Eugénie peinte par Franz Xaver Winterhalter en 1857, Hillwood Museum — CC-PD-Mark
Par Gérard-Michel Thermeau.
En dehors de la ville de Biarritz, qui ne s’est pas montrée ingrate à l’égard de celle à qui elle doit beaucoup, le centenaire de la mort de l’impératrice Eugénie n’a guère mobilisé l’attention.
Pourtant l’année 2020 ne marque pas seulement les 100 ans de sa disparition. Il y a 150 ans, pour la dernière fois de son histoire à ce jour, la France était dirigée par une femme. Eugénie, Espagnole devenue Française
Il est curieux que les féministes n’aient guère fait entendre leur voix. Pourtant la dernière impératrice des Français a contribué à la cause des femmes. Autant son rôle très traditionnel de bienfaitrice dans le domaine social, que ces messieurs abandonnaient volontiers aux dames, est souvent rappelé, autant son féminisme suscite moins de publicité. Sa personnalité reste méconnue.
D’ailleurs, la notice sur Wikipédia semble avoir été rédigée par un commissaire-priseur qui ne nous épargne aucun diadème ni aucun meuble.
Maria Eugenia de Guzman (Grenade, 5 mai 1826 – Madrid, 11 juillet 1920), comtesse de Teba fut, pour les Français, Eugénie de Montijo. Fille d’un aristocrate espagnol francophile, elle devait à la famille de sa mère d’origine écossaise, des cheveux d’un blond tirant sur le roux.
Elle parlait très bien le français mais conserva toujours un léger accent. Napoléon III avait très habilement justifié son choix: « Jâ™ai préféré une femme que jâ™aime et que je respecte à une femme inconnue dont lâ™alliance eût eu des avantages mêlés de sacrifices. » Pleine de tout ce quâ™il y a de creux ? Lâ™impératrice Eugénie par Franz Xaver Winterhalter â” CC-PD-Mark
Bien sûr, lâ™image dâ™Eugénie nâ™est peut-être pas celle dâ™une féministe telle que lâ™entendent certaines personnes aujourdâ™hui. Cette très belle femme, magnifiée par Winterhalter, a été présentée comme frivole, dépensière et légère.
Les Goncourt, méchants à leur habitude, la voyaient « pleine de tout ce quâ™il y a de creux ». Elle devait être dâ™ailleurs selon le désir de son impérial époux « le plus bel ornement du trône ».
Elle eut ainsi droit à des surnoms peu aimables, « Falbala 1ère », la « Fée Chiffon » ou « Badinguette ». Dans sa haine à lâ™Ã©gard de Napoléon III, Victor Hugo lâ™a même traité de « cocotte ».
Elle a régné sur la dernière cour quâ™ait connue la France. Étrangère dâ™origine, elle a subi les habituelles critiques adressées aux épouses des monarques. Elle fut « lâ™Espagnole » comme Marie-Antoinette avait été « lâ™Autrichienne ». Elle ne fut ainsi jamais populaire.
Dans les opérettes dâ™Offenbach, les Espagnols sont la cible de plaisanteries diverses. Ne chante-t-on pas dans La Périchole : « Il grandira car il est Espagnol » ? Tandis que Les Brigands ridiculisent un ambassadeur espagnol venant de Grenade qui affirme : « Nous sommes de vrais Espagnols ». Eugénie, qui nâ™avait guère le sens de lâ™humour, devait rayer le nom du compositeur de la promotion de la légion dâ™honneur à lâ™Ã©té 1870. Lâ™influence dâ™Eugénie
Mais derrière lâ™imagerie Marie-Antoinette à la sauce Sofia Coppola, la figure dâ™Eugénie se révèle plus complexe et intéressante que cette avalanche de clichés. Elle fut tout sauf lâ™idiote assurément que bien des contemporains voyaient en elle.
Cette bonne catholique conservatrice, mais non bigote, a eu des prises de position surprenantes pour ceux qui aiment bien ranger les gens dans de petites cases.
Nous la voyons plaider la cause de Baudelaire dont les Fleurs du mal subissent les foudres de la censure. Nâ™a-t-elle pas été aussi une dreyfusarde convaincue ? Il est vrai quâ™elle vivait alors à lâ™Ã©tranger où lâ™innocence de Dreyfus a toujours paru évidente.
Son influence, en tout cas, a été loin dâ™Ãªtre négligeable. Son féminisme se manifeste très concrètement par de nombreux actes et prises de position.
Elle est intervenue en faveur de Julie Daubié, première diplômée du baccalauréat. Victor Duruy, ministre de lâ™Instruction publique, favorable à lâ™accès des filles à lâ™enseignement secondaire et supérieur, bénéficia de son appui.
Eugénie a soutenu lâ™inscription de Madeleine Brès à la faculté de médecine. Grâce à elle, Rosa Bonheur fut la première artiste à recevoir la légion dâ™honneur. Lâ™impératrice aurait souhaiter voir George Sand entrer à lâ™Académie française. Elle devait, enfin, sur ses vieux jours, vivant en exil en Angleterre, soutenir le mouvement des suffragettes. Trois fois régente
On le sait, les monarchies sont plus féministes que les républiques. Même en France, où les femmes étaient écartées du trône au prétexte dâ™une prétendue « loi salique », elles ont gouverné le pays à plusieurs reprises.
Ne pouvant être « rois », elles ont du moins été régentes ou mères influentes ou sinon favorites. Blanche de Castille, Catherine et Marie de Médicis, Anne dâ™Autriche, la marquise de Pompadour ont ainsi joué un rôle politique de premier plan dans lâ™histoire de notre pays.
Eugénie a été la dernière de cette liste. Nâ™Ã©crivait-elle pas le 22 janvier 1853 : « Je tremble⦠de paraître moins dans lâ™histoire que Blanche de Castille et Anne dâ™Autriche ». Toutes deux étaient espagnoles dâ™origine et toutes deux avaient gouverné la France.
Son bilan politique a été fortement critiqué, sans doute à juste raison. Qui a dit que les femmes de pouvoir devaient être moins incompétentes que les hommes de pouvoir ?
Elle a exercé la régence à trois reprises. Elle ne se faisait pourtant guère dâ™illusion sur ses capacités : « Je nâ™ai jamais été et ne serai probablement jamais une femme politique ».
Une autre féministe méconnue, la reine Victoria, devait lâ™inciter à sâ™initier à la politique. Elle eut parfois de bonnes formules : « Libérateur de peuples câ™est un métier de sot ». Elle se souvenait de ses débuts avec Napoléon : « Nous rêvions de travailler au bonheur des peuples et dâ™améliorer le sort des ouvriers. » Eugénie en politique
Devenue mère, elle eut le souci de se former à la politique pour préparer lâ™avènement de son fils. Elle prit lâ™habitude de lire les dépêches diplomatiques. En mai 1859, partant pour lâ™Italie où la France soutient le Piémont contre lâ™Autriche, lâ™empereur lui confie une première fois la régence. Sa capacité à présider le conseil des ministres convainquit Napoléon III de la laisser y assister après son retour.
En juin 1865, à lâ™occasion du voyage impérial en Algérie, elle se voit de nouveau confier les rênes du pouvoir. Les problèmes de santé de lâ™empereur laissaient envisager la perspective dâ™une longue régence. Sa troisième régence, dès le départ de Napoléon III pour Metz le 26 juillet 1870, sera la plus active et contribuera à la chute du régime. à chaque fois, elle sâ™est montrée appliquée, sérieuse et assidue.
Si elle a joué un rôle malheureux dans lâ™expédition au Mexique, elle tenta en vain de convaincre Napoléon III de mobiliser sur le Rhin au lendemain de Sadowa. Trochu voyait en elle une Romaine des temps antiques. Après la chute dâ™Ã‰mile Ollivier, elle confia le gouvernement au général comte de Palikao. Elle devait contribuer au désastre de Sedan en pressant Mac-Mahon de secourir Bazaine. Les dernières années dâ™Eugénie
La chute de lâ™Empire rapprocha les deux époux. Prévoyante, Eugénie avait transféré plusieurs millions à lâ™Ã©tranger à la veille du 4 septembre. Vendant ses bijoux et ses propriétés espagnoles, elle permit au couple de vivre dans lâ™aisance dans son exil anglais.
Ayant perdu successivement son mari puis son fils, le prince impérial tué par les Zoulous sous lâ™uniforme anglais, elle fut cette dame en noir se partageant entre lâ™Angleterre et la Côte dâ™Azur.
Sa très longue existence lui permettra dâ™assister à la « Revanche » et au retour des « provinces perdues » à la fin de la Grande Guerre. Envoyant à Clemenceau une lettre quâ™elle avait reçue de Guillaume Ier en 1870, elle contribuera à convaincre le président Wilson du bien-fondé des demandes françaises.
Le roi de Prusse y affirmait que lâ™annexion de lâ™Alsace et de la Moselle sâ™expliquait par le souci de se protéger dâ™une éventuelle agression française et non par le désir dâ™agrandir « une patrie dont le territoire est assez grand ».
Elle repose aujourdâ™hui auprès de Napoléon III et du prince impérial dans la nécropole impériale de Farnborough.
* Gérard-Michel Thermeau est lâ™auteur de plusieurs ouvrages dont le dernier est « Stéphanois dâ™autrefois », Actes Graphiques, février 2020, disponible sur Amazon.
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lundi 17 août 2020
Civaux : un cocorico nucléaire ne fait pas de mal…
Par Michel Gay.
Le réacteur n° 1 de la centrale nucléaire de Civaux qui en compte deux près de Poitiers a acquis récemment une notoriété mondiale dans le milieu des spécialistes en atteignant la deuxième marche du podium international pour la production électrique en 2019, selon le classement de la World nuclear association paru en juillet 2020. Civaux si puissant!
En 2019, le réacteur n°1 de Civaux a produit 11,6 térawattheures (TWh). Il nâ™a été dépassé que par les 12 TWh de lâ™EPR chinois de Taishan 1 (construit avec lâ™aide de Français) avec ses 1660 mégawatts (MW) de puissance installée. Ce dernier est le plus puissant au monde depuis sa mise en service en 2018, devant ceux de Civaux (1495 MW).
Le réacteur n°1 de Civaux a produit à lui seul autant dâ™Ã©lectricité en 2019 que lâ™ensemble des panneaux photovoltaïques installés en France (11,6 TWh)⦠ou que le tiers du parc éolien (34,6 TWh). Mais avec une différence colossale : cette énergie a été produite selon les besoins, hors périodes programmées de maintenance et rechargement de combustible, et non de façon chaotique.
« Accessoirement », la France est aussi régulièrement le plus grand exportateur net dâ™Ã©lectricité au monde (première marche du podium) grâce à son faible coût de production (ce qui rapporte 2 à 3 milliards dâ™euros par an), et 17 % de son électricité est produite à partir de combustible nucléaire recyclé. Nucléaire mondial en progression
Globalement, le nucléaire progresse dans le monde. Il nâ™y a bien que la France pour se tirer une balle dans le pied en voulant saborder son magnifique parc nucléaire envié par les grands pays dont la Chine pour réduire à seulement 50 % sa production dâ™Ã©lectricité, au lieu de 75 % actuellement.
Et certains écologistes voudraient même imiter leur maitre à penser antinucléaire en singeant « lâ™exemple » de lâ™Allemagne qui, elle, sâ™est tirée une balle dans le genou en votant la destruction totale de ses centrales nucléaires et en voulant entrainer lâ™Europe à sa suite !
Au milieu de cette désolante situation due à la cécité volontaire des hommes politiques au pouvoir depuis plusieurs années, un petit cocorico nucléaire ne fait pas de mal au moralâ¦
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Frédéric Bastiat, ce visionnaire
Par Erwan Queinnec.
À l’instar d’Alexis de Tocqueville, son contemporain Frédéric Bastiat présente toutes les qualités du visionnaire parce qu’il joint à l’intuition pénétrante de son temps une analyse socio-économique très sûre, dont la permanence fonde la substance proprement scientifique.
Les lignes qui suivent résument un texte extraordinaire, intitulé « Justice et fraternité », publié dans Le Journal des Économistes le 15 juin 1848, texte au sein duquel Bastiat oppose la conception libérale de la loi et du gouvernement à celle, constructiviste, de ses adversaires socialistes, Louis Blanc en tête1. Le propos ne se veut pas « futuriste » : il est visionnaire en ce que les maux qu’il décrit et anticipe sont ceux de la France, voire du monde d’aujourd’hui, les mêmes principes conduisant aux mêmes effets. Une leçon pour la France contemporaine
Certains des termes employés dans l’article sont anachroniques; on appellerait aujourdâ™hui « libéraux » (ou libéralisme) ce (et ceux) que Bastiat appelle « économistes » (ou « économie politique »), même si ce dernier terme demeure riche de signification. De même, la « solidarité » se substitue aujourdâ™hui à la « fraternité », sans en changer la nature. Ces correspondances en tête, lisons-le. Je mets en italiques les formules et passages qui anticipent les caractéristiques de la France contemporaine. Je structure aussi le propos en thèmes relativement homogènes (les titres ne sont pas dans le texte dâ™origine).
* Le rôle de la loi :
« Je crois que ce qui [â¦] sépare radicalement (libéraux et socialistes), câ™est ceci : lâ™Ã©conomie politique conclut à ne demander à la loi que la Justice universelle. Le socialisme, dans ses branches diverses, et par des applications dont le nombre est naturellement indéfini, demande de plus à la loi la réalisation du dogme de la Fraternité. [â¦] Partant de (ce) que la société est lâ™Å“uvre de lâ™homme, lâ™Å“uvre de la loi, les socialistes doivent en induire que rien nâ™existe dans la société, qui nâ™ait été ordonné et arrangé dâ™avance par le législateur2. [â¦]
Quant à moi, au nom de la science, je proteste de toutes mes forces contre cette interprétation misérable, selon laquelle, parce que nous reconnaissons à la loi une limite, on nous accuse de nier tout ce qui est au-delà de cette limite3. Ah, quâ™on veuille le croire, nous aussi nous saluons avec transport le mot fraternité [â¦]. Nous voulons bien admettre que ces nombreux publicistes qui, de nos jours, veulent étouffer dans le cÅ“ur de lâ™homme jusquâ™au sentiment de lâ™intérêt, qui se montrent si impitoyables envers ce quâ™ils appellent lâ™individualisme [â¦], nous voulons bien admettre quâ™ils obéissent exclusivement à ces sublimes mobiles [â¦]. Chacun de ces Décius a un plan qui doit réaliser le bonheur de lâ™humanité, et tous ont lâ™air de dire que si nous les combattons, câ™est parce que nous craignons ou pour notre fortune, ou pour dâ™autres avantages sociaux ».
Bastiat défend ensuite lâ™auto-organisation de la société (née de la liberté), la nécessité dâ™un impôt simple et juste (« plus de cette fiscalité tenace, de cette bureaucratie dévorante qui sont la mousse et la vermine du corps social ») et la salubrité dâ™un État minimal.
Sur ce dernier point, il poursuit : « il est des personnes qui penseront que, sous un régime aussi simple, aussi facilement réalisable, la société serait bien morne et bien triste. Que deviendrait la grande politique ? à quoi serviraient les hommes dâ™Ã‰tat ? [â¦]. Mais est-ce que [â¦] cela retrancherait quelque chose à lâ™initiative des citoyens ? [â¦]. Ne leur serait-il pas possible [â¦] de former des combinaisons infinies, des associations de toutes natures, religieuses, charitables, industrielles, agricoles, intellectuelles, et même phalanstériennes et icariennes (allusion aux utopies socialistes de lâ™Ã©poque) ? [â¦] ».
Ces extraits disent beaucoup de lâ™appareil dâ™Ã‰tat français et de la structure du débat public contemporain. Les « applications en nombre indéfini » de la loi renvoient à notre hyperinflation législative, corollaire inévitable dâ™un interventionnisme public débridé. Lâ™allusion aux « Décius » fait naturellement écho à la moralisation outrancière du débat public, prétendant assimiler le « vrai » au « bien » et par conséquent opposer les « justes » (au double sens de justesse et de justice) à toutes sortes dâ™obscurantistes animés par la gangue de lâ™intérêt4. Le dernier paragraphe, enfin, explique à lui seul lâ™incontinence financière et réglementaire de lâ™appareil dâ™Ã‰tat : car enfin, un pays dont lâ™administration arrêterait de dépenser ne serait-il pas « morne et triste » ?
* Les conséquences économiques du socialisme :
« Supposons [â¦] quâ™au sein (du) peuple lâ™opinion prévale que la loi ne se bornera plus à imposer la justice ; quâ™elle aspirera encore à imposer la fraternité. Quâ™arrivera t-il ? [â¦]
Dâ™abord une incertitude effroyable, une insécurité mortelle planera sur tous les domaines de lâ™activité privée ; car la fraternité peut revêtir des milliards de formes inconnues et par conséquent, des milliards de décrets imprévus. Au nom de la fraternité, lâ™un demandera lâ™uniformité des salaires, et voilà les classes laborieuses réduites à lâ™Ã©tat de castes indiennes [â¦]. Au nom de la fraternité, un autre demandera que le travail soit réduit à dix, à huit, à six, à quatre heures ; et voilà la production arrêtée. Comme il nâ™y aura plus de pain pour apaiser la faim, de drap pour garantir le froid, un troisième imaginera de remplacer le pain et le drap par du papier-monnaie forcé5. [â¦]. Un quatrième exigera quâ™on décrète lâ™abolition de la concurrence, un cinquième, lâ™abolition de lâ™intérêt personnel [â¦].
Sous ce régime, les capitaux ne pourront se former. Ils seront rares, chers, concentrés. Cela veut dire que les salaires baisseront, et que lâ™inégalité creusera, entre les classes, un abîme de plus en plus profond. Les finances publiques ne tarderont pas dâ™arriver à un complet désarroi. [â¦]. Le peuple sera écrasé dâ™impôts, on fera emprunt sur emprunt ; après avoir épuisé le présent, on dévorera lâ™avenir.
Enfin, comme il sera admis en principe que lâ™Ã‰tat est chargé de faire de la fraternité en faveur des citoyens, on verra le peuple tout entier transformé en solliciteur. Propriété foncière, agriculture, industrie [â¦] tout sâ™agitera pour demander les faveurs de lâ™Ã‰tat [â¦] ». Le déclin français expliqué il y a deux siècles
Ce passage se passe (presque) de commentaire. Il commence par un diagnostic du déclin français, nourri au sein idéologique de lâ™Ã©galitarisme (uniformité des salaires) et du malthusianisme (partage du travail, renvoyant à la loi sur les 35 heures). Il en anticipe ensuite les conséquences économiques : raréfaction du capital (pouvant entre autres expliquer quâ™au lieu de croître sur la base dâ™un « capital-développement » domestique, la plupart des start-ups françaises soient rachetées par de grandes entreprises étrangères), stagnation des salaires, incontinence fiscale, impécuniosité publique et aggravation des inégalités (une remarque dâ™autant plus intéressante que la question des inégalités est aujourdâ™hui revendiquée par les idéologies anti-libérales). Le propos révèle enfin pourquoi la France se distingue à lâ™Ã©chelle mondiale par la fréquence de ses grèves et manifestations. Lorsquâ™une partie substantielle de la population dépend de décisions et subsides publics pour ses conditions dâ™existence, la culture de la sollicitation en découle immanquablement (le Grand débat consécutif à la crise des Gilets jaunes est-il autre chose quâ™une gigantesque sollicitation ?).
* Vérité, opinion, éducation :
« Certes, il serait à désirer quâ™il nâ™y eût quâ™une croyance, une foi, un culte dans le monde, à la condition que ce fût la vraie foi. Mais, quelque désirable que soit lâ™Unité, la diversité, câ™est-à dire la recherche et la discussion valent mieux encore, tant que ne luira pas pour les intelligences, le signe infaillible auquel cette vraie foi se fera reconnaître. [â¦]. Car [â¦] lâ™unité nâ™est pas à lâ™origine, mais à la fin de lâ™Ã©volution intellectuelle.
De même pour lâ™enseignement. [â¦]. Tant que (le meilleur enseignement possible) nâ™est pas trouvé, tant que le législateur, le ministre de lâ™Instruction publique, ne porteront pas sur le front un signe irrécusable dâ™infaillibilité la meilleure chance pour que la vraie méthode se découvre et absorbe les autres, câ™est la diversité [â¦]. La pire chance, câ™est lâ™Ã©ducation décrétée et uniforme ; car, dans ce régime, lâ™erreur est permanente, universelle et irrémédiable ».
On mesure, ici, le tonneau des Danaïdes que représente la réforme (quasi-incessante) de lâ™Ã‰ducation nationale, tentant par-là de singer une concurrence et une expérimentation introuvables â” et inconcevables â” au sein dâ™une administration centralisée, obéissant à des principes bureaucratiques voire tayloriens dâ™un autre âge (à rebours de certains discours « anti-fonctionnaires » parfois revêtus de lâ™estampille libérale, je compatis à lâ™authentique souffrance au travail que peuvent en concevoir maints enseignants, laquelle se traduit dâ™ailleurs par une crise des vocations longtemps tenue pour impensable).
* Une métaphore du changement climatique ?
La fin du texte propose une métaphore qui confine à la prémonition.
« Supposons quâ™un professeur de chimie vienne dire : « le monde est menacé dâ™une grande catastrophe. [â¦]. Jâ™ai analysé lâ™air qui sâ™Ã©chappe des poumons humains, et jâ™ai reconnu quâ™il nâ™Ã©tait plus propre à la respiration ; en sorte quâ™en calculant le volume de lâ™atmosphère, je puis prédire le jour où il sera vicié tout entier, et où lâ™humanité périra par la phtisie, à moins quâ™elle nâ™adopte un mode de respiration artificielle de mon invention »
Un autre professeur se présente et dit : « Non, lâ™humanité ne périra pas ainsi. Il est vrai que lâ™air qui a servi à la vie animale est vicié pour cette fin ; mais il est propre à la vie végétale et celui quâ™exhalent les végétaux est favorable à la respiration de lâ™homme. Une étude incomplète avait induit à penser que Dieu sâ™Ã©tait trompé ; une recherche plus exacte montre quâ™il a mis lâ™harmonie dans ses Å“uvres. Les hommes peuvent continuer à respirer comme la nature lâ™a voulu.
Que dirait-on si le premier professeur accablait le second dâ™injures, en disant : « [â¦] vous prêchez lâ™horrible laisser-faire ; vous nâ™aimez pas lâ™humanité, puisque vous démontrez lâ™inutilité de mon appareil respiratoire ».
Nombre de « climato-sceptiques » se reconnaîtront aisément dans la figure du second professeur, agoni dâ™injures par le premier (en lequel on reconnaîtra les thuriféraires les plus radicaux du GIEC). Au-delà de cette étonnante métaphore (et de sa référence à « lâ™Å“uvre divine », qui renvoie aux qualités dâ™autorégulation dâ™un système vivant), lâ™idée est quâ™une catastrophe nécessite dâ™Ãªtre certifiée avant que dâ™Ãªtre combattue par des moyens proportionnés, dont le coût socio-économique est généralement considérable6. En somme, le débat dâ™idées et la marche naturelle de la société recèlent plus de sagesse, de connaissance, dâ™information, que le décret ex cathedra dâ™un sachant dont la morgue dogmatique (et lâ™intérêt bien compris) précarisent la lucidité.
Lâ™Ã©clairage que Bastiat donne du monde contemporain va naturellement très au-delà des quelques extraits présentés ici7 qui ont ébranlé le principe de la propriété, puisquâ™ils en ont appelé à la loi pour donner à leurs terres et à leurs produits une valeur factice. Ce sont les capitalistes qui ont suggéré lâ™idée du nivellement des fortunes par la loi. Le protectionnisme a été lâ™avant coureur du communisme [â¦]. Car que demandent aujourdâ™hui les classes souffrantes ? Elles ne demandent pas autre chose que ce quâ™ont demandé et obtenu les capitalistes et les propriétaires fonciers. Elles demandent lâ™intervention de la loi pour équilibrer, pondérer, égaliser la richesse. Ce quâ™ils ont fait par la douane, elles veulent le faire par dâ™autres institutions ; mais le principe est toujours le même, prendre législativement aux uns pour donner aux autres ; et certes, puisque câ™est vous, propriétaires et capitalistes, qui avez fait admettre ce funeste principe, ne vous récriez donc pas si de plus malheureux que vous en réclament le bénéfice. Ils y ont au moins un titre que vous nâ™aviez pas ».]. Il faut donc lire, et relire Bastiat.
Article initialement publié en avril 2019.
* Le texte se trouve dans lâ™ouvrage suivant : Le Very Best-of de Frédéric Bastiat, Éditions Tulys, p. 17-27. Lâ™ouvrage collige un nombre conséquent de textes écrits par Bastiat, à lâ™heureuse initiative du Cercle éponyme et de lâ™Institut Coppet. Précisons que lâ™Å“uvre et la pensée de Bastiat sont lâ™objet de nombreux articles, lâ™auteur à la fois économiste, pamphlétaire et homme politique, étant une figure de proue du libéralisme français, et occidental. ↩
* On reconnaît ici là la différence fondamentale quâ™opèrera Hayek entre loi (nomos) et législation (thesis), la première étant « naturelle » et dédiée à la résolution des conflits interindividuels (la justice), la seconde relevant presque toujours de la raison dâ™Ã‰tat. ↩
* Valéry Giscard dâ™Estaing aurait pu citer Bastiat à lâ™appui de son célèbre « vous nâ™avez pas le monopole du cÅ“ur ». ↩
* Que lâ™on transpose le propos de Bastiat au débat (voire à lâ™absence de débat) sur les questions climatiques⦠↩
* Planche à billets (dont les partis « extrémistes » ravivent la nostalgie), quantitative easing, helicopter money⦠à chaque système institutionnel son « papier-monnaie forcé ». ↩
* Il sâ™agit rien moins que dâ™inverser le « principe de précaution ». On retrouve cette recommandation chez quelques auteurs inspirés parmi lesquels Nicholas Nassim Taleb (Antifragile : les bienfaits du désordre, Belles Lettres, 2013). ↩
* Par exemple, dans un article de mai 1848 intitulé « Propriété et loi » (The Very best of Frédéric Bastiat, op.cit., p. 13-16), lâ™auteur sâ™en prend à ce que lâ™on appellerait aujourdâ™hui le « capitalisme de connivence » (déjà entrevu par Adam Smith, au demeurant). Aux promoteurs du protectionnisme commercial, voici en effet ce quâ™il adresse : « Oui, je le dis hautement, ce sont les propriétaires fonciers [⦠↩
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