ALLAN ERWAN Berger â” Chronologiquement, lâ™Atlantide, ses habitants, ses rapports avec le voisinage, son ingenium (ses puissances et ses impuissances), câ™est dâ™abord un ensemble de faits strictement africains (Hérodote, Diodore). Puis elle est utilisée comme une métaphore dans le conflit qui oppose lâ™Athènes antique et vertueuse à lâ™Athènes moderne et impérialiste â“ câ™est cette Athènes prédatrice que lâ™auteur de la métaphore, le malicieux Platon, nommera « Atlantide ». à lâ™Ã©poque, les lecteurs comprenaient que Platon, à mots couverts, leur parlait de sa ville puissante et sourcilleuse, et quâ™il avait déplacé son sujet dans les sables libyens par souci de ne pas avoir dâ™ennuis. Son récit fera même lâ™objet dâ™un pastiche par Théopompe, qui en avait saisi les vertus dénonciatrices. De lâ™Atlantide et autres lieux
Mais très rapidement, lâ™humour et le second degré ne sont plus détectés. Philon dâ™Alexandrie, sâ™appuyant sur Platon, donnera à lâ™Atlantide ses lettres de noblesse en appuyant sur le côté spectaculaire de lâ™engloutissement dont elle fut victime.
Alors se lève, prodigieuse aurore, le soleil du mythe atlante. Câ™est Tertullien, puis Amobe, qui énumèrent les catastrophes qui ont ensanglanté le monde. Parmi elles, voici lâ™Atlantide racontée par Platon, dont la métaphore nâ™est plus comprise, et prend maintenant deux rôles : celui de récit historique, certes, mais aussi, et câ™est là que tout se complique, de sujet allégorique. Câ™en est trop, la culture populaire chrétienne nâ™est absolument pas capable de suivre, et voici un Cosmas Indicopleustès, barbouilleur de phrases officiant en Alexandrie, qui affirme que lâ™Atlantide, ennemie dâ™Athènes, a été engloutie tout simplement par le Déluge, et il invoque Moïse pour confirmer ses dires.
Ãle gigantesque située dans lâ™océan, lâ™Atlantide fera fortune après la Renaissance. La découverte des Amériques lui conférera un crédit peu rencontré ailleurs : câ™est armés de Platon et de la Bible que les explorateurs vont regarder ce nouveau continent, et Las Casas, lâ™homme de la fameuse controverse de Valladolid, pensera que lâ™Amérique est la preuve sur pied quâ™une partie au moins de lâ™Atlantide nâ™a pas sombré. Du reste, si lâ™on en croit Frascatore (1530), les Indiens sont descendants de Noé, et lâ™on est bien certain quâ™une au moins des dix tribus perdues dâ™Israël sâ™est établie sur ces rivages.
Peu à peu lâ™Atlantide en vient à ne plus avoir sombré, tandis que ses observateurs dérivent de plus en plus haut dans la stratosphère, malgré un Acosta, malgré un Montaigne, tous deux plus que sceptiques et vaguement goguenards sur lâ™ampleur que prend tout ce fatras. Et ce nâ™est pas fini, car le délire empire avec lâ™Ã©mergence de diverses mouvances de ce que Pierre Vidal-Naquet nommera le « national-atlantisme » : espagnol (le Mexique est atlante, et appartient de droit à lâ™Espagne, de même que les Antilles qui sont les véritables Hespérides, dâ™ailleurs Atlas régnait du côté de Cádiz), puis suédois (Uppsala est la capitale des Atlantes, cela ne fait aucun doute, et la péninsule scandinave est le berceau de la postérité de Japhet, fils de Noé et père dâ™Atlas). La France nâ™est pas en reste : le véritable nom de Noé est Gallus, mais oui, ce qui démontre tout, et lâ™Atlantide fut donc française. Ou génoise.
Plus tard, on situera lâ™Atlantide du côté de Petersbourg, ce qui vaut bien Madère ou les Canaries, en prenant toutefois la précaution de bien préciser que par « Mer rouge » il faut entendre « Océan atlantique » et que Platon est un penseur dâ™Inde.
Vers le premier tiers du vingtième siècle après Jésus-Christ, qui était Atlante et non point Juif comme le vulgaire le croit, le mythe se national-socialise en se germanifiant un bon coup avec un certain Herrmann. Encore un peu et la ville dâ™Heligoland sera la capitale du seul et véridique peuple élu.
Enfin, enfin ! après toutes ces inepties en quatre, huit, douze in-folio, voici un simple livret dâ™opéra : Der Kaiser von Atlantis, composé à Theresienstadt (actuelle République Tchèque) en janvier 1944 par un certain Peter Kien, musique de Viktor Ullmann. Le kaiser, qui répond au doux nom dâ™Overall, a tout dâ™Hitler, avec un peu du grotesque dâ™Ubu. Lâ™Atlantide y est utilisée comme le symbole dâ™un empire totalitaire quâ™il ne faut pas citer, mais Himmler, qui identifiait cette nation mythique à lâ™Allemagne, ne sâ™y trompe pas : Ullmann et Kien disparaissent à Auschwitz en octobre.
Câ™est à peu près la dernière fois quâ™on manipule lâ™Atlantide et, par un juste retour des choses, câ™est pour lui faire endosser le costume de ses premières années, du temps où Platon la voulait métaphore. Pierre Vidal-Naquet nous retrace cette histoire dans un charmant petit livre édité aux Belles Lettres, et quâ™il intitule, tout sobrement, Lâ™Atlantide.
Mais quâ™en est-il, au juste, des Atlantes ?
Peuple habitant lâ™Atlas marocain (Hérodote) ; peuple de Libye voisin et victime des Amazones dâ™Afrique, à ne pas confondre avec les Amazones du Pont (Diodore de Sicile). Les Amazones dâ™Afrique, nous dit ce dernier auteur, « sont plus anciennes que les autres et les ont surpassées par leurs exploits. » Quâ™on en juge : « Vers les extrémités de la terre et à lâ™occident de lâ™Afrique habite une nation gouvernée par des femmes, dont la manière de vivre est toute différente de la nôtre, car la coutume est là que les femmes aillent à la guerre, et elles doivent servir un certain espace de temps en conservant leur virginité. Quand ce temps est passé elles épousent des hommes pour en avoir des enfants, mais elles exercent les magistratures et les charges publiques. Les hommes passent toute leur vie dans la maison, comme font ici nos femmes et ils ne travaillent quâ™aux affaires domestiques, car on a soin de les éloigner de toutes les fonctions qui pourraient relever leur courage. Dès que ces Amazones sont accouchées, elles remettent lâ™enfant qui vient de naître entre les mains des hommes qui le nourrissent de lait et dâ™autres aliments convenables à son âge. Si cet enfant est une fille, on lui brûle les mamelles de peur que dans la suite du temps, elles ne viennent à sâ™Ã©lever, ce quâ™elles regardent comme une incommodité dans les combats et câ™est là la raison du nom dâ™Amazones que les Grecs leur ont donné. On prétend quâ™elles habitaient une île appelée Hespérie parce quâ™elle est située au couchant du lac Tritonide. Ce lac prend, dit-on, son nom dâ™un fleuve appelé Triton, qui sâ™y décharge. Il est dans le voisinage de lâ™Ã‰thiopie au pied de la plus haute montagne de ce pays-à , que les Grecs appellent Atlas et qui domine sur lâ™océan. Lâ™Ã®le Hespérie est fort grande et elle porte plusieurs arbres qui fournissent des fruits aux habitants. Ils se nourrissent aussi du lait et de la chair de leurs chèvres et de leurs brebis dont ils ont de grands troupeaux, mais lâ™usage du blé leur est entièrement inconnu. Les Amazones, portées par leur inclination à faire la guerre, soumirent dâ™abord à leurs armes toutes les villes de cette île, excepté une seule quâ™on appelait Méné et quâ™on regardait comme sacrée. Elle était habitée par des Éthiopiens Ichtyophages, et il en sortait des exhalaisons enflammées. On y trouvait aussi quantité de pierres précieuses comme des escarboucles, des sardoines et des émeraudes. Ayant soumis ensuite les Numides et les autres nations africaines qui leur étaient voisines, elles bâtirent sur le lac Tritonide une ville qui fut appelée Cherronèse à cause de sa figure. Ces succès les encourageant à de plus grandes entreprises, elles parcoururent plusieurs parties du monde. Les premiers peuples quâ™elles attaquèrent furent, dit-on, les Atlantes. Ils étaient les mieux policés de toute lâ™Afrique et habitaient un pays riche et rempli de grandes villes. Ils prétendent que câ™est sur les côtes maritimes de leur pays que les dieux ont pris naissance, et cela sâ™accorde assez avec ce que les Grecs en racontent ; nous en parlerons plus bas. Myrine, reine des Amazones, assembla contre eux une armée de trente mille femmes dâ™infanterie et de deux mille de cavalerie, car lâ™exercice du cheval était aussi en recommandation chez ces femmes à cause de son utilité dans la guerre. Elles portaient pour armes défensives des dépouilles de serpents, lâ™Afrique en produit dâ™une grosseur qui passe toute croyance. Leurs armes offensives étaient des épées, des lances et des arcs. Elles se servaient fort adroitement de ces dernières armes, non seulement contre ceux qui leur résistaient, mais aussi contre ceux qui les poursuivaient dans leur fuite. Ayant fait une irruption dans le pays des Atlantides, elles vainquirent dâ™abord en bataille rangée les habitants de la ville de Cercène, et étant entrées dans cette place pêle-mêle avec les fuyards, elles sâ™en rendirent maîtresses. Elles traitèrent ce peuple avec beaucoup dâ™inhumanité afin de jeter la terreur dans lâ™Ã¢me de leurs voisins, car elles passèrent au fil de lâ™Ã©pée tous les hommes qui avaient atteint lâ™Ã¢ge de puberté et elles réduisirent en servitude les femmes et les enfants ; après quoi, elles démolirent la ville. Le désastre des Cercéniens sâ™Ã©tant divulgué dans tout le pays, le reste des Atlantes en fut si épouvanté que tous, dâ™un commun accord, rendirent leurs villes et promirent de faire ce quâ™on leur ordonnerait. La reine Myrine les traita avec beaucoup de douceur. Elle leur accorda son amitié et en la place de la ville quâ™elle avait détruite, elle en fit bâtir une autre à laquelle elle fit porter son nom. Elle la peupla des prisonniers quâ™elle avait faits dans ses conquêtes et des gens du pays qui voulurent y demeurer. Cependant les Atlantes lui apportant des présents magnifiques et lui décernant toutes sortes dâ™honneurs, elle reçut avec plaisir ces marques de leur affection et leur promit de les protéger. »
Les Amazones tourmentaient jadis les Atlantes. Nâ™est-ce pas merveilleux ? Mais dites donc, puisquâ™elles habitaient les montagnes courant du nord du Maroc jusquâ™en Algérie, en trouverait-on des traces aujourdâ™hui ? Eh bien dâ™après moi, oui. Improprement appelés Libyens, Maures, Gétules ou Garamantes, les Berbères se nomment eux-mêmes les Imazighen, ou peuple Amazigh, et leur langue, le tamazight, est parlée jusque chez les Berbères de Kabylie, région où Hérodote voyait jadis les tribus des Maces ou Mazices, qui comprenaient les Atlantes, dit-il. Bref. Joyeux Noël. Ci-dessous, portrait dâ™une jeune Amazone de Kabylie, auteure dâ™un joli ouvrage sur lâ™intégration que je vous recommande.
FIN
http://dlvr.it/RpN2lg
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