Par Thomas Renault.
Tax Credits-money-(CC BY 2.0)
En 1974, l’économiste Richard Easterlin a démontré de manière empirique une relation étrange entre le bien-être et le PIB par habitant : à long terme, il ne semble pas exister de causalité entre la croissance du PIB, ajusté de l’inflation, par habitant et le bonheur.
Entre 1973 et 2004 par exemple, alors que le PIB réel par habitant a doublé aux États-Unis, le bonheur est resté constant (voir graphique ci-dessous). Cependant, lorsque l’on regarde la situation à un instant t, il apparaît tout de même que l’argent fait un peu le bonheur : un ménage plus riche aura tendance à s’estimer plus heureux en moyenne qu’un ménage plus pauvre, et ceci particulièrement dans les pays en voie de développement.
Comment expliquer alors ce paradoxe ?
Eh bien pour cela, il faut tout d’abord commencer par étudier la manière dont est mesuré le bonheur et le concept de relativité du bonheur.
Mesurer le bonheur est une mission complexe, et encore plus lorsque l’on souhaite comparer un niveau absolu de bonheur entre différents pays ou à différentes périodes.
Pour cela, la méthodologie la plus classique consiste à poser directement à un échantillon d’habitants d’un pays une question toute simple : « Êtes-vous heureux dans votre vie ? » en proposant alors quatre réponses « Je kiffe ma life », « Plutôt pas mal », « Pas trop trop », « Ma vie c’est de la merde ». Une autre méthode un peu similaire consiste à poser la question : « Sur une échelle de 0 à 10, 0 étant la pire vie imaginable et 10 la vie de vos rêves, où situez-vous votre situation personnelle ? » (sondage Gallup Well-Being par exemple).
Ces deux mesures ne sont évidemment par parfaites, car cela dépend du référentiel de chacun et de la notion subjective de ce qu’est le bonheur (qu’est-ce que le bonheur ? une vie à 0 est-elle la vie de quelqu’un qui meurt de faim dans un pays en guerre ? ou bien celle de quelqu’un qui galère en France parce qu’il ne trouve pas de travail et qui vient de se faire larguer ?), mais cela permet tout de même une mesure un peu biaisée de la satisfaction de vie de chaque individu (life evaluation).
Un autre type de mesure consiste à estimer le bien-être émotionnel (emotional well-being), en demandant aux sondés la fréquence et l’intensité des différentes périodes de joie, d’affection, de stress, de tristesse et de rage durant les derniers jours, et en estimant alors qu’un individu est heureux s’il a peu de périodes de stress, de tristesse et de rage, et à l’inverse beaucoup de périodes de joie et d’affection. L’objectif est alors d’avoir une mesure du bien-être qui soit plus facilement comparable dans le temps et l’espace et dépendant moins d’une échelle de valeur personnelle et du référentiel de chacun, mais toujours d’une définition personnelle de ce qu’est un moment de stress ou de tristesse par exemple… et en imposant une certaine définition de ce qu’est le bonheur.
En considérant une période t donnée et en utilisant ces deux mesures (life satisfaction & emotional well-being), Angus Deaton (prix Nobel 2015) et Daniel Kahneman (prix Nobel 2002) ont par exemple montré dans un papier de 2010 : « High income improves evaluation of life but not emotional well-being » que le revenu était positivement relié à ces deux variables : plus le revenu est élevé, plus le bien-être est élevé, mais ce uniquement jusqu’à un revenu de 75 000 dollars pour un ménage pour le bien-être émotionnel. Pour le dire autrement, après 75 000 dollars, une hausse de revenu améliore toujours votre perception de votre bien-être, mais n’a pas d’impact en réalité sur la fréquence ou l’intensité de vos périodes de stress, de joie, de rage… Vous avez alors l’impression que votre vie est plus cool parce que vous gagnez plus que les autres, mais en réalité, cela ne change plus grand-chose. Graphiquement, il est possible de voir que les différentes courbes sont croissantes jusqu’au seuil de 75 000 dollars, puis deviennent plates, sauf la courbe ladder qui correspond justement à la question consistant à demander aux gens de noter directement leurs propres vies sur une échelle de 0 à 10.
Pour une période donnée, il existe donc une causalité entre le salaire et le bien-être, tout du moins jusqu’à un certain niveau, correspondant plus au moins au niveau permettant de remplir sans trop de problème les besoins basiques de la famille assortis de quelques extras, sans non plus claquer du champ’ à Miami chaque week-end… Un bon niveau de vie permettant de partir en vacances, de payer la scolarité de ses enfants, d’avoir un logement assez cool, de manger et de s’habiller correctement… l’équivalent, à la louche, d’une famille en France où chaque parent gagne environ 2500 euros par mois.
Mais comment expliquer que, sur le long terme, et alors que le revenu par habitant augmente, le niveau moyen de bonheur de la population dans les pays développés n’augmente pas (cf. premier graphique) ? Une partie de l’explication provient du fait que le bonheur est une notion relative, dépendant d’un référentiel donné, ou tout du moins le bonheur tel qu’il est mesuré actuellement.
En effet, les individus ont tendance à se comparer entre eux pour estimer leur niveau de bonheur : je ne suis pas heureux dans l’absolu, mais je suis heureux car, étant donné ma situation et le monde dans lequel je vis actuellement, je pense ne pas trop mal m’en sortir par rapport aux autres individus. Un graphique extrait de l’article « Relative Income, Happiness, and Utility: An Explanation for the Easterlin Paradox and Other Puzzles » (Journal of Economic Literature, 2006) résume parfaitement cela :
Comment lire le graphique précédent ?
Dans un pays donné, si le revenu est très faible, alors une hausse du PIB réel par habitant entraîne une hausse du bien-être global (courbe croissante, au tout départ). La courbe noire relation across time in a country s’aplatit par la suite, avant de devenir quasiment parfaitement plate, illustrant alors le paradoxe d’Easterlin : à long terme, et principalement dans les pays développés, la hausse du revenu n’améliore pas le bien-être au niveau agrégé. Cependant, au niveau micro et pour une période donnée, le revenu a un impact sur le bien-être : plus vous êtes riches, plus votre satisfaction de vie est élevée, et ce même dans le cas de l’étude de Deaton et Kahneman, avec la courbe Ladder qui est bien croissante. Ceci est représenté par les trois périodes t0, t1, et t2 et les trois courbes pointillées « relation within a country at some time ».
Conclusion
L’argent fait-il le bonheur ?
Eh bien oui et non ! Dans le graphique précédent, on peut voir que plus un pays est riche globalement, tel que les pays développés, moins l’argent fait le bonheur (la pente de la courbe pointillée s’aplatit elle aussi avec la hausse du revenu). Selon Deaton et Kahneman, il existerait même, pour une période donnée, un niveau à partir duquel le revenu n’augmente plus le bien-être émotionnel (cohérent avec partie plate de la courbe pointillée en t2 ci-dessus).
De plus, dans le temps, et principalement dans les pays développés, la hausse globale du revenu ne s’accompagne pas d’une hausse du bien-être (courbe noire « Relation across time in a country »). Il est possible d’expliquer cela de différentes manières, mais une hypothèse souvent retenue est celle de la relativité de la notion de bonheur par rapport à un référentiel qui lui-même change dans le temps.
Les individus ont certes en moyenne un pouvoir d’achat plus élevé aujourd’hui qu’en 1970, mais, étant donné que les exigences de chacun ont aussi fortement augmenté et que la norme est maintenant d’avoir un iPhone et un écran plat, le bien-être, ou tout du moins une certaine mesure de celui-ci, n’augmente plus depuis de nombreuses années dans les pays développés.
Et vous, sur une échelle de 0 à 10, où vous placez-vous ? (P.S : ne pas avoir d’écran plat, ce n’est pas très grave en réalité…).
Article publié initialement le 14 octobre 2015.
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Sur le web
http://dlvr.it/SHdfsD
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