mercredi 18 juillet 2012

Point godwin et théorie du complot : les arguments ultimes de la pensée unique

Manuel Valls est interviewé sur sa participation au groupe de Bilderberg en 2008 et sur le fait que la multiplication de ces groupes élitistes parasiteraient la démocratie.


Ecoutez comment il est passé facilement de Bilderberg à la shoah en passant par le 11 septembre.





LA « REDUCTIO AD HITLERUM »

(1994)
Leo Strauss a été le premier à dénoncer sous l'expression de reductio ad hitlerum le
procédé consistant, parlant de quelque chose ou de quelqu'un, à l'assimiler de façon
polémique au nazisme afin de le discréditer durablement. C'est ainsi, écrit Pierre-André
Taguieff, que "la vulgate antinationaliste contemporaine applique à l'objet de sa haine la
reductio ad hitlerum, le réduisant à un inquiétant mélange d'irrationnel et de barbarie. Il en
va de même, et ce d'une façon paradigmatique, avec les usages idéologico-politiques du
terme “racisme”, qui constitue la base privilégiée, car la plus fortement démonisante du
“nationalisme” ».
Ce procédé a pris au cours de ces dernières années une extension d'autant plus
grande que l'éloignement historique permet, dans une optique de propagande, de donner
aux mots une plasticité proportionnelle à leur degré d'indétermination. Ces mots, n'étant
plus définis, sont arbitrairement posés comme synonymes. Ne désignant plus rien de
particulier, ils peuvent être rapportés à peu près à n'importe quoi, l'absence de rigueur
intellectuelle et l'inculture faisant le reste. Des termes génériques comme
« nationalisme », « racisme », « antisémitisme », « fascisme », « nazisme », « extrême
droite », qui renvoyaient à l'origine à des réalités bien distinctes, en viennent ainsi à
former un lexique de mots interchangeables. On crée alors une sorte de trou noir baptisé
« nazisme » ou « fascisme », où l'on fait confluer, dans le flou le plus total, n'importe
quelle autre référence, afin de discréditer par contiguïté, proximité ou filiation supposée,
une série d'opinions dérangeantes, immanquablement dénoncées comme
« dangereuses ». La méthode employée est celle du chef de gare : on rattache le wagon
« droite » au wagon « extrême droite », le wagon « extrême droite » au wagon
« fascisme », on y adjoint le wagon « nazisme » tiré par la locomotive « Auschwitz ».
Après quoi, il ne reste plus qu'à faire circuler le train en rase campagne sous le feu des
tireurs embusqués.
On pourrait évidemment citer d'innombrables exemples d'application de ce procédé.
B.H. Lévy et Zeev Sternhell avaient déjà défendu l'idée que le « fascisme » s'identifie
sans plus avec le rejet conjoint du libéralisme et du marxisme : Mounier, Doriot, de Gaulle,
même combat ! Plus récemment, pour discréditer les mouvements écologistes, on a de
même fait appel à la thématique « vert-brun » ; pour discréditer les communistes, à la
formule « rouge-brun ». Prenant la suite d'innombrables critiques dirigées contre les
« écolo-fachos », dits aussi « écolo-pétainistes », Luc Ferry, arguant de l'existence
sous le IIIème Reich d'une législation sur la protection de la nature et des animaux (et au
risque de développer le nazisme chez les adhérents de la SPA), présente ainsi
« insidieusement comme continuateurs objectifs du nazisme ceux que le libéralisme
occidental laisse insatisfaits, et notamment ceux dont la critique s'est nourrie de
l'anticolonialisme et du tiers-mondisme ».
La référence aux Grands Ancêtres de 1789 ayant fait long feu, comme en témoigne
l'échec des célébrations du Bicentenaire, la damnatio memoriae du « fascisme » fournit
ainsi une légitimation de rechange, qui forme le filtre général du jugement en même temps
que le socle de référence sur lequel s'édifie toute le consensus médiatique et politicien.
L'inconvénient, c'est que cette légitimation ne fonctionne qu'en référence au passé.
Les fascismes ont été définitivement défaits en 1945, et le « néonazisme » ne touche
guère depuis cette date que des esprits faibles et des marginaux sociaux, têtes brûlées et
crânes rasés, plus ou moins rassemblés en groupuscules. Cela fait un « péril » un peu
mince. Il est donc nécessaire de grossir cette maigre postérité en y incorporant des
récalcitrants et, parallèlement, d'instaurer une mise en scène tendant à faire croire que le
passé est toujours présent. Il s'agit, en d'autres termes, de faire croire que le « fascisme »
est toujours là, afin de pouvoir étendre le discrédit qui s'attache à lui à toutes les formes
de pensée qui dérangent. D'où toute une mascarade destinée à conjurer son absence en
lui inventant une présence, dans le temps même qu'on prétend y mettre un terme (« plus
jamais ça ! »).
Les procès Barbie et Touvier, les affaires Bousquet et Papon, la polémique autour du
dépôt de gerbe sur la tombe du maréchal Pétain, les anniversaires, les commémorations
de toutes sortes, ne sont dans cette perspective que des piqûres de rappel, c'est-à-dire
(au risque de lasser une opinion déjà bien indifférente) autant de prétextes pour entretenir
l'idée qu'on n'est pas sorti de cette sombre période, qu'elle nous environne toujours de
toutes parts, et d'ailleurs qu'on n'en sortira jamais.
En bonne logique orwellienne, il s'agit d'affirmer que le fascisme se « banalise » au
moment où tout le monde le dénonce, et de parler sans cesse de Vichy au motif qu'on
n'en parle pas. « Nous sommes en train d'assister aujourd'hui à la vaste et tranquille
entreprise de réhabilitation globale du pétainisme », déclare très sérieusement Stéphane
Zagdanski, tandis que d'autres, sur le même ton, affirment que la période de
l'Occupation « reste tabou », ou encore que le procès de Vichy « n'a pas eu lieu » (sic).
On se retrouve alors dans cette situation grotesque, et même ubuesque, où l'on n'a
jamais vu autant de livres, de films, d'articles de toutes sortes consacrés à la
dénonciation du nazisme, de Pétain ou de Vichy, au moment même où l'on assure qu'on
n'en parlera jamais assez, ce qui amène à dire qu'on n'en parle pas du tout et, à force de
répéter qu'on n'en parle pas, à en parler tout le temps.
Bien entendu, pour donner à la dénonciation du « nazisme » tout son pouvoir de
légitimation, on s'affaire en même temps à le représenter comme un phénomène unique
en son genre : le jamais vu par excellence. Il ne suffit plus de dire que le national-
socialisme a constitué une dictature détestable, porteuse d'une idéologie parfaitement
aberrante, ce qu'il fut assurément, il faut encore qu'il représente, dans l'histoire, une sorte
d'incarnation du Mal absolu. De même, de la persécution des Juifs dont les nazis se
rendirent coupables, persécution indéniable, abominable, il ne suffit pas de dire qu'elle
n'est pas plus acceptable qu'aucune autre persécution. Il faut qu'elle soit, elle aussi, un
événement unique, incomparable à tout autre, événement qui n'aurait aucun précédent et
qu'on déclare volontiers « indicible », c'est-à-dire indescriptible avec des mots. Ces
affirmations, enfin, se doublent d'un chantage implicite : ne pas reconnaître le caractère
unique de ce régime et de cette persécution reviendrait à en relativiser la nocivité
intrinsèque, c'est-à-dire à les « banaliser ».
Une thèse de ce genre laisse songeur. « Traiter de manière péremptoire le judéocide
comme d'un événement surnaturel, écrit Arno J. Mayer, le protéger avec obstination de la
réalité et se lamenter sans cesse sur lui, ne démontre pas son caractère particulier
d'anomalie, et ne le rend pas plus digne pour autant ». « Le culte de l'unicité, ajoute
Jean Daniel, est dangereux dans la mesure où l'affirmation selon laquelle seuls les Juifs
ont été l'objet d'une persécution particulière provoque la question “pourquoi les Juifs ?” On
s'expose à se voir répondre, même dans un esprit de sympathie, que les Juifs ne sont
étrangers ni aux grandeurs ni aux vicissitudes de leur histoire ».
En fait, affirmer le caractère « unique » d'un événement historique revient tout
simplement à le sortir de l'histoire. Par définition, l'histoire ne connaît que des événements
tous à la fois différents et comparables, et qui ne sont justifiables que comme tels de la
recherche historiographique. Soustraire un événement à l'histoire, c'est donc
inévitablement le placer à l'enseigne de la pure métaphysique. On sort alors de toute
référence à l'humanité. L'unicité du crime renvoie à l'unicité de la victime, qui ne peuvent
plus, l'une comme l'autre, s'appréhender selon les catégories humaines. « Oter le
privilège de la malédiction, c'est aussi ôter celui de l'élection », remarque encore Jean
Daniel.
Quant à l'argument de la « banalisation », il se retourne comme un gant. Mettre en
garde contre la « banalisation » du nazisme ou de la persécution antijuive dont il se rendit
coupable revient en effet à banaliser toutes les autres persécutions, tous les autres
massacres. La notion même de « crime contre l'humanité » tend d'ailleurs elle aussi à
banaliser tous les autres crimes, à les rendre plus acceptables, plus intégrables dans la
réalité quotidienne. Ainsi s'instaure une affreuse hiérarchie de la souffrance qui, à la limite,
excuse ou relativise déjà tous les crimes à venir, puisqu'aucun d'eux ne pourra par
principe être l'équivalent de celui qu'on a par avance proclamé « incomparable ».
Se pose en outre le problème de la comparaison du nazisme et de son frère-ennemi
stalinien. C'est en effet une banalité de rappeler, comme l'a fait François Furet, que « le
XXème siècle ne comporte pas qu'un seul type de régime totalitaire, mais deux : le
fascisme et le communisme ». La parenté du régime soviétique et du régime nazi est
d'ailleurs un thème classique de réflexion pour la pensée libérale, même si celle-ci,
malheureusement, s'en tient en général à des similitudes de forme : police politique, parti
unique, persécution d'un « ennemi intérieur », culte de la personnalité, mobilisation des
masses, etc. Une telle démarche tend à faire oublier que le nazisme, par son idéologie
comme par sa pratique, a d'abord été une pathologie de la modernité., c'est-à-dire un
héritier, illégitime mais incontestable, de ces mêmes Lumières qu'il prétendait combattre,
un « jacobinisme brun » comme l'avait bien compris en son temps un Denis de
Rougemont.
Le communisme soviétique et le national-socialisme allemand peuvent donc être
comparés. Bien des observateurs, d'ailleurs, considèrent que le premier a été pire encore
que le second, soit du fait de sa durée, soit compte-tenu du nombre de morts qu'il a
provoquées, soit encore en raison de la structure même de son emprise sur la société.
C'était, on le sait, l'opinion de Soljénitsyne. Le Bulgare Jeliu Jelev estime, lui aussi, que la
« variante communiste » des régimes totalitaires « reste la plus perfectionnée et la plus
complète de l'histoire et dans les temps modernes ». « Non seulement, ajoute-t-il, les
régimes fascistes ont péri plus tôt, mais ils ont été instaurés plus tard, ce qui vient prouver
qu'ils ne sont qu'une pâle imitation, un plagiat du régime totalitaire véritable, authentique,
parfait et accompli ».
Dans le discours public, nazisme et stalinisme ne sont pourtant jamais placés sur le
même plan. Un discrédit absolu s'attache au premier, tandis que le second ne fait l'objet,
somme toute, que d'une paisible réprobation. Alors qu'aucun fasciste français n'a jamais
tenu sur Hitler les délirants discours que les communistes français ont pu tenir sur Staline
pendant au moins deux décennies, un ancien nazi est un paria à vie, tandis que l'amicale
des anciens staliniens n'a jamais cessé de faire carrière dans l'Université comme dans
l'édition. En France, le système du Goulag n'a d'ailleurs jamais été dénoncé qu'avec une
vigueur inversement proportionnelle à son degré de réalité : on ne l'a jamais trouvé si
« monstrueux » que lorsqu'il commençait à fermer ses portes. Au surplus, la dénonciation
de ce système a vite cessé de faire recette. La chute du système soviétique a entraîné
l'arrêt immédiat de la critique du stalinisme et de la publication des livres sur le Goulag.
Hitler et les camps de concentration nazis, disparus quarante ans plus tôt, ont
immédiatement pris le relais.
Ce déséquilibre semble ne pouvoir s'expliquer que par un fait historique décisif, à
savoir l'alliance des démocraties libérales et du communisme soviétique pendant la
Deuxième Guerre mondiale. Cette alliance a consisté, pour les démocraties, à s'allier
avec un totalitarisme pour en abattre un autre. Il en résulte que les deux totalitarismes ne
peuvent pas être mis sur pied d'égalité, car ce serait faire s'effondrer les bases mêmes de
la légitimation de l'ordre politique mondial issu de la victoire de 1945. Qu'une telle alliance
ait été ou non justifiée, qu'elle ait été le « bon choix », n'entre pas ici en ligne de compte.
Pour les démocraties, elle reste une véritable tunique de Nessus. Et c'est pourquoi, quoi
qu'on puisse déjà savoir ou apprendre demain sur le système soviétique, il faut que celui-
ci reste en-deçà du système nazi. L'« unicité » de ce dernier apparaît alors sous son
véritable jour. Ce ne sont pas ses caractères particuliers qui rendent « unique » le
nazisme, c'est parce qu'il faut qu'il apparaisse tel qu'on lui attribue des caractères
particuliers.
Révélateur est à cet égard un article récent dans lequel Jean Daniel s'inquiétait des
effets, pervers à ses yeux, d'une prise de conscience trop aiguë de la portée du
totalitarisme stalinien. « Le nazisme était le mal absolu, écrivait-il. Hitler l'incarnait. A partir
du moment où on s'est mis à dire “Hitler = Staline”, tout a changé. Les critères de
jugement ont été bouleversés. On est entré dans une nouvelle hiérarchie, dont la logique
peut aboutir à la banalisation de l'hitlérisme. A partir du moment où le monstre n'est pas
unique, il apparaît soudain un peu moins monstrueux. Surtout, cela remet en question un
choix fondamental (...) Si Hitler égale Staline, pourquoi choisir l'un plutôt que l'autre ? (...)
Si les totalitarismes communiste et nazi sont confondus, pourquoi choisir, même pendant
la guerre, l'Union soviétique de préférence à l'Allemagne hitlérienne ». D'où cette
conclusion terrible : « Il ne faut pas céder un pouce sur ce terrain, sinon ce sont toutes
nos valeurs, toutes nos fidélités, toute notre mémoire qui s'écroulent » .
L'argument utilisé est alors celui de la « déviation ». Le système stalinien résulterait
d'une simple « perversion » d'un idéal originellement bon, tandis que le système nazi
serait le fruit logique d'une idéologie intrinsèquement nocive. « Il ne faut pas confondre un
rêve égalitaire, même monstrueusement perverti, avec une ambition avouée de
domination raciale », écrivait encore Jean Daniel. La distinction, malheureusement,
ne reflète qu'un pur jugement de valeur. En outre, si dans un cas (nazisme), on part de la
pratique pour discréditer les idées, dans l'autre (communisme), on part des idées pour
excuser la pratique. C'est un cercle vicieux.
Le résultat final est un pur manichéisme. Notre époque, qui se croit laïque, s'est
trouvée une religion de rechange : la croyance au Mal politique ou idéologique absolu.
C'est d'ailleurs l'expression qu'emploie Jean Daniel. Concernant les années quarante,
avec l'effet du temps, on aurait pu espérer d'un apaisement des passions une possibilité
de mieux comprendre - tenter de comprendre, par exemple, pourquoi des hommes d'une
même rigueur morale ou d'un patriotisme également exigeant ont pu adopter des
positions aussi rigoureusement opposées. Il n'en a rien été. Bien au contraire : érigée en
mythe, projetée en noir et blanc, l'histoire devient morale et, du même coup,
incompréhensible. Elle ne met plus en présence des forces opposées, avec leurs raisons,
bonnes ou mauvaises, mais se transforme en un champ d'affrontement du Bien et du Mal.
Les jugements politiques ou intellectuels sont eux-mêmes placés dans la dépendance des
jugements moraux, qui ne veulent connaître que des bons et des méchants
(opportunistes, purs salauds, persécuteurs-nés, etc.). Parallèlement, on institue des récits
sacrés, des révérences obligées, des sujets dont on ne plaisante pas. Après quoi, pour
exorciser les « vieux démons », tout un vocabulaire démonologique remonte à la surface.
Bref, on nage en pleine métaphysique.
Tout cela s'opère en général au nom de la « mémoire ». Le terme est à la mode : il
n'est aujourd'hui question que de « se souvenir » et de « commémorer ». Toute une
pédagogie s'y emploie d'ailleurs, avec plus ou moins de bonheur. Le rappel des
anniversaires remplace ainsi la capacité d'invoquer l'avenir. Les positions ne se légitiment
plus par un quelconque projet, mais par conformité aux créances que tels ou tels
posséderaient sur la « mémoire ».
Cette mémoire n'en reste pas moins fort sélective, d'autant que le passé n'est jamais
donné à l'état brut, mais toujours reconstruit rétrospectivement par les acteurs, les
témoins ou leurs héritiers. « Malheureusement, le Goulag n'est pas encore oublié », peut
ainsi déclarer ingénument Georges Duby ! C'est que la mémoire n'est pas l'histoire.
Elle est même parfois le contraire. L'histoire est extérieure à l'événement. Elle n'a de
chances d'atteindre à la vérité des faits qu'à la condition de s'en extraire, et c'est pourquoi
elle est toujours revisitée. La mémoire, elle, se situe au coeur de l'événement. Elle
entretient un souvenir qui, par définition, se doit de toujours rester identique à lui-même.
Son affaire n'est donc pas la vérité, mais la fidélité. Or, cette fidélité au passé peut être
cause d'une cécité sur le présent. « La gauche se meurt de célébrer son passé au lieu d'y
réfléchir », a dit François Furet. Une société amnésique est assurément mal partie,
mais une société qui passe son temps à « se souvenir » ne vaut pas mieux.
La mémoire, enfin, peut être dangereuse et destructrice. Tel est le cas quand elle est
utilisée à des fins immédiates, quand elle est instrumentalisée au service de l'esprit de
vengeance ou des polémiques du moment présent. Elle n'est plus alors conservation du
souvenir, fidélité au passé, mais simple instrument au service de passions et de fins
subjectives. On a vu ce que peut donner l'exacerbation de la « mémoire » dans la guerre
civile qui ravage l'ex-Yougoslavie. « Il y a mémoire et mémoire, observe de son côté Arno
J. Mayer. Celle-ci peut être source de progrès ou de régression. Mais la plupart du temps
elle tire en même temps dans les deux directions, et risque donc de déraper. De plus, la
mémoire privilégie l'orthodoxie et le consensus au détriment de la liberté de pensée et de
critique. Elle tend à couper court à la discussion plutôt qu'à l'ouvrir et à l'encourager ».
Telle qu'elle est entretenue de nos jours, la mémoire porte avant tout aux jugements
anachroniques. Sous prétexte d'« antifascisme », on décontextualise, on déshistoricise,
on traite le passé comme un perpétuel présent. « Tout jugement qui prend en compte un
événement postérieur à celui qui est rapporté constitue un mensonge », écrit fort
justement Pierre Monnier. La méthode est effectivement mensongère, mais elle est
rentable. Elle permet de réécrire l'histoire sous forme d'uchronie et de porter des
jugements à l'emporte-pièce sur les attitudes et les opinions sans jamais s'interroger sur le
contexte de leur formation ou de leur expression.
« On porte des jugements politiques, aujourd'hui, sur les années vingt et trente, en
sachant ce qui est venu ensuite, constate Didier Eribon. Et nous lisons les événements et
les comportements selon une vision téléologique de l'histoire, comme si le point d'arrivée
était la vérité du point de départ et de la trajectoire. Mais dès qu'on consulte les travaux
des historiens spécialistes de cette période, on découvre des situations
extraordinairement complexes, où les nuances sont très importantes, où tout bouge, où
des individus passent d'un extrême à l'autre... Nos découpages notionnels, les catégories
politiques que nous avons en tête ne sont pas pertinents. Notre vocabulaire lui-même est
inadéquat. Nous parlons de “fascisme” et nous englobons, sous cette appellation large et
imprécise, aussi bien le national-socialisme allemand que le régime de Mussolini ou la
doctrine de Maurras. Or cela ne correspond pas à la réalité historique et, si l'on raisonne
de cette manière, on s'interdit de comprendre quoi que ce soit ».
Mais l'anachronisme s'élargit le plus souvent en intemporalité pure et simple. Le
« pétainisme », le « nazisme », le « fascisme » deviennent alors des étiquettes sans
contenu précis autre que leur charge disqualifiante, qu'on peut rapporter à n'importe quel
personnage ou à n'importe quelle époque. Le guide des spectacles du Monde peut ainsi
mentionner la pièce d'Alfred de Musset (mort en 1857), On ne badine pas avec l'amour,
en l'assortissant de ce commentaire : « Portrait d'un monde à l'image de la France
vichyssoise » (sic) (18). Dans un livre récent, Gérard de Puymège fait de même du
« pétainisme » une étiquette passe-partout qu'il décerne sans rire à Michelet, Henri
Martin, Quesnay, Béranger, Jean-Jacques Rousseau et Gambetta, tandis que Pline et
Horace sont décrétés « réactionnaires » et d'Holbach, « hitlérien ». Le « fantôme de
Pétain », note à ce propos Emmanuel Le Roy Ladurie, « n'en est plus seulement à
symboliser, comme cela se doit, quatre ans d'occupation allemande. Il rassemble
désormais sous son képi... quatre siècles d'histoire de France, et même deux millénaires
du passé de la Gaule, tout ça “pétainiste” de coeur ».
Pourquoi dès lors ne pas assigner pour « pétainisme » l'ancien chef de la France libre,
le général de Gaulle lui-même, qui, dans une lettre du 12 juin 1945 adressée à Pierre-
Henri Teitgen, alors Garde des Sceaux, proposait en matière d'immigration et de
naturalisation des étrangers de « limiter l'afflux des Méditerranéens » et de favoriser en
priorité les « naturalisations nordiques »?
La France, au cours de son histoire, a connu bien des guerres civiles. Mais elle a
toujours su y mettre un terme, en faisant s'éteindre la haine dans la réconciliation et
l'aministie. Henri IV proclame l'édit de Nantes. Louis XVI, montant sur l'échafaud, déclare :
« Je souhaite que mon sang puisse cimenter le bonheur des Français ». Napoléon fait la
paix avec les Chouans. Ces époques-là, on l'a bien compris, sont terminées. Désormais,
la haine ne doit plus s'éteindre. Elle doit même être soigneusement entretenue. Le 11 avril
1950, six ans seulement après la Libération, un grand résistant, le colonel Rémy, publiait
dans Carrefour un article intitulé « La justice et l'opprobre », dans lequel il en appelait
solennellement à la réconciliation nationale. Un tel article ne pourrait plus paraître
aujourd'hui. Sous couvert de pédagogie, ou sous prétexte d'entretenir la « mémoire », on
entretient la guerre civile, on remue des rancunes affreuses, on rend les haines
inextinguibles.
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, une épuration sévère avait pourtant
déjà frappé les tenants, réels ou supposés, de Vichy et de la Collaboration. Henry Rousso
n'a pas eu tort de rappeler à ceux pour qui le procès de l'Etat français « n'a pas eu lieu »
que, « d'après les chiffres les plus récents, [son] bilan statistique est tout sauf
négligeable ». La seule épuration « sauvage » (assassinats, exécutions sommaires,
cours martiales improvisées, règlements de compte inidviduels) a fait entre 10 000 et 20
000 morts, sans qu'aucun des « justiciers », ou peu s'en faut, n'ait jamais été poursuivi. Le
bilan de l'activité de la Haute-Cour, des cours de justice, des chambres civiques et des
tribunaux militaires, s'est soldé par l'inculpation de 350 000 personnes, soit près d'un
Français sur cent. Les dossiers ainsi ouverts ont abouti à près de 130 000 procès, et un
total d'environ 1 500 condamnations à mort furent effectivement exécutées.
Ce bilan est encore insuffisant pour les professionnels de la dénonciation, les
spécialistes de la « chasse aux nazis », les organisateurs de safaris-octogénaires, les
organisateurs de milices et autres chefs de commandos. S'érigeant eux-mêmes en autant
d'« autorités morales », ils exigent une deuxième épuration. « Quand par hasard, écrit
Alain-Gérard Slama, la rage de juger et de fixer des normes ne trouve pas de victimes à
sa portée, on se rabat sur la passé. Comme si l'épuration physique n'avait pas suffi, on
s'acharne sur les rares rescapés des tribunaux d'après-guerre, on les érige en archétypes
de la commune infamie, on passe au peigne fin les opinions et les consciences, on se
complaît à développer partout un sentiment de culpabilité collective, qui a toujours fait
l'affaire des vrais criminels ».
Extrait de son contexte, déshistoricisé, Hitler devient une réincarnation du « principe
d'Amalek », personnage biblique éternisé dans sa malfaisance (Exode 17, 14). Le
« fascisme » étant le Mal absolu, contre le Mal absolu tout est permis. Quiconque a
approché le Mal, quiconque peut lui être assimilé, fût-ce au prix des procédés les plus
captieux, est présumé porteur du virus, chaînon d'une contamination diabolique. Et qui
parle d'apaisement, de paix civile, de réconciliation est immédiatement dénoncé comme
complice. A partir de là, le schéma est simple : pour discréditer un homme, une idée, un
mouvement, une école de pensée, il suffit d'accréditer son identification au Mal. La
méthode est d'autant plus rentable que, le véritable nazisme ayant disparu, l'entreprise est
sans le moindre risque. L'« antinazisme » à quarante ans de distance, c'est facile, ça
coûte pas cher et ça peut rapporter gros.
A la limite, on peut tuer les représentants du Mal sans commettre d'homicide, puisqu'ils
ne sont plus des êtres humains. « Les nazis, explique le rabbin Joseph Sitruk, perdent
leur humanité et ne peuvent plus être considérés comme tels. C'est en ce sens que le
judaïsme ne véhicule pas un humanisme béat ».
Après l'assassinat de René Bousquet, l'ancien secrétaire général de la police de Vichy,
qui aurait dû être rejugé pour « crimes contre l'humanité » après avoir été déjà condamné
en 1949 à cinq ans de dégradation nationale (peine dont il fut immédiatement relevé pour
« services rendus à la Résistance »), son meurtrier a ainsi pu être décrit comme « un
homme révolté, épris de vérité et de justice. En un mot : un Juste ». Saluant cette
« exécution », un certain Jean-René Chauvin rendait également hommage à son auteur
en ces termes : « C'est une satisfaction que d'avoir vécu assez longtemps pour assister,
enfin, à un acte de justice à l'encontre d'un criminel de guerre ». Et encore : « J'ai beau
être contre la peine de mort (sic), en la circonstance, Christian Didier [le meurtrier] a toute
ma considération ». D'où il ressort qu'on peut être « contre la peine de mort » et faire
publiquement l'apologie du crime en considérant un assassinat perpétré de sang froid
contre un individu non encore jugé comme un « acte de justice ». Quand on en est là, on
a évidemment quitté toute civilisation.
Rien n'illustre mieux cette déshistoricisation, cette assignation de l'événement
historique à une métaphysique, que l'abandon, pour certains crimes eux aussi considérés
comme « uniques », de la notion de prescription. Dans la tradition séculaire du droit
européen, la prescription admet par principe l'action essentielle du temps. Elle constate
qu'au bout d'un certain temps, il n'est tout simplement plus possible de juger. Le déni de
prescription, au contraire, abolit le temps. Il inscrit le crime dans un éternel présent, sur
lequel l'esprit de vengeance possède toujours une créance. « Que l'homme soit délivré de
la vengeance », écrivait Nietzsche dans le Zarathoustra. Michel Serres a plaidé, lui aussi,
pour que « la seule loi universelle et imprescriptible devienne la prescription » : « Pas de
monde plus atroce que celui où la nature refoule aux Enfers l'oubli et le pardon ».
Rapportée aux « crimes contre l'humanité », l'imprescriptibilité (introduite dans le droit
français par la loi du 26 décembre 1964) contredit tous les principes traditionnels du droit
européen. Elle s'accompagne de la rétroactivité de la loi pénale, de la possibilité d'être
jugé deux fois pour le même délit. Sa raison d'être, à l'origine, est de permettre de
considérer comme nulles certaines formes de légalité. L'avocat général Marc Domingo,
auteur de l'acte d'accusation dressé contre René Bousquet, explique : « La conscience
universelle incarnée dans le droit naturel devait prévaloir sur les données du droit positif
interne... ».
Mais bien entendu, en dénonçant « Vichy », fourre-tout de toutes les propagandes et
de toutes les passions, on veut avant tout faire oeuvre actuelle. A travers le procès
d'individus souvent peu recommandables, on met en accusation toute une époque, toute
une « idéologie » redéfinie selon les impératifs du jour. Du recours à l'histoire, on attend,
comme au billard, des effets de rebond. Subsidiairement, on espère en finir avec une
certaine France, une certaine idée de la France. Sans oublier l'Eglise, qui doit, une fois de
plus, prononcer son mea culpa.
B.H. Lévy avait déjà donné le ton en affirmant que « c'est toute la culture française (...)
ce sont nos plus chères traditions françaises qui, une à une, témoignent de notre
ancienneté dans l'abjection » et en appelant à traquer ce « vieux fond de purulence »
dissimulé « au coeur même de la pensée française » qui fait de la France « la patrie du
national-socialisme en général ». (On admirera la portée de cet « en général »). Des
considérations analogues, quoique moins radicales, ont été émises par Zeev Sternhell et,
plus récemment, Tony Judt, notamment à propos d'Esprit et d'Emmanuel Mounier.
Dans cette optique, l'amour de la France traditionnelle est à lui seul déjà suspect. « Le
fascisme commencerait, au fond, avec la valse musette et l'amour du saucisson », a pu
ironiser Jean-François Kahn.
Concernant la période de l'Occupation, comme l'a bien vu Paul Yonnet, c'est à
partir des années soixante-dix qu'un « mythe noir » a commencé à remplacer le « mythe
blanc ». A l'image d'une France héroïque et intensément résistante s'est substituée celle
d'une France collaboratrice et complice des persécutions antisémites. Le mythe de la
« France raciste » contre la « France antiraciste » (dite aussi « des droits de l'homme »)
prolonge aujourd'hui ces deux images, la promotion des immigrés s'accompagnant d'une
dépréciation de principe de la société d'accueil, qu'on représente comme repliée sur elle-
même, grevée du poids de ses traditions et de son histoire, c'est-à-dire comme une
société que l'immigration aurait pour fonction de « regénérer ». Dans les deux cas, c'est la
majorité des Français, celle qui ne fut ni résistante ni « collabo », et qui n'est aujourd'hui ni
« raciste » ni « antiraciste », qui est implicitement placée dans le camp du Mal absolu.
Les tribunaux eux-mêmes sont appelés à sanctionner cette nouvelle façon de voir. La
loi sur la liberté de la presse, votée en 1881, proclamait dans son article 1er :
« L'imprimerie et la librairie sont libres ». Cela signifiait qu'aucune pensée, aucune opinion
ne pouvait être réprimée pour elle-même (seuls étaient sanctionnés les abus, tels les
délits de diffamation et d'injure) et qu'aucune catégorie de personnes liées par des
convictions religieuses, philosophiques ou autres, n'était censée faire l'objet d'une
protection particulière. Cette législation s'est maintenue inchangée pendant près d'un
siècle.
Les choses commencent à changer avec la loi du 1er juillet 1962, dite « loi Pleven »,
qui institue les nouveaux délits d'injure et de diffamation « raciales », ainsi que de
« provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence ». Ces délits, qui méritent
assurément d'être sanctionnés, ne sont malheureusement pas définis avec précision, ce
qui autorise les interprétations les plus extensives et les plus flexibles. Ecartant l'exigence
de tout élément de preuve matérielle et rendant par définition impossible l'invocation de
faits justificatifs, « cette loi réprime en fait les sentiments et les opinions ».
Un nouveau pas est franchi avec la loi Gayssot du 30 juin 1990, qui interdit de
contester publiquement la réalité des crimes contre l'humanité tels qu'ils furent définis en
1945-46 par le tribunal des vainqueurs réuni à Nuremberg. Cette loi a ceci de
remarquable qu'elle n'a cessé d'être dénoncée par les observateurs les moins suspects
de « fascisme ». Pierre Vidal-Naquet souligne d'ailleurs qu'elle a fait « contre elle
l'unanimité des historiens ». Jacques Toubon, à l'Assemblée nationale, l'a qualifiée
de « loi stalinienne » et y a vu « un pas vers le délit d'opinion ». L'historien Jean-
Pierre Azéma la juge « inutile », car « il n'y a pas lieu d'avoir une histoire d'Etat imposée
par l'Etat ». Madeleine Rebérioux, président de la Ligue des droits de l'homme,
estime « incorrect et scandaleux que la justice dise la vérité en histoire ». « Est-il du
rôle des lois de corriger les moeurs ?, a écrit Philippe Boucher. Est-il du rôle des lois de
rectifier la pensée ? (...) Si un tel projet de loi n'est pas une hypocrisie, il est une illusion.
S'il n'est pas né des circonstances, il le paraît. Si ses rédacteurs sont sincères, ils
semblent opportunistes (...) Il y a de l'Eglise dans tout cela ; de celle qui, incapable de
prouver qu'elle avait raison, fulminait que l'adversaire avait tort par nature ». Annie
Kriegel parle d'une loi « d'inspiration strictement communiste (...) une loi indigne d'une
démocratie faisant davantage confiance à ses principes qu'au maniement de la répression
et de l'interdit ». « La loi Gayssot ne me plaît pas, ajoute Alain Minc. Les lois de
défense de la liberté marquées du sceau du plus stalinien des communistes, cela me
paraît toujours un peu bizarre » . « C'est l'application pure et simple, en France, de
l'ancien Code pénal soviétique », conclut Me Wallerand de Saint-Just.
A une époque où, « peu à peu, les historiens ont reconnu l'illusion qu'il est vain
d'espérer atteindre à l'objectivité » et où « l'histoire ne s'affirme plus comme science »,
mais redevient plutôt « ce qu'elle était au XIXème siècle, au temps de Michelet : un genre
littéraire », les tribunaux se voient donc confier le soin de dire le vrai en matière
historique. Le juge devient le substitut de l'historien et, de fait, l'auxiliaire des associations
ou des groupes habilités à le saisir. La vérité historique se confond avec une vérité
judiciaire éventuellement susceptible d'appel ou de cassation. Parallèlement, les juges
sont l'objet de pressions politico-médiatiques intenses. On attend d'eux qu'ils prononcent
les peines que les faiseurs d'opinion exigent. Ceux qui passent outre sont livrés aux
insultes, aux calomnies, sans même être défendus par leur ministère. La plupart se
taisent. Par peur.
Critiquée de toutes parts, la loi Gayssot n'en est pas moins appliquée avec une grande
rigueur, et nul ne songe apparemment à l'abroger. Elle frappe essentiellement les auteurs
« révisionnistes », que leurs adversaires préfèrent appeler « négationnistes ». Ceux-ci ne
contestent ni la réalité de la déportation ni celle d'une persécution des Juifs sous le IIIème
Reich, mais ils pensent pouvoir affirmer que cette persécution ne visait pas au génocide
et que les chambres à gaz n'ont pas existé. Ils ont fait valoir leurs arguments dans des
livres, des brochures, des articles. Avoir ainsi exprimé leurs raisons, ou leurs déraisons,
leur a valu d'être dénoncés publiquement comme des ennemis du genre humain. Certains
ont été agressés, battus, vitriolés, démis de leurs fonctions, condamnés à de lourdes
amendes et à des peines de prison ferme. La loi leur interdit en outre de chercher à
justifier leurs positions devant les tribunaux, ce qui reviendrait à « réitérer le délit ».
Certains pensent cependant que les sanctions qui les frappent devraient encore être
aggravées.
Interdit sur certains sujets, le « révisionnisme » est en revanche admis sans problème
lorsqu'il s'agit de mettre en doute l'existence d'une culture indo-européenne (45), de nier
ou de relativiser les génocides vendéen et ukrainien, ou encore de discuter du chiffre des
victimes du stalinisme. Après avoir reconnu que les guerres de Vendée ont donné
lieu à des « atrocités injustifiables », François Lebrun pose ainsi la question : « Faut-il
pour autant les utiliser aujourd'hui de façon manichéenne, afin de magnifier les victimes et
de jeter l'exécration sur les bourreaux, vrais ou supposés ? ». C'est également en
référence à la Vendée que l'historien Jean-Clément Martin déclare : « Ce n'est pas un
progrès de remplacer des visions idéologisées de l'histoire par d'autres (...) Notre histoire
n'est pas à juger avec des valeurs simplistes et démagogiques, mais à assumer dans sa
complexité et dans son foisonnement (...) Il n'y a pas de progrès historique sans révision
régulière des connaissances et nouvelles mises à l'épreuve ». Ajoutons qu'il n'est pas
interdit en France de nier l'existence de Dieu.
« Derrière tout cela, écrit Patrick Simon à propos de la loi Gayssot, se profile en fait un
danger plus grave encore : celui du tabou. Ce qui va de soi n'a pas besoin de s'exprimer
sous forme de règle. En interdisant aux Français d'exprimer des opinions fausses, cette
loi fait courir le risque de donner à ces opinions fausses une importance qu'elles n'avaient
jamais eue jusque là, car elle peut provoquer un abcès de fixation ».
Il est évident que, dans un tel climat, bien des propagandes finissent par se détruire
elles-mêmes. On en a eu récemment un bel exemple avec les films sur l'Occupation
réalisés par Claude Chabrol (L'oeil de Vichy) et Jean Marboeuf (Pétain), films qui, après
avoir donné lieu à de longs débats médiatiques, se sont d'ailleurs soldés par de francs
échecs commerciaux.
Les intentions des cinéastes étaient pourtant claires. Pour le producteur du film de
Marboeuf, « le pétainisme, c'est la filiale française de Hitler ». Pour Claude Chabrol,
Pétain est, « de bout en bout, un personnage ignoble » et une « ordure absolue ». On ne
saurait donc a priori soupçonner leurs oeuvres de complaisance. Las ! A propos de
Pétain, film réalisé selon la méthode éprouvée du docu-drama, à mi-chemin de la
reconstitution historique et du récit romancé, Le Monde (7 mai 1993) parle de « mauvais
film », d'« évocation sans profondeur du régime de Vichy », et même d'« objet
inquiétant ». Explication : « A force de vouloir souligner combien la situation est confuse,
le film entrebaîlle toujours la circonstance atténuante du moindre mal ». On comprend que
le réalisateur n'a pas été capable de trouver seulement des circonstances aggravantes.
De même, à propos de L'oeil de Vichy, Jean Daniel, dans Le Nouvel Observateur, trouve
que « c'est très dénonciateur »... mais pas encore assez. Constitué de documents
d'époque, le film aurait en particulier le tort de s'étendre « avec complaisance sur la
barbarie soviétique et la nécessité de la combattre ». « Dans ces conditions, écrit Jean
Daniel, pourquoi le spectateur d'aujourd'hui, si on le laisse seul, si on ne l'accompagne
pas (sic), ne se demanderait-il pas si les dix mille volontaires de la Légion française
antibolchévique n'étaient pas les héros précurseurs du grand combat ? » . L'idée que
parler de cette « barbarie » était précisément le seul moyen de faire comprendre pourquoi
des Français avaient résolu de s'engager dans la LVF, n'est ici même pas envisagée.
Chabrol se voit en fait accuser de n'avoir pas assez orienté le spectateur, de ne pas lui
avoir assez dit ce qu'il fallait penser, de ne pas lui avoir montré assez clairement où était
le Diable. L'Evénement du jeudi (4 mars 1993) lui pose d'ailleurs cette question, qui
mériterait de figurer dans une anthologie de la mauvaise foi : « Dans votre film, il n'y a
presque pas de commentaires. Pourquoi ce parti pris ? » (sic). Le « parti pris »,
désormais, c'est de ne pas en avoir. Vouloir comprendre, c'est déjà être complice.
Bon nombre de choses, en effet, deviennent dans ces conditions parfaitement
incompréhensibles. Que les collaborationnistes de la zone Nord, par exemple, aient pu
constamment reprocher au gouvernement de Vichy sa « mollesse » et son « anglophilie ».
Ou bien que, de tous les pays d'Europe occupés par la Wehrmacht, ce soit en France,
heureusement, que l'on a enregistré le pourcentage le moins élevé de morts par rapport à
la population juive de septembre 1939 : 25 % contre 44,4 % en Belgique, 60 % en
Hollande, 85 % en Pologne. Ce ne sont là que des exemples parmi d'autres.
Toute la Deuxième Guerre mondiale, avec son long cortège de malheurs et de
drames, de massacres et de morts de toutes sortes, est en fait ramenée à l'affreuse
persécution antijuive. Celle-ci devient le point focal de l'histoire contemporaine, voire le
pivot central de l'histoire humaine (un judéocentrisme philosémite se subtituant alors au
judéocentrisme antisémite). Les Français se voient rétrospectivement reprocher d'avoir eu
sous l'Occupation d'autres préoccupations, comme le marché noir, les bombardements ou
le sort des prisonniers. Paul Yonnet parle à cet égard d'« hyperesthésie aux persécutions
juives » et de « concentration consensuelle du regard sur le génocide ». « Le jugement
sur la politique de Vichy, écrit-il, est centré sur la politique raciale - le jugement historique,
assimilé à un jugement moral, est obnubilé par la politique raciale ; la politique raciale de
Vichy, menée grâce à une passivité ou une indifférence des Français, est dite
“participation à la solution finale” ; celle-ci est dite l'événement majeur de la Seconde
Guerre mondiale (le reste de l'entreprise nazie est rendu aux dimensions d'une ambition
guerrière banale) ».
Du fait de cette « hyperesthésie » liée à la politique nazie de persécution raciale, toute
réserve, toute remarque critique paraissant viser « les Juifs », ou certains d'entre eux, ou
encore la politique suivie par l'Etat d'Israël, est prise comme preuve flagrante ou comme
aveu d'« antisémitisme », tout « antisémitisme » étant interprété comme désir de légitimer
de nouvelles persécutions ou de rouvrir les camps. Au risque de créer un abominable
refoulé, on institue alors un nouveau critère universel de jugement dont on prétend qu'il
doit s'imposer à tous les autres.
En matière littéraire, tout particulièrement, il est désormais entendu que le seul critère
du jugement est de savoir quelle a été l'attitude des écrivains pendant la dernière guerre
et, plus généralement, de savoir s'ils ont ou non été « antisémites ». Cela vaut aussi bien
sûr pour des auteurs morts depuis des siècles : on a déjà censuré Molière (L'avare), et
l'on ne joue plus Le marchand de Venise de Shakespeare ! L'oeuvre est jugée au prisme
d'une biographie réduite à ses détails les plus contestables. « Les plus grandes pensées
(Heidegger), les oeuvres d'art les plus novatrices (Rimbaud) sont appréciées en fonction
de ce que de savants inquisiteurs veulent bien retenir de positif ou de négatif dans les
biographies des auteurs. L'histoire, la littérature, la philosophie, sont devenues des places
de Grève que les media et l'opinion hérissent de piloris et de gibets » . Ce qui
n'empêche d'ailleurs pas, le Mal exerçant toujours une sulfureuse fascination, qu'une
sorte de curiosité malsaine se crée autour des auteurs « maudits », donnant ainsi
naissance, d'abord à un déluge de publications, ensuite à de nouveaux débats où se
mêlent une sombre attirance et des rumeurs de « scandale ». Ainsi se trouve parfois
assuré en librairie le succès posthume de ceux qu'au même moment, les médias
refusillent tous les jours.
« En ce moment, écrit Patrick Besson, on reproche beaucoup aux éditeurs de
promouvoir les écrivains français qui furent inquiétés à la Libération - mais c'est
simplement que la plupart des écrivains français furent inquiétés à la Libération (...) Cela
dit, il est cocasse d'entendre certains critiques se plaindre de la promotion qu'on fait à ces
gens politiquement douteux, alors que c'est Camus et pas Drieu La Rochelle qu'on étudie
à l'école, que Sartre est en Pléiade tandis que Chardonne n'est même plus dans le Livre
de poche, que le nom de Céline est imprononçable dans tous les dîners où il n'y a pas
Sollers, qu'on ne peut pas dire que Brasillach a écrit un magnifique Corneille sans passer
pour un nazi, que Léon Daudet a dû attendre un demi-siècle avant qu'on puisse relire la
totalité de ses pamphlets, et que c'est seulement trente-cinq ans après la mort de Guitry
qu'on trouve enfin ses oeuvres en prose dans les librairies ! ».
Dans ce contexte fleurissent les questions les plus absurdes. Fallait-il publier le
Journal de Drieu ? A-t-on le droit de lire les Lettres de prison de Lucien Rebatet ? Peut-on
être à la fois un écrivain de talent, voire de génie, et avoir des idées contestables ? Le
pacifiste Jean Giono est-il ou non « l'initiateur du retour à la terre prôné par Pétain »
? Que penser de Simenon maintenant qu'on sait, grâce à la biographie que lui a
consacré Pierre Assouline, qu'il commit dans sa jeunesse, entre juin et octobre 1921,
quelques articles antisémites et que son frère fut un haut dignitaire du rexisme ?
Célébré pendant la guerre à Vichy comme à Londres, par la Révolution nationale
comme dans le maquis, Charles Péguy est exécuté par Henri Guillemin avant d'être
réhabilité par Alain Finkielkraut, en attendant qu'un nouveau larron le précipite à nouveau
dans la trappe. « L'idéologie touristique, observe Finkielkraut, fait aujourd'hui passer pour
fasciste tout ce qui s'oppose à elle ; c'est le destin de Péguy, c'est le destin de beaucoup
d'autres penseurs » . « On ne sait plus lire les livres, les oeuvres, ajoute Didier Eribon,
sans les rapporter aux opinions politiques, réelles ou supposées, de leurs auteurs ».
Le cas de Céline est exemplaire. Il avait été question, il y a quelque temps, de classer
la maison que l'écrivain occupa jusqu'à sa mort à Meudon. Cela ne manqua pas
d'émouvoir quelques éminents censeurs. Des pressions s'exercèrent sur la Direction
régionale des affaires culturelles (DRAC) de l'Ile-de-France, qui l'amenèrent à revenir sur
sa décision au motif que l'auteur de Voyage au bout de la nuit a produit des « écrits
douteux ». « Cessons l'hypocrisie ! écrira Jacques Henric. Reconnaissez, vertueuse
citoyenne DRAC - et faites-le savoir haut et fort - qu'en France, comme aux Etats-Unis, on
ignore les oeuvres pour ne porter désormais qu'un jugement moral sur le comportement
idéologico-politique des écrivains et des artistes (...) Que la très officielle DRAC en
convienne et que dans le même mouvement d'asainissement moral qui lui tient à coeur,
elle procède au plus vite à des déclassements de maisons d'écrivains célèbres et qu'elle
débaptise des rues portant indûment leur nom. Puis-je signaler à notre implacable
justicière quelques uns de ces trublions no-correct ayant tenu, eux aussi, des propos plus
que “douteux” (insultes aux femmes, à la démocratie, apologie de la peine de mort,
racisme, antisémitisme...). Déboulonnons les plaques et prévenons de fâcheux
classements : out Balzac, Baudelaire, Claudel, Giraudoux, Flaubert, Ronsard,
Châteaubriand, Voltaire, Huysmans, Degas, Aragon, Artaud, Genet, Eluard, Miller,
Jouhandeau, Picasso, Blanchot, Sartre... Elle a du pain sur la planche, notre incorruptible
DRAC ».
Elle en a d'autant plus qu'à peu près les trois-quarts des grands personnages de
l'histoire et de la littéraire ont déjà été, à tort ou à raison, accusés d'« antisémitisme », à
commencer par Luther, saint Augustin, Shakespeare, Dostoïevsky, Flaubert, Balzac,
Stendhal, de Gaulle, Soljénitsyne, Bertrand Russell, Gustav Jung, Martin Heidegger,
Arthur Koestler, Simone Weil, George Orwell, Emile Zola, Arnold Toynbee, Maxime Gorki,
Bertolt Brecht, Cioran, Mircea Eliade, Henry Miller, Paul Bourget, Maurice Barrès, Henry
de Montherlant, Charlkes Dickens, Paul Morand, Sacha Guitry, Jack London, H.G. Wells,
Agatha Christie et tant d'autres.
Mais l'affaire ne s'arrête pas là. Alors que le cas Céline semblait réglé, survient un
autre auteur qui, dans un livre qui fait quelques remous, entreprend de sauver Céline en
le décrivant comme « juif ». Céline juif ? Dans la table classificatoire des positions pour et
contre Céline, cette case-là restait inoccupée. Qu'à cela ne tienne, Stéphane Zagdanski
s'y installe pour annoncer sa découverte, à savoir que Céline avait compris « de manière
géniale qu'être un grand écrivain, c'était nécessairement être du côté du judaïsme » (59).
La prémisse étant ainsi posée, le reste s'ensuit de manière imparable : ce qui n'est pas
« du côté du judaïsme » étant « nécessairement » dépourvu de talent, et Céline ayant
indéniablement du talent, c'est donc seulement par inadvertance qu'il a fricoté avec le
Mal. Preuve complémentaire : « Les points de suspension céliniens correspondent à
l'absence de point final biblique et talmudique » . Car le point final, on n'y avait pas
encore pensé, est tout-à-fait antisémite, tout comme d'ailleurs, nous signale le même
auteur, « la bibliophilie est à la lettre une passion antisémite » (sic), car elle « s'oppose
directement à une conception juive de la glose discordante, conception shylockienne
selon laquelle les livres ne valent pas tant leur pesant d'or que leur pesant de chair... faite
verbe évidemment » . Evidemment. D'où la conclusion en forme de manifeste :
« Lecteur, la guerre est déclarée (sic), il faut choisir son camp (re-sic). Non pas : Céline ou
les Juifs, mais : Céline, les Juifs et la littérature, ou bien le reste du monde ».
On l'aura compris, toutes ces contorsions ridicules s'ordonnent autour d'un seul et
même thème : le devoir de « lecture militante », qui est très exactement le type de lecture
que recommandait le nazisme, auquel rien n'était plus étranger que la théorie de « l'art
pour l'art » ou la prise en considération du seul talent. « Vouloir juger une oeuvre selon
des critères sociaux qui lui sont extérieurs, écrit Jean-Marie Rouart, ne peut que conduire
à en trahir le sens véritable. A fortiori quand l'oeuvre n'est pas récente, car on veut à tout
prix la juger sur l'aune de critères actuels, ce qui constitue une incohérence chronologique
(...) Seul le talent doit être pris en compte et il faut à tout prix éviter de tomber dans cette
confusion entre la littérature et la morale. Ignorer cette précaution élémentaire conduit tout
droit à la dérive américaine du politically correct : la critique littéraire se transforme en une
sorte de tribunal civique qui porte au pinacle des écrivains médiocres au nom de la
conformité de leurs idées ».
La « dérive » en question est en fait bien entamée. Devoir de « lecture militante » et
« antifascisme » démonologique se conjuguent pour légitimer l'absence de rigueur
intellectuelle, l'injure systématique, la diffamation pure et simple.
On peut ainsi, comme B.H. Lévy, présenter Emmanuel Mounier comme « pétainiste »,
et même comme « fasciste », bien que le fondateur d'Esprit ait été arrêté et condamné à
un an de prison par le régime de Vichy. On peut, comme Michel Polac, qualifier Léon
Daudet de « mort qui pue » et dire de François Broche, lauréat 1971 du Prix littéraire de la
Résistance, qui a eu le tort de lui consacrer une biographie, qu'il a « de l'avenir dans le
prochain Commissariat aux questions juives de Le Pen » . On peut, comme Isac
Chiva, traiter le grand historien des religions Mircea Eliade de « polygraphe médiocre »
(64) ou, comme Daniel Dubuisson, présenter son oeuvre comme « un système mystique,
antisémite, agraire et archaïsant, dans lequel on retrouve, à peine voilés (sic), les
principes élitistes des vieilles métaphysiques mêlés aux obsessions idéologiques et aux
mythologies des penseurs fascistes des années trente » .
D'Ezra Pound, qui manifesta une sympathie active pour le fascisme mussolinien, on
peut écrire sans état d'âme, non seulement que son « aveuglement » le conduisit à « se
vautrer dans le fumier nazi », mais encore que « les trois-quarts de son oeuvre sont
aujourd'hui totalement illisibles », car « non seulement il pensait mal, mais il écrivait
presque aussi mal » . De Pierre Drieu La Rochelle, on peut dire que son Journal est,
non seulement « honteux et affligeant », mais « d'une nullité littéraire et intellectuelle
incroyable » . D'Ernst Jünger, qu'il fut un « hobereau ultra » qui « facilita l'arrivée de
Hitler au pouvoir » ! Du défunt colonel de La Rocque, qui termina la guerre de 14-18
avec trois blessures et neuf citations, qu'il se réclamait (sic) « de la droite la plus vile et la
plus veule » !
On peut écrire froidement qu'en Allemagne, le « renouveau de l'idéologie néo-nazie a
été facilité, sinon encouragé » par des hommes politiques comme Helmut Kohl et Richard
von Weizsäcker, ou par des médias comme le Spiegel et la Frankfurter Allgemeine
Zeitung . On peut même fournir au racisme nazi une explication raciale, sinon raciste,
en expliquant qu'« Auschwitz ne pouvait être accompli que par les Allemands. Pas
seulement les nazis, comme on aimerait trop souvent le croire, mais l'Etat allemand,
choisi et voulu par les Allemands (...) Oui, seul le peuple allemand avec son caractère
national alliant l'inhumaine imbécillité de l'obéissance prussienne (...) à une bestialité
intérieure... ».
On peut enfin, tout simplement, dire n'importe quoi. Décrire, à dix reprises, L'Action
française des années trente comme un « hebdomadaire », dans un livre qui se propose
par ailleurs de fusiller Brasillach une seconde fois. Citer Charles Péguy, tué sur le
front en 1914, parmi les écrivains qui continuèrent après 1940 à publier « sous la botte de
l'occupant allemand » . Affirmer sans sourciller que Martin Heidegger adhérait « à une
conception biologisante et raciste de l'homme » . Prétendre sans honte que Céline
alla sous l'Occupation « jusqu'à poser très sérieusement (sic) sa candidature au
Commissariat général aux questions juives » . Ou encore déclarer qu'Oswald
Spengler fut « l'un des théoriciens qui a inspiré (sic) la doctrine nationale-socialiste
expliquant l'histoire par les races », dans un ouvrage « sérieux » où une photo censée
reproduire la couverture de l'édition allemande de 1921 des Protocols des Sages de Sion
présente en réalité celle d'un livre de Hermann L. Strack dénonçant l'antisémitisme !
Des exemples de ce genre (on pourrait en remplir un livre entier) permettent de
toucher la contradiction majeure qui affecte la reductio ad hitlerum. Cette contradiction
réside dans le fait qu'on ne cesse de dénoncer de « fasciser » ou de « nazifier » à tout
bout de champ, au moment même où l'on proclame que le nazisme est un phénomène
« unique » qu'il ne faut surtout pas « banaliser ». Or, il n'y a pas moyen d'y échapper,
puisque le recours au passé n'est qu'un moyen de mettre en oeuvre des stratégies
actuelles : pour être un outil de délégitimation absolu, il faut que le « nazisme » soit le Mal
absolu, mais plus on délégitime et plus on va à l'encontre du but recherché, qui supposait
précisément de ne pas comparer l'incomparable.
Le fait est en tout cas que les mêmes qui s'indignent qu'on puisse « banaliser » les
crimes hitlériens, ont une égale propension à voir Hitler partout. Car, c'est bien connu,
Kadhafi c'est Hitler, Khomeiny c'est Hitler, Saddam Hussein c'est toujours Hitler, et l'on ne
manquera pas demain de trouver encore d'autres candidats pour leur faire endosser
l'uniforme. Parallèlement, tandis que l'ancien chef du IIIème Reich poursuit ainsi sa
brillante carrière, ce sont tous les mots-repères, historiquement connotés par un rapport à
l'hitlérisme, qui sont à leur tout extraits de leur contexte d'origine pour être
instrumentalisés dans le présent. Tous ces termes, « Munich » (un « comportement
munichois »), « Weimar » (un « nouveau Weimar »), « Nuremberg », « Auschwitz »,
« Yalta », « Anschluss », etc. deviennent autant de formules stratégiques servant à
orienter le jugement, à favoriser des glissements d'interprétation, des transferts de
légitimation ou d'illégitimation renvoyant toujours aux mêmes thèmes : « ça
recommence », « on a déjà vu ça », « plus jamais ça », etc. Au moment de la guerre du
Golfe, par exemple, on n'a pas manqué de souligner que la « Blitzkrieg » des Alliés
« antimunichois » avait empêché Saddam-Hitler de réaliser l'« Anschluss » du Koweit. La
campagne antiserbe sur le thème : « La purification ethnique, ça ne vous rappelle rien ? »
participe de la même manoeuvre. Sarajevo devient « le ghetto de Varsovie », la guerre en
Bosnie « la guerre d'Espagne », Milosevic c'est Hitler, et la « purification ethnique » c'est
la « solution finale ». Ce qui a conduit Max Gallo à se demander, très justement, si l'on
voulait « brûler Belgrade comme on l'a fait de Berlin ou de Dresde ».
Jouant sur des réflexes conditionnés, ce recours polémique au passé pour distribuer
les bons et les mauvais points, donne lieu à des réincarnations permanentes, à des
recylages de rôles (Hitler, Mussolini, Churchill, etc.) fondés sur des parallèles historiques
consternants d'inculture. Dans une surenchère frénétique, on s'embourbe dans les
comparaisons les plus insensées et les plus contradictoires. La guerre d'Espagne, la
remilitarisation de la Rhénanie, l'invasion des Sudètes, etc. sont pris dévotement comme
illustrations de rigueur, toutes plus obsolètes les unes que les autres. Dire que la vérité n'y
trouve pas son compte serait une litote, puisque le procédé, masquant ce que les
situations nouvelles ont de nouveau, les rend du même coup incompréhensibles. Mais là
encore, il ne s'agit nullement de comprendre, mais de prononcer des verdicts moraux, tout
en faisant croire que le nazisme, mort et enterré, est toujours « renaissant » - ce qui
implique, bien sûr, d'organiser de « nouveaux Nuremberg ». « Ces clichés à usages
multiples se révèlent très pratiques, remarquent Eric Conan et Jean-Marc Gonin, quel que
soit le terrain » . Etre « très pratiques », c'est en effet tout ce qu'on leur demande.
Impulsée par des malins et systématisée par des naïfs, la reductio ad hitlerum apparaît
alors clairement pour ce qu'elle est : un procédé où le « nazisme » ne joue qu'un rôle de
prétexte. « Le personnage calamiteux que fut Hitler est bien commode, écrit P.A. Gloor :
son action désastreuse est invoquée sur un mode stéréotypé, avec psittacisme, pour
bloquer toute discussion ; également pour pousser doucement vers l'oubli d'autres crimes
contre l'humanité (notamment le génocide complet, au XIXème siècle, du peuple
tasmanien, commis par de bons Anglo-Saxons). On assiste donc à la formation,
symptomatique sur le plan psycho-sociologique et sociopolitique, d'un souvenir-écran »
.
Mais ce « souvenir-écran » ne rend pas seulement aveugle sur l'histoire actuelle, qu'il
reconduit systématiquement à des formes passées. Il rend aussi passif devant les
dangers bien réels du temps présent, qu'il fait opportunément oublier en agitant des
fantômes. Dans le passé, la dénonciation du Diable fut souvent pour l'Eglise un moyen
d'amener les fidèles à mieux accepter leur sort. Le « nazisme » et le « fascisme » sont
aujourd'hui les Diables qu'on emploie pour détourner l'attention des nouvelles formes de
totalitarisme marchand dont la société de l'anonymat de masse, du « bonheur »
obligatoire et de l'omniprésence de l'argent, menace l'humanité.


Alain de Benoist

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