Chine - Japon : Une pente dangereuse
Il est fascinant d’observer comment les Nations glissent vers les conflits, tout en répétant, la main sur le cœur, que leurs intentions sont pacifiques. A Tokyo ou à Pékin, et, comme pour déjouer par l’incantation les enchaînements néfastes de leur querelle en Mer de Chine de l’Est autour des îles Senkaku ou Diaoyutai, on réaffirme l’espoir d’une solution apaisée, tout en attisant les feux du conflit sur fond de provocations japonaises et de raidissements chinois.
Il y a 25 siècles, déjà, Thucydide avait disséqué, avec ce sérieux à la fois navré et précis qui le caractérise, comment l’enchaînement des événements et des passions, attisées par d’autres imbrications tragiques de situations complexes, elles-mêmes filles de l’histoire et de cultures différentes, avaient, presque par fatalité, déclenché la guerre du Péloponnèse.
Les arrières plans conflictuels entre la Chine et le Japon sont connus et remontent loin dans l’histoire imbriquée des deux pays. Aiguillonnés par une succession d’épisodes passionnés nourris à l’aune d’un nationalisme pathologique dangereux, héritage néfaste des cruelles ambitions militaristes du Japon, exacerbés par la rivalité de l’étage supérieur entre Pékin et Washington, ils s’empilent comme les strates d’un explosif attendant une mise à feu.
S’il est peu probable que la controverse dégénère en conflit de grande ampleur, même si les nationalismes à vifs semblent y pousser, elle a déjà commencé à mettre très mal à l’aise les Etats-Unis, écartelés entre leur alliance avec le Japon et leurs intérêts stratégiques plus larges, dont la Chine est un acteur majeur.
Le détonateur des Senkaku
L’étoupille, prétexte du drame qui couve, est un petit archipel minuscule, presque dérisoire, devenu un symbole territorial sacré, comme un tabernacle qui abriterait la souveraineté chinoise et japonaise, celle de la Chine étant d’autant plus sensible qu’elle fut tant de fois humiliée aux XIXe et XXe siècles, et, précisément, par le Japon.
Mais les Diaoyutai, également revendiquées par Taïwan pour les mêmes raisons, qui étaient parties de l’Empire Qing, et situées à la frontière de la préfecture japonaise d’Okinawa, incluant l’archipel des Ryukyu sont, après la défaite des Qing contre l’empire du Soleil Levant, en 1895, devenues les Senkaku et territoire japonais.
L’archipel faisait partie de la cession au Japon de l’Ile de Taïwan, que le traité de Shimonoseki identifiait par son nom portugais : « Formose », l’ensemble de ce transfert territorial, qui pour les Chinois fut un douloureux abandon, étant signalé dans le traité par une formulation ambigüe, stipulant que la Chine cédait au Japon « l’Ile de Formose, avec les îles lui appartenant ».
Aujourd’hui, refusant de considérer qu’ils faisaient partie de la cession de 1895, annulée par la défaite du Japon en 1945, Tokyo administre toujours les îlots inhabités, formellement « rendus » au Japon en 1972, par les Nations Unies après l’occupation américaine.
Alors que la Chine réfute ce transfert, le Japon accuse Pékin et Taipei d’avoir élevé le ton et le niveau de leurs revendications seulement après la publication d’un rapport de l’ONU en 1969 qui faisait état de probables nappes sous marines d’hydrocarbures enfouies dans les parages.
Le 10 septembre 2012, la querelle dont les braises se consument depuis de longues années a franchi un cran supplémentaire. Mettant à exécution un projet rendu public en juillet, le gouvernement japonais, qui cependant prenait soin de rappeler « ses intentions pacifiques », annonçait qu’il avait fait l’acquisition pour 26 millions de $ de trois des cinq îlots, jusque là loués par Tokyo à des particuliers.
La réaction chinoise ne s’est pas fait attendre. Alors que deux patrouilleurs chinois approchaient des îlots, au demeurant déjà surveillés par les gardes côtes depuis les incidents de 2010, le président Hu Jintao estimait que la transaction était illégale et le journal de l’APL publiait un commentaire expliquant que le Japon jouait avec le feu.
En amont du Congrès, les tensions nationalistes et la nécessité d’y répondre pèsent sur le régime chinois. Les déclarations du Président et de l’APL faisaient suite à un exercice de débarquement de vive force mené par la marine chinoise en juillet, à quoi s’ajoutaient, au moins d’août, les appels à la riposte par le très nationaliste général de l’APL Luo Yuan, qui réclamait l’envoi de 100 bateaux autour des Senkaku, suivis par un article menaçant du Global Times, publié le 20 août, mettant en garde le Japon « qui allait devoir payer un prix bien plus lourd que celui qu’il anticipait ».
Après la nouvelle du rachat des îles par Tokyo, Sun Cheng, spécialiste du Japon à l’Université des Sciences Politiques de Pékin, expliquait que l’opinion publique chinoise n’accepterait pas une position de conciliation chinoise.
De fait, il est probable que les intérêts commerciaux japonais – notamment les ventes de voitures - seront menacés par des représailles. Selon le Wall Street Journal, les ventes de Toyota en Chine avaient déjà baissé de 15 % en août et le Vice ministre chinois du commerce Jiang Zengwei laisse entendre que la tendance allait s’aggraver.
A Tokyo, s’adressant à un parterre d’officiers des forces d’autodéfense, le premier ministre Yoshihiko Noda passait en revue la situation stratégique du théâtre, évoquant « la menace missiles et nucléaire nord-coréenne, la puissance grandissante des armées chinoises et leur présence insistante dans les eaux régionales, et la Russie qui, elle aussi, avait accentué sa présence en Extrême Orient ».
Même si en août, l’International Crisis Group a exprimé ses inquiétudes face à la dégradation des relations entre la Chine, le Japon et les Etats-Unis, soulignant la part dangereuse des sentiments nationalistes, aujourd’hui peu d’observateurs croient à une déflagration militaire majeure. En revanche, à Tokyo, la querelle qui mobilise le nationalisme, commence à examiner le rapport des forces militaires, en Asie du Nord-est, les vulnérabilités des forces d’auto défense et la solidité de l’alliance militaire avec les Etats-Unis.
Peut-être est-ce un effet de la bascule, maintes fois réaffirmée par la Maison Blanche et le Département d’Etat, des intérêts stratégiques des Etats-Unis vers le Pacifique Ouest, dont un des effets est d’inciter certains des pays de la zone à confronter avec plus de vigueur la Chine, la controverse sur les îlots déborde dangereusement vers la rivalité sino-américaine. Elle menace de mettre Washington en porte à faux entre Pékin et Tokyo.
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