe comme si les institutions nées pendant la « transition », ouverte après la mort de Franco en 1975, étaient à bout de souffle.

« La fin brutale du miracle économique espagnol est en train de remettre en question l'intégralité du pacte de la transition », assure Joan Subirats, professeur de sciences politiques à l'université autonome de Barcelone. Il fait référence à cette période charnière, de 1975 (fin de la dictature) à 1982 (arrivée du socialiste Felipe Gonzales au pouvoir), durant laquelle l'Espagne se dote d'une constitution (en 1978), reconnaît l'« autonomie » de ses régions et fixe les règles du jeu d'une démocratie encore bégayante.
Constat identique pour Josep Vicent Boira, géographe à l'université de Valence, auteur d'un livre de référence sur l'effondrement de la région de Valence, l'un des épicentres du séisme en cours: « Il y a la crise économique, violente, mais il existe une autre crise, liée à ce que le modèle installé par la transition est aujourd'hui périmé. La transition a crée des synergies qui ne fonctionnent plus. C'est particulièrement évident sur le plan institutionnel, dans les relations entre Madrid et les communautés autonomes ». 

Dans un essai collectif très remarqué, publié en début d'année à Madrid, le journaliste Guillem Martinez estime, lui, qu'une bataille décisive et salutaire s'est ouverte, avec la crise, et le surgissement des «indignés»: la «culture de la transition», officielle, étatique, serait menacée par l'irruption d'une culture politique nouvelle, plus horizontale. Il raconte comment les années de la transition ont eu pour effet de « désactiver » la culture et sa dimension contestataire, afin de « créer de la stabilité politique et de la cohésion sociale ». Aujourd'hui, tout cela serait remis en question.  

Les fondements de la démocratie espagnole, dessinés il y a trente ans, seraient en train de craquer de toutes parts. Jusqu'où? Le scénario d'un affaissement «de type grec», sur fond d'inégalités galopantes, est-il crédible? Passage en revue des institutions clé qui flanchent, ces jours-ci, en Espagne.

« L'Espagne est de plus en plus menacée par un scénario à la grec »

Premier des héritages de la transition à se fissurer: le bipartisme, censé assurer la stabilité de la vie politique. Le système électoral a toujours favorisé les deux grandes formations nationales - le parti socialiste (PSOE) et le parti populaire (PP, au pouvoir). « Il s'agissait à l'époque d'éviter le multipartisme, pour favoriser la gouvernabilité de l'Espagne, rappelle Fernando Vallespin Oña, de l'université autonome de Madrid. Incontestablement, cela a marché. Mais aujourd'hui, tout cela prend l'eau: les deux grands partis perdent leur soutien populaire à grande vitesse, les Espagnols les jugeant coupables de tous les maux ».

Les élections générales de novembre 2011 avaient déjà illustré la tendance, les deux partis ne totalisant «que» 72% des voix, contre 83% lors du scrutin de 2008. A présent, si l'on en croit le sondage Metroscopia publié par El Pais en septembre, ils ne rassemblent plus qu'un total de… 55% d'intentions de vote. Les socialistes traversent une grave crise identitaire, divisés sur l'héritage Zapatero. La droite au pouvoir, elle, subit le contre-coup de sa politique d'austérité.
« L'Espagne est de plus en plus menacée par un scénario à la grec, où personne ne remporte véritablement les élections, où personne n'a les marges nécessaires pour gouverner », s'inquiète Irene Martin, professeur de sciences politiques à l'université autonome de Madrid, par ailleurs spécialiste de la Grèce. « Mais il faut nuancer: nous sommes encore loin d'Athènes, où les hommes politiques ne peuvent même plus aller déjeuner dans des lieux publics de peur de se faire insulter. Ce n'est pas le cas ici. »

Et d'insister: « Le problème espagnol, ce n'est pas que le PP dégringole dans les sondages. C'est plutôt qu'on ne voit pas l'alternative. En novembre, ce n'est pas le PP qui a gagné. C'est avant tout le PSOE qui a perdu. » Des formations plus modestes profitent certes de l'effondrement des deux grands partis - les centristes de UPyD (en nette progression), les écolo-communistes de IU, ou encore certains partis régionaux, comme Compromis, à Valence, qui séduisent des déçus du PSOE. Mais une alternative peine à émerger à l'échelle nationale.

La perte de crédit des grands partis rejaillit aussi, par ricochets, surle pouvoir judiciaire, un pur produit, lui aussi, de la période de la transition. Le tribunal constitutionnel, ravagé par des guerres partisanes entre PP et PSOE, est paralysé. La Cour suprême, acquise à la droite, s'est récemment illustrée en mettant hors jeu le juge Baltazar Garzon, au terme d'une procédure à l'origine lancée parce que Garzon enquêtait sur le passé franquiste de l'Espagne.

Dans ce contexte, la démission de Carlos Divar, premier magistrat espagnol, en juin, n'a rien arrangé. Président depuis 2008 de la Cour suprême, il est accusé d'avoir détourné 30.000 euros de fonds publics pour financer des dizaines de séjours à titre privé dans des hôtels de luxe en Andalousie. Après une longue polémique, qui a fait des ravages dans l'opinion pour l'image de l'institution, il s'est résigné à quitter son poste en juin.

Des scandales éclaboussent le roi

Plus surprenant pour l'Espagne, la monarchie, elle aussi, traverse une mauvaise passe, et connaît, depuis quelques mois, son lot de scandales - affaires de corruption comprises. L'institution n'est pas née dans les années 70, mais le prestige de l'actuel roi, Juan Carlos, arrivé sur le trône deux jours après la mort de Franco, doit beaucoup au rôle qu'il est censé avoir joué durant la transition (à tort ou à raison).

Aujourd'hui, c'est peu dire que son image est écornée. Il y eut en particulier l'épisode d'une luxueuse chasse à l'éléphant au Botswana en début d'année (en pleine cure d'austérité pour les Espagnols), qui avait obligé le roi à formuler des excuses publiques, et révélé au passage l'existence d'une maîtresse allemande.

Mais l'affaire «Iñaki Urdangarin» est de loin la plus gênante pour la monarchie: cet ex-handballeur professionnel, devenu duc en épousant l'une des filles du roi, se voit reprocher d'avoir détourné des fonds publics, vers ses sociétés privées, certaines basées dans des paradis fiscaux. Il a comparu plus de 20 heures devant un juge d'instruction en février dernier, et le dossier devrait rebondir très vite. Urdangarin risque la prison, d'autant que les révélations sur les montages financiers, les pressions et les emplois fictifs de ses sociétés ne cessent pas (la dernière en date, ce jeudi, ici). 
« S'il y a un roi, il n'y a pas de démocratie »« S'il y a un roi, il n'y a pas de démocratie »
« Le roi n'a pas de pouvoir politique en Espagne. C'est un monument national, mais il n'a aucun pouvoir concret, ses difficultés ne pèsent pas directement sur le jeu politique », relativise Fernando Vallespin Oña. « Par contre, il est tenu à l'exemplarité. Il va donc falloir que la monarchie se dépêche d'en finir avec le scandale Urdangarin. »

Alors, tout compte fait, revenir à la république? C'était l'une des revendications du mouvement «indigné» en 2011, et l'une des assemblées thématiques du collectif continue de se réunir, à Madrid, pour plancher sur l'«après-monarchie» (elle s'intitule «Prenons la Zarzuela», en référence à une luxueuse résidence du roi, dans les environs de Madrid). Mais il est difficile de dire si les Espagnols sont aujourd'hui plus nombreux, sous l'effet de la crise, à se dire républicains. Même à gauche, et même chez les plus progressistes, le sujet est loin de faire consensus, dans ce pays toujours très conservateur.

Reste le dossier le plus épineux du moment: les élans indépendantistes de la Catalogne, qui risquent de plonger le pays dans une nouvelle crise institutionnelle. Les subtils équilibres, qui régissent les relations entre Madrid et ses provinces, prévus dans la constitution de 1978, ont vécu. Les discussions sur l'«estatut» de la Catalogne, en 2010, étaient déjà très vives. « C'est un vieux débat, mais qui prend un sens nouveau en raison du contexte de crise », estime l'universitaire Josep Vicent Boira.

« L'Etat providence n'a plus les moyens »

Plus de 600.000 Catalans ont ainsi défilé le 11 septembre dans les rues de Barcelone, sous le slogan «La Catalogne, un Etat d'Europe». Un choc pour beaucoup d'Espagnols, pris de surprise par l'ampleur de la mobilisation. Depuis, le président de la Catalogne, Artur Mas, a annoncé des élections anticipées, le 25 novembre, qui pourraient ouvrir la voie, à terme, à l'«autodétermination» - concept ultra-flou, mais qui a suffi à électriser les débats. Le parlement catalan a voté ce jeudi, un texte appelant à la tenue d'un référendum sur le sujet, lors de la prochaine législature.

Lors de son investiture, en 2010, Mas avait déjà appelé de ses vœux une «transition nationale» pour la Catalogne, manière de dire que le cycle ouvert par la transition de la fin des années 70 s'achevait bel et bien.
Dans la manifestation «indignée», mardi 25 septembre à Madrid (lire en boîte noire). Dans la manifestation «indignée», mardi 25 septembre à Madrid (lire en boîte noire).

« Si les partisans de l'indépendance ont le vent en poupe, c'est grâce à la crise, décrypte Joan Suberat, de l'université autonome de Barcelone: le sujet n'est plus seulement identitaire, il touche au cœur des politiques de redistribution des richesses. Ces politiques sont en panne, parce que l'Etat providence n'en a plus les moyens, et que la social-démocratie est dans l'impasse. » De plus en plus de Catalans estiment en effet qu'ils contribuent trop à la solidarité nationale, par rapport à ce que Madrid leur distribue en retour. Les experts ont sorti les calculatrices, mais personne ne donne les mêmes chiffres. Le débat est quasiment impossible à trancher.

En attendant, le contexte s'est d'autant plus durci que le PP, au pouvoir à Madrid, appuyé par tout un pan de la presse de droite, d'ABC à El Mundo, milite, à l'inverse, pour une « recentralisation» des institutions, en réaction à la crise. Les deux bords semblent s'éloigner irrémédiablement.

Pour certains observateurs, ces manœuvres institutionnelles ne sont qu'une manière astucieuse, de la part d'un pan de la classe politique, de faire oublier la seule urgence du moment: la question sociale, et l'explosion du chômage. « C'est très révélateur de l'époque dans laquelle nous sommes, commente le journaliste Guillem Martinez.Il est plus facile aujourd'hui, pour les hommes politiques, de résoudre la question institutionnelle de l'Espagne, dossier sur lequel ils ont une vraie capacité d'action. Ce n'est plus le cas dans la gestion de la crise sociale, où ils sont à la peine. C'en est devenu tragique. » L'Espagne s'accrocherait à ses batailles institutionnelles d'un autre temps, pour éviter de regarder la crise en face.

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