YSENGRIMUS — Sinclair Dumontais nous fait entrer dans le tout nouveau mystère dont il est le découvreur et l’instigateur. Il s’agit cette fois-ci de la situation insolite et inattendue de son vieil ami Bertrand Vimont. Bertrand et Sinclair sont deux hardis compagnons de cabarets qui se côtoient depuis des années. Un jour, Bertrand s’absente et il laisse une lettre à Sinclair. Sinclair la lit et est un peu abasourdi par son contenu. Bertrand y apparaît sous un angle distinct, vif, inattendu, romanesque, presque passionnant. C’est parfaitement incongru et l’un dans l’autre assez peu crédible.
Un peu par hasard, puis plus méthodiquement, Sinclair découvre que Bertrand a écrit ainsi une lettre à un peu tout son petit monde: son épouse, sa fille, un collègue de travail, son employeur, un autre pilier de cabaret comme lui, son père, sa mère, un de ses anciens enseignants de fac et j’en passe. Ces lettres ont en commun une information capitale. Bertrand annonce à son correspondant ou sa correspondante du moment qu’il s’en va, qu’il disparaît corps et âme, qu’il se tire, pour toujours et irréversiblement.
Et c’est ici que l’anicroche s’installe. Bertrand aurait pu photocopier ou recopier la même lettre, pour chaque individu auquel il s’adresse. Il n’en fait rien. Non seulement chaque lettre est personnalisée et originale mais elle donne de l’escapade irréversible de Bertrand une version radicalement différente à tous les coups et ce, avec des écarts de caractéristiques qui font qu’au final les différentes versions ne sont tout simplement pas compatibles entre elles. C’est donc en confrontant et comparant ses multiples missives d’adieu qu’on découvre ce que Bertrand est vraiment: un mythomane sériel, un menteur pathologique multidirectionnel. Et je m’empresse d’ajouter: peut-être. Car fondamentalement, on n’en sait fichtre rien. Une de ces lettres est peut-être la vraie et les autres lui servent de maquis, de planque, de camouflage, de colonne d’enfumage. Ou alors, tous ces exposés prospectifs circonstanciés sont peut-être les pièces torves et éparses d’un immense montage inextricablement turlupiné dont les déterminations fondamentales, unitaires et programmatiques, nous échappent encore… nous échapperont toujours, peut-être.
Au fil des lettres, on développe le sentiment chicoté et amer que Bertrand ajuste finement son déploiement épistolaire à la personne qui est le destinataire exclusif de la lettre du moment. En apparence, au premier degré, il semble que ces documents n’étaient absolument pas faits pour êtres comparés. On y sent que, par segments soigneusement modularisés, en isolat, au cas par cas, à chaque personne avec laquelle il communique, Bertrand livre ce que cette personne attend, appréhende, retient, imagine ou espère de lui. Chaque missive est une sorte de soliloque d’isoloir en somme, ou encore une confession méticuleusement ajustée. L’exercice transversal de Sinclair Dumontais est alors de réunir les lettres en un paradigme lourd d’apories mais fatalement révélateur de quelque chose de plus profond, de plus fouillé, de moins intime, de plus foireux aussi. En faisant ce travail de colligation, il est clair et net que Sinclair trahit Bertrand (du moins une certaine version de Bertrand). Sinclair Dumontais démolit le petit montage sectoriel de Bertrand Vimont et en met à jour les ressorts.
Et Sinclair Dumontais va plus loin. Il sent que le Lecteur, le grand lecteur collectif que nous sommes tous, peut apporter l’élément qui manque à la sidérante démarche narrative (dont la vériconditionnalité devient progressivement problématique) de Bertrand Vimont. Sinclair réunit donc ces lettres et, sans vergogne, il les publie, avec un petit appareil critique. Le court roman Appel à témoins est donc une menue brassée épistolaire qu’on nous donne à lire, dans un désordre apparent ou, mieux, un ordre non révélé. Les réactions épistolaires à ces aveux sincères ou toc n’existent pas (l’émetteur des lettres initiales étant parti sans laisser d’adresse aux récipiendaires, il n’attend pas le retour du courrier). On ne nous livre donc pas de réponses à ces lettres. Il n’y a pas d’échange, pas de correspondance. On peut suggérer que Sinclair Dumontais vient d’inventer ou de réinventer le roman épistolaire unilatéral.
On se retrouve au bout du compte avec une série disparate mais vive de bilans de vie (gorgés parfois de singulières et passionnantes élaborations philosophiques). On écarquille les yeux devant l’ultime lettre à une épouse, à une fille, à un père, à une mère, à une amoureuse secrète. Dix, douze, quinze vies s’étalent devant nous. Une seule de ces lettres serait poignante dans sa singularité, sa radicalité et son ardeur. Leur accumulation fait furieusement froncer les sourcils. Qu’est-ce que c’est que ce truc? Qui est Bertrand Vimont? Et, osons-le mot, qui suis-je?
Il y a, dans tout ceci, une sorte de dialectique implacable. Plus Bertrand Vimont se démarque dans la fuite, plus il semble se justifier, se corréler, se soumettre, se donner dans la narration. Il nous livre le virevoltant baratineur qui sommeille en chacun de nous, du simple fait de vivre dans ce monde ordinaire qui ne nous permet jamais de réaliser ou de révoquer les rêves de ceux et celles qu’on estime ou dont on se sent les obligés… Voici un singulier roman-mitraille, fugitif mais fulgurant, qui reste avec nous, et dont on sent tinter la rhapsodie éclectico-méthodique comme autant de redites scintillantes de ce qui aurait aléatoirement pu advenir de nous.
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Sinclair Dumontais, Appel à témjoins, Montréal, ÉLP éditeur, 2018, formats ePub ou Mobi.
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http://dlvr.it/RfZCNq
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