Les fortunes de la Silicon Valley se préparent à « l'apocalypse »
ENQUÊTE - Encore discrète jusqu'à récemment, la paranoïa de plusieurs cerveaux, PDG et investisseurs s'affiche désormais au grand jour. Munis de vivres, d'armes et de générateurs, ces «survivalistes» s'offrent de luxueux havres à l'autre bout du monde pour se protéger en cas de séisme, d'épidémie, d'attaque terroriste ou de guerre civile.
Envoyé spécial à New York
Peter Thiel, l'un des plus brillants cerveaux de la Silicon Valley, a voté Trump avec enthousiasme le 8 novembre et donné 1,25 million de dollars à sa campagne. Il a même intégré l'équipe de transition présidentielle du milliardaire new-yorkais, convaincu par son désir de rendre à l'Amérique sa fierté et sa prospérité. Malgré cette profession de foi, le cofondateur de PayPal est avant tout un libertarien, et son patriotisme s'arrête là. Depuis peu, sa fibre «America First» s'accommode d'une curieuse fascination pour la Nouvelle-Zélande. Il a acquis la nationalité kiwie en 2015. Et acheté trois résidences au pays du Long-Nuage-Blanc, dont une opulente demeure à Auckland, la capitale économique, ainsi qu'une ferme luxueuse de 193 hectares perchée sur les rives du lac Wanaka, Glendhu Bay, à 1500 kilomètres plus au sud. Montant de la transaction pour cette dernière folie : 13,5 millions de dollars - une vétille pour le détenteur d'une fortune estimée à 2,7 milliards de dollars.
«Appelez cela un plan B», euphémise Matt Drange, du magazine Forbes. Mais pour quoi, au juste ? À entendre Sam Altman, PDG de Y Combinator, une entreprise de financement précoce de start-up, il s'agirait de disposer d'une issue de secours, d'un ou plusieurs points de chute au bout du monde, «au cas où surviendrait l'apocalypse». Causée par le «Big One» (séisme à San Andreas), voire une épidémie foudroyante de type Ebola, Zika, ou bien une «bombe sale», comme le relate Evan Osnos dans le New Yorker. Altman lui-même reconnaît un penchant inquiet pour ce genre de scénario. Thiel et lui ont d'ailleurs pris l'engagement de s'envoler ensemble pour le Pacifique Sud, si les choses viraient à l'aigre en Californie.
Générateurs, panneaux solaires et munitions
Et leur discrète paranoïa en contamine plus d'un. Steve Huffman, PDG du site communautaire Reddit, s'est fait opérer de la vue au laser en 2015. «Si la fin du monde approche, dénicher des lentilles ou des lunettes va devenir une vraie galère, confie ce grand blond aux yeux bleu océan de 33 ans. Sans elles, je suis cuit.» Ses préparatifs ne s'arrêtent pas là : il a plusieurs motos, amasse scrupuleusement armes, vivres et munitions. «Comme ça, souffle-t-il, je pourrai tenir retranché un certain temps chez moi», si toute fuite semblait exclue. Tim Chang, investisseur chez Mayfield Fund, a décidé d'en faire de même. «J'ai ce scénario terrifiant dans un coin de ma tête, confesse-t-il. Oh mon Dieu, si une guerre civile éclate ou si un tremblement de terre gigantesque engloutit un pan de la Californie, nous avons intérêt à être prêts. Donc, j'accumule tout ce que je peux dans mes résidences.» Un ancien dirigeant de Facebook, Antonio Garcia Martinez, a lui acquis 2 hectares de terres forestières dans l'archipel des îles San Juan, entre Vancouver et Seattle, y stockant générateurs, panneaux solaires. Et des milliers de munitions, bien sûr. «Il faudra bien tout cela pour surmonter l'apocalypse, explique-t-il. Les gens qui comprennent les ressorts de notre société comprennent que tout repose sur une couche de glace culturelle très fine.» «Nous sommes confiants dans le fait que notre pays marche, que notre monnaie a de la valeur, que la transition pacifique du pouvoir est une réalité, que nous sommes résilients et que nous en avons déjà vu de toutes les couleurs, renchérit Steve Huffman, mais je pense aussi que nous n'avons encore rien vu.»
Ce vent de panique ne date pas d'hier. En 2009, anticipant le Déluge que ne manquerait pas de précipiter le premier président noir des États-Unis, les «doomsday preppers» (survivalistes) - ils seraient 10 millions outre-Atlantique - avaient commencé à stocker boîtes de conserve, pièces d'or et fusils de tout calibre dans leurs redoutes des Rocheuses ou du Midwest. Lors de l'avant-dernier sommet de Davos, en janvier 2015, Robert Johnson, directeur de l'Institute of New Economic Thinking, avait sidéré l'assistance. «Je connais des gérants de fonds de pension aux quatre coins du monde qui sont en train d'acheter des aérodromes et des fermes dans des endroits comme la Nouvelle-Zélande, parce qu'ils pensent qu'il leur faut une échappatoire», avait lâché cet ancien collaborateur de George Soros.
Les coupables, cette fois, étaient les inégalités croissantes dans les pays développés, les tensions raciales cristallisées par les émeutes de Ferguson (Missouri) l'année précédente et les répercussions du mouvement Occupy en 2011. «Ferguson a joué un rôle catalytique» dans la prise de conscience de cette montée des périls chez de nombreux décideurs économiques, avait prédit en 2014 Jim Wallis, le PDG de Sojourners, au même titre que le réchauffement climatique et l'explosion désordonnée des réseaux sociaux. «Le ton du débat a changé aux États-Unis, assurait Wallis. Les gens qui ne se souciaient guère de tout cela y prêtent une oreille attentive.» Et redoutent plus que jamais la fureur populaire, dans un contexte de ralentissement économique mondial. Trois ans plus tard, l'ambiance ne s'est guère arrangée. L'exode des «superriches» vers la Nouvelle-Zélande, lancé par Peter Thiel il y a une bonne décennie, est devenu un secret de Polichinelle auquel la moindre allusion provoque roulements d'yeux et sourires entendus. «Dès que vous dites avoir acheté une maison en Nouvelle-Zélande, vos interlocuteurs clignent des yeux, comme pour dire “pas la peine d'en rajouter, on a compris”», sourit Reid Hoffman, de LinkedIn.
La Nouvelle-Zélande «est une utopie», abonde Peter Thiel, qui y a lancé plusieurs sociétés : Valar, Second Star Limited et Silverarc Advisors. Au passage, ce business angel laisse filtrer une conviction profonde, qu'il n'osera peut-être pas proférer à haute voix en réunion avec Donald Trump : convaincu que le monde a un besoin urgent d'innovations radicales en robotique et en intelligence artificielle pour contrer le désastre à venir, il affiche son scepticisme sur la capacité des États-Unis de soutenir un tel besoin et de conserver leur avance technologique en matière de recherche et développement et d'attractivité à l'égard des cerveaux les plus féconds. Le futur leader mondial de l'innovation n'étant pas encore clairement identifié, mieux vaut prévenir que guérir !
Dans l'ancien dominion britannique, autorités et agents immobiliers se frottent les mains. Grand fan de la trilogie du Seigneur des anneaux, adaptée au cinéma par l'enfant du pays Peter Jackson, Thiel a lancé une vogue touristique d'un nouveau genre. «Avant, nous avions en moyenne deux sollicitations sérieuses par mois émanant d'Américains fortunés», sourit Graham Wall, agent immobilier à Auckland interrogé par le site stuff.co.nz, qui a négocié avec Thiel quatre ou cinq acquisitions. «Maintenant, c'est deux par semaine», occasionnant une virée en hélicoptère pour se faire une idée des opportunités, «puis atterrir et tenter de l'acheter» !
Un effet Trump indéniable
L'investiture de Donald Trump semble avoir accéléré la tendance, à l'intérieur même de la nouvelle Administration. Une cheville ouvrière de la Maison-Blanche, Chris Liddell, ex-directeur exécutif de la firme hollywoodienne WME-IMG, désormais en charge des relations avec le secteur privé, sous le titre abscons de «chargé des initiatives stratégiques», est lui-même d'origine néo-zélandaise. «Il nous envoie ses relations, sourit Graham, énigmatique. Disons que nous observons une affluence récente, par le bouche-à-oreille. Ils se connaissent tous, ces types dans la Silicon Valley. Ça marche très bien pour nous.»
Dans l'inventaire à la Prévert des «sept plaies d'Égypte» contemporaines, reste le scénario classique de science-fiction où une météorite percuterait la surface de la Terre, obérant la survie de l'humanité. Les rives du lac Wanaka ne vaudraient alors guère mieux que celles du lac Tahoe, en Californie. Le passage de la météorite 2017BK, grande comme une maison, dans la nuit du 24 au 25 janvier à 260.000 km à peine de la Terre, a dû déclencher un fameux frisson dans l'échine de Sam Altman, Tim Chang, Peter Thiel et de leurs pairs. «Quand vous passez votre temps à vouloir changer le monde, il est inévitable que vous ayez un peu tendance à spéculer à l'infini, traduit Roy Bahat, investisseur chez Bloomberg Beta à San Francisco. Ce qui conduit à l'émergence d'utopies, et aussi de dystopies.» «Les survivalistes de la bulle technologique ne croient pas forcément en un effondrement global, tempère Yishan Wong, prédécesseur de Steve Huffman à la tête de Reddit, qui a lui-même opté pour une opération des yeux en 2012. Ils l'envisagent simplement comme un événement lointain, mais dont les conséquences potentielles paraissent si graves que, vu tout l'argent dont ils disposent, dépenser une infime partie de leurs ressources pour parer à toute éventualité, constitue une décision tout à fait logique.»
Les conspirations des cerveaux de la Silicon Valley, entre dîners d'initiés et groupes secrets sur Facebook, ne sont pas du goût de tous. Max Levchin, 41 ans, d'origine ukrainienne, directeur de la technologie chez PayPal, ne masque plus son exaspération, au point de mettre fin, chaque fois qu'il le peut, aux discussions crépusculaires sur les motos, les bunkers et les réserves d'or. «En général, je rétorque : d'accord, donc vous avez peur des fourches (du peuple). Mais récemment, combien avez-vous donné d'argent au refuge de SDF près de chez vous ?»
Source(s) : Le Figaro.fr via Contributeur anonyme
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