Par Nathalie MP Meyer.
C’était en mai 2019. Célèbre pour ses coups de gueule et les nombreux acquittements qui jalonnent sa carrière, 145 à ce jour, l’avocat Éric Dupond-Moretti sortait tout juste du procès de Patrick Balkany pour fraude fiscale sans avoir réussi à adoucir les sévères réquisitions du procureur à l’encontre de son client, réquisitions qu’il jugeait sans commune mesure avec la jurisprudence en vigueur. Dupond-Moretti : je suis libre
Voici ce qu’il disait alors dans un entretien accordé pour l’occasion à la Radio télévision suisse (RTS) :
Journaliste : Il y a un côté, chez vous, «je vous emmerde » ?
Dupond-Moretti : Non, il y a un côté « je suis libre ». Mais la liberté, ça emmerde souvent, ouais. Parce quâ™on est souvent dans le formatage. On est dans le politiquement correct, on est dans une pensée unique. Câ™est ça, lâ™histoire des nuances dont je parlais (NdA : le fait que toutes les polémiques se fassent en noir et blanc, sans entre-deux).
Et de fait, à suivre année après année le fil de ses déclarations tonitruantes, on ne peut nier quâ™il prenne une sorte de malin plaisir à jeter dâ™Ã©normes pavés dans des mares dâ™apparence trop calme et trop conformiste à son goût.
Peu lui importe par exemple de sâ™attirer les protestations conventionnellement outragées des écologistes radicaux (août 2020), des féministes schiappatisées (mars 2018) ou des antiracistes de combat (juin 2020).
Pour le grand amateur de viande, de chasse et de corrida quâ™il est, il existe une certaine écologie conduite par des « ayatollahs » qui veulent « nous culpabiliser dâ™Ãªtre ce que nous sommes ». Mais attention, nuances ! â“ ces fameuses nuances quâ™il voit disparaître partout. Ce sont les ayatollahs de lâ™Ã©cologie quâ™il pourfend, pas lâ™Ã©cologie elle-même.
De la même façon, rien nâ™est plus justifié à ses yeux que la lutte pour lâ™Ã©galité salariale entre les femmes et les hommes, un « vrai combat » selon lui. Mais ne lui parlez pas de la loi contre le harcèlement de rue qui a fixé à 90 euros lâ™amende infligée à « un type qui siffle une fille dans la rue » car câ™est une « vraie connerie » (vidéo, 51â³) :
Et pour ce qui est des statues vandalisées parce quâ™elles représentent des personnalités de notre Histoire ayant des liens avec lâ™esclavage, il considère purement et simplement quâ™on vit « une époque de dingue » (vidéo, à partir de 9â² 30â³) :
« Moi, je préfère me balader avec un enfant, lui montrer une statue et lui expliquer quâ™Ã une époque nous avons accepté lâ™esclavagisme. [â¦] Ceux qui balayent le passé et qui veulent lâ™effacer sont des gens qui se comportent comme des totalitaires. »
Quant à lâ™affaire Balkany que jâ™Ã©voquais plus haut, il nâ™hésite pas une seconde à en profiter pour stigmatiser la « lâcheté » des juges « pour obtenir une légion dâ™honneur, un mérite, un poste » et à parler dâ™une « justice rendue au pied du mur de lâ™exemple » par des magistrats transformés en justiciers au nom dâ™une nouvelle morale qui a tout du « règlement de compte sociétal ».
Toujours lors de lâ™entretien à RTS de mai 2019 :
Journaliste : Vous sortez dâ™une bataille judiciaire très âpre. Dans quel état dâ™esprit ?
Dupond-Moretti : Câ™Ã©tait vraiment très compliqué, Balkany. Surtout en France. [â¦] La fraude fiscale est sur le podium des infractions les plus graves. [â¦] On règle à la fois des comptes avec la fraude fiscale et avec la Sarkozie. Voilà la difficulté de ce dossier. [â¦] Notre époque nous amène maintenant vers des procès qui sont des procès « symboles ». Ça nâ™a plus grand-chose à voir avec la justice.
Des propos non sans justesse qui ont le don dâ™irriter au plus haut point les ligues actuelles de la bien-pensance et qui ne sont pas plus appréciés du côté de la magistrature, comme vous vous en doutez.
Lâ™avocat ayant été nommé début juillet ministre de la Justice dans le gouvernement Castex, inutile de dire que toute lâ™institution judiciaire sâ™inquiète de ce quâ™elle pourrait devenir aux mains dâ™un homme qui expliquait en outre (en 2018) quâ™il nâ™Ã©tait absolument pas taillé pour cette mission (« ce serait un bordel ! »), que personne ne pourrait jamais avoir une idée aussi « sotte » et que de toute façon, il refuserait car ce nâ™Ã©tait pas son métier.
« Vous voulez que je vous le signe ? » ajoutait-t-il crânement à lâ™adresse de la journaliste qui lâ™interrogeait (video du tweet, 46â³) :
#DupondMoretti par #DupondMoretti : lui ministre? Jamais. pic.twitter.com/r8cS2ONcFS
â” David Dufresne (@davduf) July 7, 2020
Il faut croire quâ™en cet été compliqué où Emmanuel Macron cherche partout dâ™habiles martingales pour relancer son mandat présidentiel en vue de 2022, lâ™idée ne lui a plus semblé aussi sotte⦠Retour sur son passéâ¦
Né en 1961 à Maubeuge dans une famille modeste, Éric Dupond-Moretti perd son père alors quâ™il nâ™a que 4 ans et est élevé par sa mère, femme de ménage dâ™origine italienne. Après le baccalauréat, il se tourne vers le droit, poussé par son opposition à la peine de mort et par un fort sentiment dâ™injustice. La mort suspecte de son oncle maternel nâ™a en effet jamais intéressé le système judiciaire malgré la plainte déposée par son grand-père.
Devenu avocat en 1984, il entre dans un cabinet lillois où on lui confie surtout des affaires prudâ™homales. Et le soir, mettant à profit une grande capacité de travail, il commence une seconde journée :
« Le soir, je prenais des commissions dâ™office à tour de bras. Jâ™ai commencé à faire de la procédure, ce quâ™Ã Lille personne ne faisait à lâ™Ã©poque. Jâ™ai obtenu quelques relaxes et acquittements spectaculaires. » (Libération, 2006)
Câ™est ainsi quâ™il obtient son premier acquittement en 1987. De nombreux autres suivent, notamment dans lâ™affaire VA-OM en 1993, dans celle dâ™Outreau en 2004 et dans lâ™assassinat du préfet Érignac en 2006, ce qui lui vaut rapidement le surnom dâ™Acquittator.
Il répète volontiers quâ™il pourrait très bien défendre lâ™homme Hitler, ou lâ™homme Faurisson, sans pour autant défendre la doctrine nazie du premier ou le négationnisme des chambres à gaz du second. Pour lui, le rôle dâ™un avocat consiste à défendre tout le monde « mais pas les causes ». Câ™est ainsi quâ™en 2017, il a accepté de prendre la défense du frère du terroriste islamiste Mohamed Merah, allant jusquâ™Ã déclarer sur France Inter que câ™Ã©tait un « honneur » pour lui.
Incompréhension et tollé immédiat dans le public. Si jâ™ai du mal à absoudre Dupond-Moretti dâ™un choix de mot au mieux malheureux mais plus probablement destiné volontairement à choquer et créer le buzz, je lâ™acquitte néanmoins de toute collusion avec la cause djihadiste.
Je crois en effet quâ™il faut comprendre lâ™honneur de défendre Abdelkader Merah1 comme lâ™honneur de vivre dans un État de droit où la défense dâ™un accusé, même le plus détesté de France, est assurée et bien assurée. Dupond-Moretti, « libre », mais pas pour la liberté ?
En revanche, force est de constater que son côté « Je suis libre », quâ™il revendique haut et fort dans un choc continu de déclarations médiatiques, manque nettement de tolérance dès lors quâ™il sâ™agit dâ™accorder la même liberté à des personnes ou des comportements qui ne lui conviennent pas.
Difficile de passer sous silence quâ™il a voulu faire interdire le Rassemblement national quand celui-ci sâ™appelait Front national et quâ™il aimerait aussi interdire lâ™utilisation des pseudos sur les réseaux sociaux qui sont devenus « une poubelle à ciel ouvert pour frustrés haineux toujours anonymes ». Mais où est donc passé son sens aigu des nuances ?
Plus embarrassant encore, difficile dâ™oublier que dès sa nomination au gouvernement, il a eu soudain beaucoup moins de choses à dire contre le Parquet national financier (PNF), institution qui avait pourtant déchaîné sa colère contre la « République des juges » lorsquâ™il avait appris quelques jours auparavant via un article de lâ™hebdomadaire Le Point quâ™elle lâ™avait placé sous surveillance dans le cadre dâ™une enquête visant à déterminer qui avait informé Nicolas Sarkozy quâ™il était sur écoutes. « On ne fait pas ça en Corée » avait-il dit. Nâ™empêche quâ™il a immédiatement retiré sa plainte. Quelle justice ?
Mais surtout, il y a lieu de se demander quel ministre de la Justice il sera alors que les Français persistent à placer la lutte contre la délinquance dans le trio de tête de leurs préoccupations pour les mois à venir.
Sa passe dâ™armes avec le ministre de lâ™Intérieur Gérald Darmanin sur le terme « ensauvagement » que ce dernier a employé et que lui, Dupond-Moretti, réprouve, nâ™est pas de très bon augure.
Assez logiquement compte tenu de sa sympathie de toujours pour le Parti socialiste en général et pour Martine Aubry en particulier, le nouveau garde des Sceaux remet en effet sur le devant de la scène le fameux « sentiment dâ™insécurité », qui a permis à la gauche de ne surtout pas prendre au sérieux la demande insistante des Français concernant la sécurité des biens et des personnes.
Et si M. Dupond-Moretti avait parfaitement raison lorsquâ™il expliquait avec le choc des mots qui le caractérise que son éventuelle nomination à la tête du ministère de la Justice résulterait en un énorme « bordel » ? Encore un coup marketing à la Macron qui pourrait bien nâ™Ãªtre quâ™une « idée sotte » de plus. Ça promet.
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Sur le web
* Après le rejet de son pourvoi en cassation en avril 2020, Abdelkader Merah a finalement été condamné définitivement à 30 ans de réclusion pour « complicité dâ™assassinats et de tentative dâ™assassinat en relation avec une entreprise terroriste » et « association de malfaiteurs à caractère terroriste ». ↩
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